Fiche de document Dossier : L’intervention Civile de Paix

Paris, octobre 2001

Quelle place pour l’intervention civile : Complémentarité, option ou alternative ?

Table ronde avec : Gudrun STEINACKER, responsable de la préparation du personnel de mission à l’Organisation pour la Sécurité et la Coopération en Europe (OSCE) Nicolas TCHIBAEV chargé des Affaires politiques comme sous-Directeur à la Direction des Nations Unies et des organisations internationales Christian LECHERVY, qui est conseiller chargé des Affaires internationales au cabinet du ministère de la Défense. Animée par François MARCHAND, Président de l’Institut de Recherche sur la Résolution Non-violente des Conflits (IRNC)

Mots clefs : Intervention civile de paix | Espaces de partage et de transfert d’expériences pour la paix | Dialogue entre les acteurs de paix | Intervention étrangère pour la paix | Action civilo-militaire pour la paix | ONU | OSCE

Réf. : Intervention civile de paix, actes du colloque. Assemblée Nationale, Paris, 26 et 27 octobre 2001.

Gudrun STEINACKER : L’Organisation pour la Sécurité et la Coopération en Europe est d’abord une organisation intergouvernementale, et une organisation régionale de sécurité au sens du chapitre VIII de la Charte des Nations Unies, donc un instrument de premier recours dans la région pour l’alerte précoce, la prévention des conflits, la gestion des crises, et la reconstruction après un conflit. Les cinquante-cinq États participants, on parle de participants, et non de membres, parce que l’OSCE n’est pas encore reconnue comme organisation internationale, selon le droit international, couvrent la région géographique de Vladivostok à Vancouver.

De la CSCE à l’OSCE

La fondation de l’OSCE remonte au début des années 70, lorsque la Conférence sur la Sécurité et la Coopération en Europe, la CSCE a été constituée pour développer le dialogue entre l’Est et l’Ouest pendant la guerre froide. En 1975, un accord a été conclu à Helsinki qui signifiait le début du processus qui menait à la fin de la partition de l’Europe en deux blocs ennemis. Le domaine de compétence de l’OSCE aujourd’hui correspond aux trois « corbeilles » de l’Acte final d’Helsinki : la coopération dans le domaine économique et de l’environnement, la coopération dans le domaine militaire, par des mesures de confiance, et la coopération culturelle, le développement et la sauvegarde des Droits de l’Homme - cette dimension “ valeurs humaines ” de l’OSCE

Au début des années 90, les États participants ont commencé à institutionnaliser la CSCE comme une organisation de sécurité et de coopération en Europe : la Charte de Paris pour une nouvelle Europe (1990), fût un des actes principaux de ce changement. Le secrétariat de Vienne (1) est dirigé par un secrétaire Général, responsable de l’appui administratif et opérationnel de l’organisation (notamment les conférences annuelles des ministres des Affaires Étrangères) et du Président actuel, mais aussi pour toutes les missions d’intervention; c’est là mon domaine principal où j’assure la responsabilité de la formation des intervenants sur la paix. Le Président de l’OSCE est le ministre des Affaires Étrangères du pays tenant la Présidence actuelle qui change chaque année; il a la responsabilité générale de l’exécution des décisions des États participants prises au sein du Conseil Permanent à Vienne qui est l’organisme qui prend les décisions quotidiennes, entre les conférences annuelles des ministres des Affaires Étrangères. Enfin des sommets ont lieu chaque deux ou trois ans, le dernier était à Istanbul en 1999. L’Assemblée parlementaire de l’OSCE (bureau à Copenhague) se constitue comme l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe avec des membres des parlements nationaux.

Les missions de l’OSCE, principalement civiles, mais non humanitaires.

