Fiche de document Dossier : Mémoire, histoire et éducation à la paix : une participation citoyenne engagée, des pratiques d’auto-formation et une nouvelle pédagogie du changement.

, Paris, avril 2009

Les Guerres de mémoire. La France et son histoire. Enjeux politiques, controverses historiques, stratégies médiatiques.

Les auteurs analysent la façon dont en France « le passé est entré dans le présent » à travers les débats sur l’histoire et la mémoire. Ils examinent ainsi la genèse, le développement et les conséquences des guerres de mémoire, y compris leurs champs de bataille (les thèmes sensibles de l’histoire française) et leur armes (manuels scolaires, télévision, monuments, internet, etc…).

Mots clefs : Mémoire et paix | Utilisation de l'imaginaire | Mémoire collective et paix | Autorité politique | Gouvernement français | Chercheurs pour la paix | Médias et paix | Elaborer ensemble la mémoire et l’histoire | France

Réf. : Blancard, Pascal et Veyrat-Masson, Isabelle (sous la direction de), édition La Découvert, Paris, 2008.

Langues : français

Type de document :  Ouvrage

Depuis le milieu des années 1990, la notion de guerres de mémoires s’affirme dans le débat public français. Le terme de « lois mémorielles » entre dans le discours politique et la « mémoire » devient un enjeu du présent. Les médias, les historiens, les responsables politiques s’engagent et certains évoquent même un risque de débordement mémoriel, en particulier à propos de l’histoire coloniale.

Cet ouvrage, réunissant historiens, politologues, anthropologues ou sociologues, offre un regard panoramique sur le rôle majeur joué dans les controverses par les différents acteurs de la mémoire. Comprendre les mécanismes, les enjeux et les stratégies médiatiques des guerres de mémoires, c’est comprendre comment fonctionnent notre société et son rapport au passé ; mais c’est, aussi, une manière de donner une histoire à ces conflits.

Préface. Benjamin Stora: les excès de mémoire

Dans la préface l’historien connu du Maghreb et de la colonisation française auprès de l’Inalco (Institut national des langues et civilisations orientales), Benjamin Stora, introduit cet ouvrage portant son attention sur l’actualité française (les déclarations du président Sarkozy) et observe que quand on parle de mémoire, nous nous retrouvons soit face à un « excès de mémoire » soit face à une absence préoccupante de mémoire. L’historien, au milieu de ce dilemme, peut occuper un rôle clarificateur et critique au sein de la société.

Introduction. Les guerres de mémoires

L’introduction est écrite par les deux historiens qui ont effectué cette collection d’essais : d’un côté Pascal Blanchard, historien de la période coloniale et de l’autre, Isabelle Veyrat-Masson, historienne et sociologue des médias. La perspective du livre est donc à la fois historique, sociologique et médiatique. Le livre construit presque de façon anthropologique son propre objet d’étude, les guerres de mémoire, à partir de la reconnaissance de leur existence et de leurs fonctions dans l’histoire française du XXème siècle.

I. Le difficile rapport entre histoire et mémoire

Dans un premier temps les auteurs étudient le difficile rapport entre l’histoire et la mémoire. Ces deux termes deviennent inextricables à partir du moment où ils rentrent en relation avec un troisième terme, le processus de médiatisation.L’histoire et la mémoire, finissent par se fondre dans l’espace public et médiatique. Or c’est dans cet espace ouvert - espace multidimensionnel, champ de tensions et de stratégies de différents acteurs - que les « guerres des mémoires » finissent par se développer.

1. Stratégies

Les deux historiens reconstruisent l’histoire du concept de “guerre de mémoires” des premières publications sur les guerres franco-libanaises en 1978, en passant par les articles qui ont représenté des pierres milliaires dans ce champ d’étude. Ils nous présentent les conséquences issues de deux processus parallèles :

  • Celui de la médiatisation qui a dramatisé les conflits, et a accéléré la diffusion des débats ;

  • Celui de la mondialisation, en particulier quand on considère la mémoire de la Shoa, de la colonisation et de la décolonisation, de l’esclavage, du nazisme et de la fin des dictatures.

2. Le besoin de mémoire et le devoir de mémoire

Comment concilier d’un côté le « besoin de mémoire » et de l’autre, le « devoir de mémoire » ? Comment concilier la naissance de nouvelles attentes sociales et des demandes de reconnaissance de la part de groupes spécifiques, avec la nécessité de sauvegarder une mémoire officielle ? Comment éviter l’instrumentalisation ou la marginalisation des classes émergentes ? Quel est le rôle de l’Etat dans ces dynamiques ? Existe-il une « bonne mémoire » et quelle est la nature de sa relation avec la cohabitation civile des membres d’une communauté ? Et enfin, quel est le rôle des médias dans la recherche d’une telle mémoire ? Mais surtout, quel est le devoir de l’historien dans cette situation ?

3. Sauver la « mémoire »

À la fin de l’ouvrage, il est exprimé la nécessité que, dans cette « guerre de mémoires », l’histoire joue un rôle actif dans l’arène médiatique car il faut “éviter que la mémoire soit l’apanage des politiques et des médias; et l’histoire du seul ressort de l’université et des historiens.”

II. Les principaux conflits de mémoire de l’histoire française

La deuxième partie du livre analyse les principaux conflits de mémoire de l’histoire française pendant le vingtième siècle.

1. Le rôle de l’historien

Ce qui transparaît des différents essais est la conception que les divers auteurs ont du rôle de l’historien dans les conflits de mémoires. La conclusion est que l’historien a un rôle actif à jouer même s’il est différent de celui d’autres acteurs comme les journalistes, les politiciens, les militants ou les artistes. Parfois il s’agit d’un rôle de démystification, parfois de pacification et parfois il s’agit presque d’un rôle militant.

2. Les grands débats de l’histoire française

Les auteurs de cet ouvrage retracent les grands débats de l’histoire française : la révolution française (El Gammal), l’affaire Dreyfus (Duclert), la Grande Guerre (Becker), Vichy et l’occupation allemande (O. Wieviorka), la Shoa (A. Wieviorka), le communisme français (Pudal), Mai 68 (Artière et Zancarini-Fournel). A chacun de ces thèmes est dédié un essai dans cette deuxième partie d’ouvrage.

III. Trois essais marquants

La partie centrale de l’ouvrage se compose de trois essais : un sur la colonisation et la guerre d’Algérie (Bancel et Blanchard), un sur l’esclavage (Vergès) et un sur l’immigration (Boubeker). Ces essais se succèdent comme pour confirmer un lien idéal entre la condition des faibles d’alors et d’aujourd’hui.

Transformation de la mémoire officielle française

Il apparaît clairement que nous nous trouvons à un moment de transformation de la mémoire officielle française.

Comme le dit Stora dans la préface « depuis quelques années, l’histoire est devenue en France un formidable espace de jeux politiques  ». Presque tous les commentateurs au fait citent et commentent le président de la République Nicolas Sarkozy et les différents aspects de ce qui, dans l’introduction, est défini comme son « dialogue permanent avec le passé », derrière lequel se cache une stratégie d’interprétation des faits historiques sous un angle identitaire et nationaliste, surtout en ce qui concerne l’histoire de la guerre d’Algérie.

Derrière les interventions du Président Sarkozy se cachent aussi les intérêts actuels qui concernent les relations internationales entre les deux Etats. La même chose se passe pour ce qui concerne la loi du 23 février 2005 sur le “rôle positif de la présence Outre-mer, notamment en Afrique du Nord” et les débats sur la nécessité du « repentir ». Ceux-ci vont bien au-delà du rapport de la France avec son passé ou la vérité historique. Ils concernent plutôt les relations diplomatiques actuelles avec les anciennes colonies, les demandes d’indemnisation et d’excuses (Boëtch et Stora). Derrière les guerres de mémoires se cachent souvent des conflits de valeurs (Candar).

Comme Vergès le souligne à plusieurs reprises à propos du débat sur la mémoire et l’histoire de l’esclavage, derrière ces conflits il y a des significations qui dépassent la dimension historique.

IV. Les armes des guerres de mémoire

La quatrième partie est consacrée aux armes avec lesquelles sont conduites les guerres de mémoires:

  • Les manuels scolaires, partagés entre exigences du marché, conflits de valeurs et exigences pédagogiques (Falaize et Lantheaume).

  • L’université, où le débat se place entre la défense du savoir officiel et l’ouverture à de nouvelles impulsions sociales (Boëtch).

  • Les stratégies de l’Etat républicain qui semble alterner dans l’histoire la commémoration de ceux qui sont morts pour la France et celle de ceux qui sont morts à cause de la France (Barcellini).

  • Le rôle de la loi, parfois pacificateur, parfois incitateur de guerres de mémoires avec les débats qu’elle provoque (il est intéressant à ce propos de rappeler la réaction à ces lois de la part de groupes d’historiens et la constitution en 2005 d’un Comité de vigilance sur les usages publics de l’histoire, CVUH – voir Manceron).