Dès le début des années 90, les deux premières missions de l’OSCE ont été envoyées en Yougoslavie : la première mission pour le Sandjak, la Voïvodine et le Kosovo fut rapidement arrêtée en raison de l’exclusion de la Yougoslavie du Conseil permanent pour sa politique en Bosnie. La seconde mission qui a duré un peu plus longtemps, était à Skopje. Aujourd’hui, l’OSCE compte vingt-deux missions ou opérations dans les Balkans, en Europe de l’Est, dans le Caucase et en Asie Centrale. À la différence de la plupart des missions des Nations Unies, les tâches des missions de l’OSCE sont principalement civiles, mais non humanitaires. On peut donc dire que l’OSCE est en Europe, l’organisation intergouvernementale dotée de la plus vaste expérience dans les domaines civils. Malgré les différences dans leur mandat, ces opérations de l’OSCE traitent de la protection des Droits de l’Homme, de la démocratisation, du soutien pour le développement d’un État de droit, de la liberté des médias, du développement d’une société civile ; elles aident et collaborent sur le terrain avec les ONG locales et internationales, comme le Balkan Peace Team ; elles organiseront d’élections démocratiques prochainement au Kosovo. Il y a donc une collaboration étroite et une convergence d’objectifs entre les ONG et l’OSCE sur le terrain. Pour le moment, il y a environ 1 300 membres internationaux dans les missions de l’OSCE dont quatre-vingt sont françaises ou français, et à peu près 3 000 membres locaux, ce que je trouve très important. Evidemment la formation de ces membres est un enjeu important pour nous. Les plus grandes missions, avec plusieurs centaines de membres, sont au Kosovo, en Croatie, en Bosnie-Herzégovine, et maintenant en Albanie, en Géorgie, et en Yougoslavie. Ces grandes missions comptent chacune environ cent membres locaux et internationaux, tandis que les autres missions qui ne s’appellent pas toujours « missions » sont constitués de quatre à huit " internationaux " et de quelques cinq à dix « locaux ».

La France est le seul grand pays oriental qui n’organise pas de formation.

Depuis le début du colloque, il a souvent été mentionné la deuxième mission civile de l’OSCE au Kosovo. C’était une mission de vérification avant la guerre du Kosovo, et je faisais moi-même partie de cette mission. Je crois que ce fût ma motivation principale pour entrer ultérieurement dans cette organisation comme salariée. Comme cela a été dit ce matin, et cela m’est apparu clairement après cette expérience, il est très important de bien préparer ceux qui s’engagent dans de telles missions traitant des conflits entre groupes humains.

Ce fut surtout l’expérience de la mission de vérification au Kosovo en 1998 et 1999 dont je faisais partie, qui a amené l’OSCE à développer la préparation et la formation de ses membres internationaux comme locaux. Au début en 1998, le premier coordinateur pour la formation et le renforcement des capacités de l’OSCE, c’est son nom officiel, fût un diplomate suédois. En mars 1999, le Conseil permanent a adopté une stratégie de renforcement des capacités par la formation ; c’est toujours la base de mon travail. Dans l’OSCE, le système de coopération dans le domaine de la formation est basé sur un réseau de points de contact dans toutes les missions et institutions qui se rencontrent une fois par an : échanges d’expériences, coordination et coopération à travers l’organisation. Ces réunions devraient se poursuivre sur un rythme annuel comme depuis leur création. Les membres des missions et institutions ont pu constater les différences dans les grandes missions dotées de capacités de formation propres. Par exemple au Kosovo, nous avons une responsable formation, une américaine avec un doctorat de Bradford (Université de Grande Bretagne), qui mène surtout des formations dans la technique de résolution des conflits : négociation, médiation, facilitation, etc… ; Depuis plus d’un an, elle a formé plus de quatre cent membres locaux et internationaux de notre mission. Cela montre bien la dimension prise par cette activité de formation. Les petites missions sont largement dépendantes de ce que nous proposons, au Secrétariat à Vienne : trois cours de trois à quatre jours sur les techniques de résolution des conflits, au niveau de la négociation/médiation. Enfin dans le cadre de l’initiative « REACT » décidée lors du sommet à Istanbul en 1999, la nécessité d’une meilleure préparation des membres internationaux a été reconnue. Le but de cette initiative est que, dans des pays participants, il y ait plusieurs experts préparés qui soient prêts à être déployés à court terme dans une mission. La préparation est donc devenue de plus en plus importante, et c’est pourquoi nous avons développé des normes de formation pour la préparation des membres de mission de l’OSCE

Ces normes doivent permettre aux États participants d’harmoniser les actions de formation. Des normes ont été publiées dans un document en novembre dernier en anglais, naturellement, mais il est envisagé des traductions au moins dans les cinq langues principales de l’OSCE Le Centre Autrichien d’Étude pour la Paix et la Résolution des Conflits à Stadtschlaining (à une centaine de kilomètres au sud de Vienne) a développé en coopération avec nous des cours spécialement pour l’OSCE en appliquant ces standards de formation : trois cours ont déjà eu lieu l’année dernière, et cette année, et douze membres locaux des missions de l’OSCE ont participé dans chacun de ces cours. Ils ont ainsi pu partager leurs expériences, mais l’objectif est aussi que de plus en plus de nos membres locaux deviennent un jour des membres internationaux. C’est très stimulant pour ces jeunes gens, hommes et femmes, motivés et qualifiés. D’autres États participants utilisent ces normes de l’OSCE en développant et en organisant leurs propres formations comme la Grande-Bretagne depuis 1999 et l’Allemagne depuis 1999 et l’Espagne cette année. Les pays nordiques ont déjà une tradition de préparation de leurs membres. La Suisse organise sa première formation générale pour les missions cet automne. Nous ne voyons pas une grande différence entre la préparation pour une mission dans une ONG ou pour une organisation internationale (ONU, OSCE), les principes sont presque les mêmes. Le contenu minimal de ces normes est une combinaison de modules théoriques et pratiques (et dans notre cas, des modules sur la dimension “ valeurs humaines ” de l’OSCE).