  • L’historiographie comme champ de bataille politique, avec la nécessité d’une lecture critique des œuvres historiographiques, par exemple du célèbre écrit en trois volumes de Pierre Nora, Les Lieux de Mémoire, publié en 1997, dans lequel le passé colonial de la France ne trouve aucune place, pour prouver la difficulté d’intégrer une telle histoire dans le paradigme officiel républicain (Traverso).

  • Les musées, lieux “différents” de la mémoire, avec leur but pédagogique et en même temps avec le risque d’instrumentalisation et d’oubli.

  • Le rôle du cinéma comme catalyseur de mémoires et fabricateur d’imaginaire dans l’élaboration du chapitre de la guerre d’Algérie, avec une intéressante analyse de la filmographie (française et algérienne) entre histoire et cinéma, entre représentation et censure (Stora).

  • La télévision, analysée sur une période de trente ans, avec ses thèmes, langages, rythmes et codes, entre légitimation, pacification de la mémoire et réconciliation nationale, stratégies médiatiques et systèmes concurrentiels de marché (Veyrat-Masson).

  • Le rôle d’Internet et son influence sur les guerres de mémoires, avec de nouvelles conditions d’élaboration des mémoires, ses règles complexes de fonctionnement et de pouvoir, ses règles de formation des communautés et d’alliances, sa tendance d’un côté à tout contenir et d’un autre à l’autorégulation, les conséquences de la stratégie de marketing à transformer en « profiles » de marché les différentes identités (Merzeau).

V. L’essai d’Esther Benbassa

Un chapitre de cet ouvrage est entièrement occupé par l’essai de Esther Benbassa, juive critique et « dérangeante » comme elle est définie par Enzo Traverso dans un récent compte rendu de son livre La Souffrance comme identité (Fayard, Paris, 2008), apparu en Italie dans « Il Manifesto » du 11 février 2009, dans lequel elle s’interroge sur le devoir de la mémoire et sur les instrumentalisations toujours aux aguets derrière celui-ci.

Commentaire

Plusieurs des essais qui font partie de cet ouvrage vont au-delà de leur dimension proprement historique ou sociologique. Il y a en effet une réflexion commune sur l’influence que l’histoire et l’usage de la mémoire ont dans l’espace public pour la cohabitation civile.

Le concept de guerres des mémoires

Le concept de guerres des mémoires reflète et est enraciné dans les références culturelles françaises. Il y a cette conscience que la mémoire peut être source de conflits et de graves difficultés pour la cohabitation pacifique déjà très menacée dans le présent. Il y a, en outre, l’écho d’une passion civile qui rend la lecture de ces essais encore plus passionnante (en particulier ceux de Duclert, Vergès, Boubeker et Bembassa).

Guerres des mémoires et dynamiques de pouvoir

Grâce à une grille d’interprétation particulière, il est mis en exergue le rapport des guerres des mémoires, avec les dynamiques de pouvoir et les dynamiques économiques, les processus sociaux d’exclusion ou d’intégration, la reconnaissance de groupes ou de mouvements, et les attentes de justice sociale; mais également avec les relations internationales et diplomatiques avec d’autres Etats, ou ex-colonies, avec la reconnaissance des droits de l’homme fondamentaux de personnes, minorités et peuples, avec les politiques de recherche de consensus ou de légitimation des interventions humanitaires, de peace-keeping ou armées, avec les politiques de réconciliation interne après le conflit.

A ce propos le parallèle qu’on peut tracer, par exemple, entre le débat sur la « mission civilisatrice » des puissances coloniales (prolongé, il paraît, jusqu’au débat autour de la loi du 23 février 2005) et l’actuelle diatribe sur l’« exportation de la démocratie » (et sur les moyens avec lesquels celle-ci se passe) de la part de l’Occident, est inquiétant.

Un autre parallèle inquiétant qui peut être établi est celui entre la figure de Dreyfus et celle du condamné à mort de nos jours à cause de l’intensité et la passion avec laquelle la société et l’opinion publique se divisent et à cause du fait que dans les deux cas entrent en jeu des questions de justice, de droits de l’homme et de discrimination.

Enfin on peut cerner une autre dimension presque invisible de l’ouvrage : à travers la réflexion sur le rôle de l’historien dans la société de la communication, les auteurs font une critique intelligente envers l’utilisation faite par les politiques françaises de la mémoire.