En sus des techniques déjà mentionnées pour la résolution de conflits comme la médiation, la facilitation des négociations, on y aborde de multiples autres aspects comme le droit de l’enfant, les droits internationaux, des ONG, des organisations, l’observation des violations des Droits de l’Homme, les questions de sécurité, la sensibilité du danger posé par les mines, l’écriture de rapports, l’utilisation d’une radio, d’un G.P.S., la conscience des différences de cultures, les relations hommes-femmes (le “gender”) et les problèmes qu’elles engendrent, la coopération dans un environnement international. Dans notre cours d’initiation à Vienne nous demandons toujours aux nouveaux membres quelles sont leurs motivations pour aller dans une mission ; ils répondent souvent : « Ah! Travailler dans un environnement international”. Mais quand, au moment du retour de fin de mission, on leur demande ce qui était le facteur de stress le plus important, ils répondent : « C’est travailler dans un environnement international » !

La formation des membres de mission devrait être constituée de trois étapes : avant dans l’État participant, puis dans l’organisation pour une initiation à l’OSCE (ce sont les deux jours à Vienne) et pendant les missions selon les besoins. Les petits états membres ne peuvent pas toujours organiser leurs propres cours de préparation, c’est pourquoi quelques pays qui ont des préparations ouvrent leurs cours à des participants de petits pays, surtout de l’Europe de l’Est, le Caucase, et l’Asie centrale. C’est très important, parce qu’ainsi ces cours sont déjà internationaux, et offrent dès la période de formation, l’expérience du travail dans un environnement international. Malheureusement, la France n’organise pas encore de formation, le gouvernement français n’a pas encore décidé d’établir une préparation systématique de ses futurs membres de missions civiles. Je pense, j’espère, que le gouvernement français reconnaîtra cette nécessité de la préparation pour ces missions, non seulement pour les militaires et les policiers, mais aussi pour les experts civils. Ce serait profitable pour les civils qui veulent travailler dans une mission, et pour la France, État participant qui disposerait ainsi d’une réserve d’experts formés pour les mettre à disposition d’une organisation internationale comme l’OSCE : des femmes et des hommes bien préparés et opérationnels dès le début de leur mission.

 

Nicolas TCHIBAEV : Merci Madame Steinaker, sur cette dernière question de la formation, j’aurais des scrupules à empiéter sur le domaine des responsables du secteur compétent au ministère des Affaires Etrangères. Mais je pourrais, à titre personnel, donner quelques commentaires au vu de l’expérience onusienne que nous gérons à la direction des Nations Unies.

L’intervention civile est appelée à jouer un rôle de plus en plus central dans les opérations de maintien de la paix.

La sous-Direction des Affaires politiques à la Direction des Nations Unies, pour l’essentiel, contribue à la préparation des positions de la France au Conseil de sécurité. Cela revient donc à définir les objectifs, les contours, les modalités des interventions que le Conseil de sécurité peut décider lorsqu’il est saisi de telle ou telle situation pour rétablir la paix et la sécurité internationale. Concrètement, il s’agit, de préparer des résolutions du Conseil de sécurité et des mandats donnés à des opérations de maintien de la paix ; elles sont de plus en plus complexes, et l’intervention civile y occupe une place et est appelée à y jouer un rôle de plus en plus central. Tout à l’heure, M. MÉRIBEL (2), a évoqué les changements intervenus après la guerre froide, je crois que l’on peut à bon droit relier justement au délitement des deux Blocs et au nouveau contexte de la vie internationale, l’évolution des opérations de maintien de la paix. Auparavant, le modèle classique était assez simple, et faisait peu appel à la dimension civile. Il s’agissait en général de surveiller la bonne application d’un cessez-le-feu ou d’accords de paix entre deux États qui avaient été en conflit et qui étaient parvenus à un accord. Les défis de l’après guerre froide, pour faire court, sont nombreux et sont d’un ordre bien différent. Ils sont liés au délitement d’un certain nombre d’édifices étatiques : on pense tout de suite à l’ex-Yougoslavie avec les interventions successives en Croatie, Bosnie-Herzégovine et maintenant au Kosovo. Ils sont liés aussi au délitement de certains États eux-mêmes qui sont dans l’incapacité totale d’assumer leurs responsabilités minimales envers leurs citoyens, et tout ça sur un fond de guerre civile ; ce que reprend le concept anglo-saxon des failing states. Les exemples sont hélas nombreux, Somalie, Sierra Leone, République Démocratique du Congo, Timor-Est… des situations post-coloniales qu’il faut gérer sur fond de guerre civile. Concrètement, ces situations impliquent de rechercher un rétablissement durable de la paix en faisant appel à des stratégies intégrées qui associent de plus en plus un volet militaire et un volet civil.

Les cas les plus représentatifs de cette évolution sont le Kosovo et Timor-Est, intégrant une administration de transition des Nations Unies. Dans le cas du Timor-Est, la communauté internationale est chargée pratiquement d’une mission de reconstruction d’un État dans toutes ses composantes, et elle y exerce donc des pouvoirs d’administration générale, elle y met en place des actions de formation, d’expertise, d’assistance technique, de substitution dans une première phase, avec l’objectif de laisser la place peu à peu à des responsables locaux. Dans ce cadre, la présence militaire est destinée à restaurer les conditions de sécurité satisfaisantes et représente un élément essentiel de facilitation. Mais, puisqu’on va au-delà de l’intervention d’urgence, la réussite définitive d’une opération de maintien de la paix dépend du succès des aspects civils de l’opération.

La réussite définitive d’une opération de maintien de la paix dépend du succès des aspects civils de l’opération.

Ces aspects civils, ce sont la mise en place d’institutions pour la démocratisation et la protection des Droits de l’Homme, la mise en place de systèmes judiciaires, avec bien entendu tous les aspects de reconstruction économique et sociale. C’est peut-être cette approche de l’intervention civile qui donne à ce concept une compréhension plus large que celle qu’ont pu lui donner certains des intervenants lors de ce colloque qui ont évoqué son caractère nouveau et évolutif, voire son caractère autonome. Je crois qu’il est important de rappeler que ce sont des enjeux essentiels pour le succès de l’intervention de la communauté internationale dans des États en cours de reconstruction. Dans ce cadre, c’est bien entendu aux civils, internationaux et locaux, qu’échoient les tâches civiles. Les Nations Unies y répondent par leur programme de volontaires géré depuis un bureau de Bonn. Dans les deux opérations que j’évoquais, Timor et Kosovo, le programme de volontaires est présent. Parce qu’il y a environ quatre cents volontaires à Timor, deux cents au Kosovo. Au total, ce programme a regroupé en 1999 près de 5 000 volontaires représentant 145 nationalités et affectés dans 139 pays. Ce que je voudrais dire ici, c’est que la France et plus généralement les Nations Unies, sont de plus en plus conscients de la nécessité de cette interaction entre volet militaire et volet civil, et de l’importance de développer des stratégies intégrant la composante civile. Il y a deux ans, le Secrétaire Général des Nations Unies Étrangères (3), de faire un rapport tirant la leçon de l’expérience des Nations Unies dans la décennie passée pour définir des nouvelles lignes directrices et principes dans la conception des mandats ; cette expérience est teintée de nombreux échecs comme celui de la Somalie, particulièrement probant.

Historiquement, beaucoup de mandats d’opérations de maintien de la paix sont, par nécessité, conçus dans l’urgence, et suivent au fond le réflexe consistant à dire : « tiens, il y a un problème, personne ne sait très bien à qui le confier, bon, on va monter une opération de maintien de la paix »… je caricature à dessein, mais trop souvent ces mandats ne correspondaient pas aux contraintes de chaque situation. Je crois qu’aujourd’hui au travers des recommandations du « rapport Brahimi », les Nations Unies disposent d’un instrument qui intègre justement cette nécessité de définir des stratégies de paix intégrées qui vont donc du maintien de la paix, stricto sensu, généralement assuré par une force militaire, à la consolidation de la paix, qui incombe aux acteurs civils. Et parmi les initiatives prises depuis le rapport, le secrétariat des Nations Unies est en train de constituer, de demander l’établissement de listes d’experts civils, dans les différents secteurs : droits de l’homme, justice, administration locale, éducation, susceptibles d’être mobilisables sous bref préavis, pour servir dans les opérations des Nations Unies. Ce processus souffre de la lourdeur inhérente à l’universalité de l’organisation des Nations Unies, alors que l’OSCE regroupant des pays moins nombreux et plus homogènes a pu le mener plus rapidement.

La formation est donc un volet central.

Dans un état de non-guerre, l’intervention civile devient incontournable, l’intervention civile au sens large, et joue un rôle central dans les opérations de maintien de la paix. Je voudrais revisiter quelques points qui ont été abordés tout à l’heure. On a beaucoup insisté tout à l’heure sur l’adaptation aux tâches et au contexte local. C’est une évidence, et c’est une évidence qu’il n’est pas facile d’honorer. Le volontariat, s’il n’est conçu que comme une action spontanée, dispersée, risque d’avoir une efficacité limitée, voire d’être contre-productif et dangereux pour les volontaires eux-mêmes et également pour leur environnement - c’est une évidence. Et les volontaires civils déployés dans le cadre des organisations internationales qu’il s’agisse des Nations Unies, de l’OSCE, de l’Union Européenne, du Conseil de l’Europe, doivent être des gens expérimentés, recrutés sur une base de qualification et pour accomplir des tâches précises. Il y a encore beaucoup à faire dans ce domaine là. On évoquait aussi tout à l’heure l’interaction et le rôle central que peuvent jouer, non seulement les organisations intergouvernementales, mais surtout des ONG spécialisées. Bioforce en a donné un très bon exemple, il constitue un élément clé dans le processus de formation d’intervenants adapté aux nécessités et aux besoins du terrain. Dans ce processus ce sont très souvent des ONG qui sont les principaux vecteurs de cette intervention civile. Il importe aussi de développer une culture de coordination, de concertation et de complémentarité entre l’ensemble des intervenants. S’agissant de la coordination, on connaît d’expérience les différents modèles ou différentes possibilités qui existent : les accords de partenariat avec des ONG partenaires d’exécution, c’est la façon dont travaille notamment le HCR (4); on peut citer aussi les cas d’intégration dans le cadre d’une organisation internationale avec la reconnaissance d’organisations « chefs de file » pour certains domaines, c’est le cas au Kosovo, où vous avez l’OSCE qui est responsable du pilier institutions et démocratisation, le volet reconstruction économique est confié à l’Union Européenne, et l’administration civile et les tâches de police sont confiées aux Nations Unies, tout ceci fédéré dans le cadre d’une coopération.

D’abord la complémentarité.

La coordination administrative est insuffisante, il faut qu’il y ait une bonne interaction et compréhension entre l’ensemble des intervenants. Là se pose la question des relations entre les éléments civils et les éléments militaires dans les opérations de maintien de la paix. Je pense que Christian Lechervy, mieux que moi, approfondira ces questions, mais à l’évidence, il s’agit de mettre ensemble et de faire coopérer des cultures, des préoccupations, des priorités, qui par nature ne sont pas les mêmes. De surcroît, cette question se pose particulièrement pour les opérations multinationales. Sans faire de nationalisme outrancier je pense qu’il y a des forces notamment françaises rompues à ce type d’intervention avec des intervenants civils, mais qui côtoient des armées qui ont moins l’habitude, pour utiliser un euphémisme, de ce type de relations. Le besoin de formation aux opérations de maintien de la paix, concerne autant le volet militaire que le volet civil, et il faut que cette dimension civile soit de plus en plus intégrée.

Pour revenir à la question posée, « complémentarité, option ou alternative », je crois que la complémentarité est de plus en plus nécessaire, et qu’elle s’impose à nous. Il y a certainement un grand intérêt à poursuivre l’approfondissement de cette notion d’intervention civile dans des opérations de maintien de la paix pour concevoir de nouvelles options : je crois qu’on n’a pas encore épuisé tout l’inventaire, et je crois aussi que, de ce point de vue, ce Colloque vient à un moment tout à fait opportun. L’alternative correspondrait à une substitution de l’intervention civile à l’intervention militaire. Il y a dans la nature même des opérations de maintien de la paix une nécessité incontournable d’une intervention et d’une présence de l’échelon militaire, donc ce n’est pas vraiment en termes « alternatifs », mais en termes de meilleure complémentarité et de meilleure interaction que ce débat doit être à mon avis poursuivi.

 

Christian LECHERVY : Merci de votre intervention. Je crois que ce colloque et les questions que vous posez sur la complémentarité ou l’alternative des interventions civiles interviennent à point nommé, au moment où chacun des acteurs qui concourent à la gestion des crises réorganise ses modes d’action. On l’a évoqué à l’instant avec le rapport Brahimi pour les Nations Unies, on le voit dans la réorganisation de l’État français.

Qu’est-ce qu’une crise ?

Pour commencer, je voudrais dire que je suis mal à l’aise au moins sur un point : c’est que derrière ce débat, se profile celui de la gestion des crises. Or je constate que la définition d’une crise n’est pas forcément bien partagée, non seulement entre les organisations régaliennes et la société civile, mais aussi à l’intérieur même de l’appareil de l’État. Une crise, pour le Ministère de la Défense, n’est pas forcément perçue de la même manière par le Ministère des Affaires Étrangères ou par le Ministère de l’Économie et des Finances. Par exemple, une crise liée à des prises d’otages, on l’a vécu l’année dernière avec la multiplication des prises d’otages dans le Sud des Philippines, se traduit à la fois par un délitement de l’État et par une crise économique, mais ce n’est pas forcément une crise au sens du Ministère de la Défense parce qu’il ne va pas déployer une force d’interposition. Il n’y a pas donc pas toujours consensus au sein même de l’appareil d’État. C’est la première difficulté.

La phase d’intervention militaire est en général sur-dimensionnée.

La deuxième difficulté est la complexité des situations. Il y aurait une solution de facilité qui consisterait à considérer que les organisations civiles doivent intervenir là où nous militaires ne pourrions pas le faire. Voici deux cas typiques : la situation somalienne (on l’a évoqué au travers du vocable anglophone du failing state) et la situation de l’arc forestier Conakry - Sierra Leone – Libéria. On ne voit pas bien avec quels acteurs on peut reconstruire une solution politique, mais on hésite à payer le prix du sang en envoyant des forces s’interposer. Il y a alors une vraie difficulté à articuler une coopération pour ne pas laisser faire les ONG en leur disant : « Eh bien, écoutez, c’est tellement compliqué qu’on ne voit pas très bien comment s’engager, ce n’est pas central dans nos intérêts de sécurité, la mobilisation de l’opinion publique est relativement faible, c’est sans intérêt journalistique, donc faites ce que vous pouvez, et on vous donnera quelques moyens financiers … modestes, il faut bien en convenir ! »

Une autre situation de crise, où il y a cette difficulté, c’est celle où des organisations internationales sont enkystées depuis longtemps : je pense en particulier à la situation politique à Chypre non résolue depuis maintenant près de quarante ans ; les Nations Unies cherchent à maintenir le dialogue entre les acteurs avec un minimum de moyens militaires. C’est peu coûteux en termes de mobilisation de forces, et on s’est habitué à cette non résolution. Je voudrais ne pas être trop sévère en la présence des représentants de l’OSCE à cette tribune, mais je crois qu’il y a toute une série de crises où l’OSCE intervient, alors que je ne suis pas sûr qu’elles mobilisent ses États participants qui disent : « l’OSCE s’en occupe, donc on s’en occupe ». Le Haut Karabach, dans une certaine mesure, appartient à cette catégorie. La dernière situation de crise, ce sont les crises humanitaires, où l’appareil d’État va être pourvoyeur de moyens, tant au sens physique (transport aérien), que financier. Pour considérer l’intersection entre le civil au sens de la société civile, et l’intervention du pouvoir exécutif, et notamment celui du département ministériel auquel je suis rattaché, il me semble qu’il faut caractériser les crises en trois temps, malheureusement un peu comme une valse : une première phase d’intervention armée, une deuxième phase qui essaye de trouver une solution politique, et enfin - je dis bien “ et enfin ” - celle de la reconstruction.

Ces interventions militaires sont brutales dans la mesure où on déploie un volume important de forces, on l’a vu au Kosovo, on l’a vu également au Cambodge. Le rapport entre les civils et les militaires était dans un rapport de un à quatre sans pour autant que la menace qui pèse sur ceux qui interviennent soit exactement dans ce ratio. Cette phase d’intervention militaire est en général surdimensionnée par rapport à la violence du théâtre, et de plus en plus proche du bain de sang. L’espace de coopération entre le secteur civil et les militaires est extrêmement réduit. Il est réduit parce qu’il s’agit de prendre le contrôle d’un territoire pour s’assurer d’un maximum de sécurité durable pour les forces. Et donc, il y a une tentation très forte, on peut peut-être en débattre, sur le fait de renvoyer à l’étape ultérieure celle de la solution politique que j’évoquais à l’instant. Il y a néanmoins une limite, celle de l’articulation entre la force et les organisations humanitaires de première urgence. Les récents événements du Kosovo et dans une certaine mesure ce qui se déroule sous nos yeux en Afghanistan, démontrent que la force arrive sur le territoire martyrisé à peu près au même moment que les ONG de première ligne. Et il y a non pas une connivence entre l’appareil militaire et les ONG, mais des facilités offertes par les armées aux ONG, des facilités de transport. En Albanie, les premières ONG n’auraient pas pu arriver rapidement si les moyens de transport tactiques militaires n’avaient pas été mis à leur disposition, gracieusement dans la plupart des cas, ce qui pose un certain nombre d’interrogations en termes d’organisation des finances publiques. Elles sont arrivées dans les wagons de la force avec ce que ça provoque comme image auprès des récipiendaires de l’aide. Les armées offrent les moyens logistiques dont elles disposent, la logistique aérienne, mais aussi les éléments du génie. Si vous voulez construire rapidement un hôpital ou reconstruire un minimum de dispositif scolaire, c’est vrai que la seule structure qui dispose des moyens et personnels pour faire le travail, ce sont les militaires. Cette première phase met donc en jeu une articulation entre la force déployée et les ONG de première urgence.

Les moyens militaires offrent finalement des solutions de facilité.

Les deuxièmes phases de crise, celles de la reconstruction politique s’articulent autour de deux grandes catégories : la catégorie évoquée par M. Tchibaev qui est celle de la construction d’une nouvelle entité étatique au Timor-Oriental, on n’a pas substitué à l’État indonésien un État timorais, on est en train de construire « ex nihilo » un État souverain. Et je crains que de plus en plus, compte tenu de la fragmentation, je reprends la formulation des failing states, nous soyons confrontés à cette réalité. Toutes choses égales par ailleurs, c’est ce à quoi nous avons été confrontés en Bosnie, et peut-être le sommes-nous aujourd’hui au Kosovo, voire peut-être demain au Monténégro. L’articulation entre les interventions civiles des ONG et l’appareil politico-militaire se fait dans un espace à peu près vierge. Elles n’ont pas fait l’objet de planification particulière avant l’intervention. Une autre solution politique est celle d’une autorité provisoire des Nations Unies comme au Cambodge : un mandat de type Société des Nations. Dans une certaine mesure c’est peut-être ce qui se profile en Afghanistan. Par mandat, les Nations Unies assument toutes les responsabilités régaliennes d’un État : la sécurité intérieure, le contrôle des frontières, la justice définissant le code pénal, les modalités d’emprisonnement, assurant même l’emprisonnement des personnes, selon des cultures différentes. On a ainsi observé, par exemple au Cambodge, qu’entre la culture du droit bulgare et celle du droit britannique, il y avait quelques divergences sur l’application de l’habeas corpus… Cette solution politique, nécessite une très grande articulation avec les ONG, en particulier pour tout ce qui est la réorganisation de l’État. Pour faire court, le fonctionnement des administrations de proximité, la santé, l’école, et plus encore le système judiciaire.

Dans ce contexte, les ONG sont des moyens de substitution, mais aussi des lobbies, voire des conseils importants pour la réorganisation. Elles peuvent se substituer aux autorités défaillantes de l’État local. La réorganisation du système hospitalier cambodgien a été complètement négociée entre les ONG et les Nations Unies, laissant très peu de place aux organisations autochtones. Un troisième cadre de cette solution politique peut être un processus électoral. Il n’y a plus aujourd’hui de résolution de crises sans un retour à un moment ou à un autre à un processus électoral. Nous rentrons là dans une phase extrêmement compliquée : la substitution progressive de la force à des autorités civiles. Je constate dans ce cas, celui de la Macédoine par exemple, que comme pour la première phase, on a tendance à surdimensionner la nécessité de maintenir sur le théâtre d’opération des moyens militaires.

Les moyens militaires offrent finalement des solutions de facilité, et il faut bien convenir que, dans le monde de l’appareil de l’État, comme dans celui des ONG, on ne s’interroge pas sur le coût politique de ces facilités. Les moyens militaires, c’est mobilisable immédiatement, projetable à merci, et on confie facilement les structures électorales aux moyens militaires parce qu’on craint à tout moment pour la vie des personnes ; on le voit en Macédoine pour l’organisation des élections du mois de janvier prochain, on l’a vu dans le cadre des élections en République Centrafricaine il y a deux ans. Le métier d’un militaire n’est-il pas de se faire tuer, donc on demande aux armées, plus facilement qu’à d’autres, d’assumer cette fonction. Par ailleurs, l’armée peut pourvoir en volume plus facilement que toute autre organisation administrative : il est plus facile de faire appel aux forces si on a besoin de 1 500 observateurs, 2 000 ou 3 000. C’est donc un vrai problème d’organisation pour ne pas recourir toujours systématiquement à des unités militaires.

L’Etat et L’UE se réorganisent pour mieux intervenir dans la phase de reconstruction.

La troisième phase, est celle de la reconstruction, celle de la succession à l’organisation politico-militaire. C’est dans cette phase que l’État français et globalement l’Union Européenne essaient actuellement de se réorganiser. Et je voudrais attirer l’attention sur des processus de réforme de l’État français qui sont en cours. Le Ministère de la Défense est la première organisation de l’État à se restructurer. Jusqu’à une date récente (1998-1999), il n’existait pas à l’intérieur du ministère de la Défense d’interface avec les Organisations Non Gouvernementales au sens large du terme, ni avec les organisations humanitaires, ni avec les entreprises, ni même les organisations de la société civile constituées en lobbies.

Nous avons mis en place, dans la chaîne opérationnelle, un département qui est celui de l’action civilo-militaire (ACM), qui vise à pourvoir en moyens comme des transports de fret pour le compte des ONG, des prêts de bulldozers pour aménager un terrain de sport, une école, etc… bref une articulation avec les organisations de première urgence. Mais les ACM constituent aussi un point de contact pour les entreprises dans la mesure où la reconstruction d’un espace pacifié passe d’abord et avant tout par un retour à l’emploi, et à la croissance. Le Ministère des Affaires Étrangères fait un peu de même. Je crois que le ministre en charge de la Coopération avec les Organisations Non Gouvernementales a lancé, il y a quelques semaines, la mise en place d’un nouveau département de l’action humanitaire rattaché au secrétariat général du ministère des Affaires Étrangères qui vise à la fois à assurer la mécanique qui était autrefois celle de la cellule d’urgence, avec une gestion post crise. Enfin, nous savons qu’il n’y a pas de solution sans un minimum de coopération interministérielle, il y a donc une nouvelle structure qui a été mise en place au Secrétariat Général à la Défense Nationale (SGDN), qui dépend, contrairement à ce que son nom indique, des services du Premier Ministre, pour faire à la fois de la veille (quelles sont les crises auxquelles nous serons confrontés), pour harmoniser la gestion de crise, et enfin articuler les moyens post crise.

Le Ministère des Affaires Étrangères peut donner l’orientation politique, le Ministère de la Défense est pourvoyeur de bras et d’outils, mais il est évident qu’il faut faire preuve d’une certaine réactivité budgétaire pour soutenir les projets dont ont besoin les forces, mais aussi les acteurs non gouvernementaux : des ONG aux entreprises. Cette structure interministérielle cherche donc à insérer dans le processus de gestion post crise, les ministres en charge des finances, que ce soit le budget, le commerce extérieur, voire le Ministère de l’Industrie. Cette procédure un peu nouvelle de l’appareil d’État intervient au moment où l’Union Européenne se restructure. Elle est appelée, à partir de 2003, à déployer, sur des théâtres extérieurs dans le cadre des opérations de maintien de la paix, des volumes de forces relativement conséquentes pouvant aller jusqu’à 100 000 hommes pour un an. L’Union Européenne a institué l’année dernière un Comité politique et de sécurité et un Comité d’État-Major qui sera opérationnel dans les semaines qui viennent. Nous devrons y agréger les autres instruments civils de crise. Je constate que cette réorganisation de l’État comme celle de l’Union Européenne se fait avec très peu de débats publics. Je suis le premier à le regretter. Je ne suis pas toujours sûr d’ailleurs que tous les acteurs qui concourent à la gestion des crises, et en particulier les acteurs civils que vous représentez, soient conscients de ces modernisations, et des effets que cela aura en terme de cohabitation sur le terrain et en termes de cofinancement à moyen terme.

Commentaire

Débat : Suite à un incident d’enregistrement intervenu au début du débat avec la salle nous ne sommes pas en mesure de retranscrire les extraits de ce débat. Citons cependant les interrogations sur la continuité du travail de l’OSCE ; l’insistance sur la possibilité d’envisager des missions civiles à 100% contrée par la position de M Lechervy sur la nécessité de prévoir des forces d’extraction pour assurer la sécurité des missions civiles ; la prévention, champ ouvert à l’intervention civile, mais encore trop le domaine réservé des diplomates selon M Tchibaev; le constat du manque de capacité et de structures de formation en France, malgré la convergence sur cette nécessité qui apparaît de plus en plus de la responsabilité du Ministère des Affaires Etrangères ; et bien sûr, les interrogations sur les possibilités d’intervention en Israël-Palestine.

Notes

  • (1) : Aujourd’hui, les institutions de l’OSCE comprennent un Conseil permanent à Vienne doté d’un secrétariat, un Haut Commissaire pour les minorités nationales à La Haye, un bureau des institutions démocratiques et des Droits de l’Homme à Varsovie et le représentant de l’OSCE pour la liberté des médias également à Vienne. Il faut aussi citer pour être complet le Bureau pour la Coopération en matière de sécurité à Vienne et le Forum annuel économique à Prague.

  • (2) : Voir l’intervention de Benoît Méribel (Bioforce) dans ces mêmes actes.

  • (3) : Lakdar Brahimi, ancien ministre algérien des Affaires Étrangères, actuellement chargé d’une mission en Afghanistan par les Nations Unies

  • (4) : Haut Commissariat aux Réfugiés