Larbi Bouguerra, La Corniche, Bizerte, December 2007
Le Tigre et l’Euphrate de la discorde
Il s’agit d’une étude très complète, du point de vue d’un éminent géographe, de la situation dans le bassin versant de ces deux fleuves mythiques.
Ref.: Georges Mutin, « Le Tigre et l’Euphrate de la discorde », Vertigo, vol.4, N°3, décembre 2003.
Languages: French
Le Tigre et l’Euphrate, aux eaux abondantes mais capricieuses, prennent leur source dans le château d’eau anatolien, en Turquie de l’Est. Ensuite, les deux fleuves traversent la steppe syrienne (Bled Ech Cham, en arabe) avant d’aborder pour s’y étaler, la vaste plaine de Mésopotamie (Ma’ Bein Enahrain en arabe : « Entre les Deux Fleuves », autre dénomination de l’Irak à la période classique) qui se situe en Irak. Les débits cumulés des deux fleuves – du même ordre de grandeur que le Nil mais, attention, les situations hydrographiques sont ici fort différentes - autorisent l’extension de l’agriculture irriguée et la production de l’énergie électrique. Ce qui ne peut être réalisé qu’en en instaurant le contrôle et la maîtrise. Les aménagements hydrauliques se sont effectués aussi bien en amont qu’en aval, sur tout le cours de ces fleuves. Les réalisations irakiennes ont débuté il y a une cinquantaine d’années tandis que les travaux syriens et turques sont plus récents. Dès 1911, à la période ottomane, la Sublime Porte a fait appel aux services d’un expert anglais, William Willcocks pour discipliner le Tigre et l’Euphrate dont les crues, brutales, sont de grande ampleur. On relèvera que « l’aménagement hydraulique de la Mésopotamie remonte à un passé ancien et que sous l’empire arabe abbasside la maîtrise de l’eau était assurée mais, par la suite, l’abandon fut la règle ».
S’agissant du partage des eaux, la question est conflictuelle et soulève les passions. On entend même parfois des bruits de botte.
Dans cette zone géostratégique majeure – déjà fort agitée - cette question aggrave et complexifie le tableau général.
Bien entendu, chacun des Etats tend à contrôler les eaux qui lui sont nécessaires en vue d’assurer son capital hydraulique.
Au cours des dernières décennies, on a observé une extension considérable des cultures irriguées. Outre le blé, l’orge et le coton traditionnels, on a introduit les plantes fourragères, les légumes, le soja et surtout la betterave sucrière et le riz. Il en résulte que l’eau se raréfie mais on n’a pas atteint, à proprement parler, une situation de pénurie.
Quand les grands projets turcs du GAP (Güneydogu Anadolu Projesi) seront achevés, on pourra affirmer que tous les aménagements hydrauliques possibles auront été menés à bien. Tous ces aménagements, en fait, viennent perturber le partage traditionnel des eaux entre les trois pays.
La question du partage de l’eau se greffe sur les autres question en suspens : question des minorités, kurde notamment, non reconnaissance de certains tracés frontaliers…) et contribue à aggraver le contexte géopolitique. La Syrie et l’Irak sont dans une situation peu enviable du fait de leur dépendance vis-à-vis d’Ankara. L’Euphrate, le Tigre et ses affluents coulent bien en Irak mais les précipitations qui les alimentent sont extérieures : 70 % en Turquie, 7 % en Iran et 23 % seulement en Irak.
Les crises interétatiques sont nombreuses depuis une trentaine d’années et opposent la Turquie aux deux autres pays arabes. Ces derniers s’opposent aussi violemment entre eux (Crise de la construction du barrage syrien de Tabqa, par exemple). La réunion tripartite de 1965 a été un fiasco. Il n’existe aucun traité tripartite sur l’exploitation et la répartition des eaux entre les Etats riverains du bassin versant de ces deux fleuves. En 1987, un accord entre la Syrie et la Turquie a été conclu et porte sur les quotas. Un accord bilatéral syro-irakien, signé en avril 1990, prévoit une répartition proportionnelle des eaux de l’Euphrate.
Un règlement qui satisfasse toutes les parties paraît exclu tant les positions de principe sont aux antipodes les unes des autres. Pour la Syrie et l’Irak, il s’agit de fleuves internationaux et ces deux pays demandent le respect des « droits acquis ».
Pour la Turquie, par contre, on est en présence de fleuves transfrontaliers et non internationaux. Cette thèse permettrait à la Turquie de gérer, à sa guise, les deux cours d’eau sans avoir à tenir compte des riverains.
Pour l’heure, la Turquie essaie de jouer un rôle de puissance régionale et se tourne vers les anciennes républiques du bloc soviétique, turcophones et délaissent le monde arabe.
Plus que jamais, elle paraît avoir la maîtrise de l’eau au Moyen–Orient.
A noter enfin, les atteintes environnementales très sensibles provoquées par ces infrastructures hydrauliques :
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augmentation de la pollution ;
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salinisation importante des eaux ;
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disparition à terme des marais irakiens du Chott El Arab.
Commentary
La question du partage des eaux du Tigre et de l’Euphrate est relativement récente car, il y a une soixantaine d’années, elle ne se posait point. Irak et Syrie faisaient partie de l’empire ottoman. L’« Homme malade » de l’Europe a été dépecé en 1923 par le traité de Lausanne. Celui-ci a protégé les infrastructures hydrauliques de l’Irak. D’où l’insistance de Bagdad sur « les droits acquis » d’autant que les barrages turcs ont été érigés après les siens.
Si, aujourd’hui, il n’y a pas de pénurie au sens strict du terme, que réserve l’avenir ?
Les trois pays font un usage peu durable de l’eau : il est impératif qu’ils revoient leur utilisation de la manne octroyée par ces deux fleuves mythiques. Ce sont des pays à forte démographie et l’agriculture devra faire des efforts pour un usage rationnel de l’eau afin de donner à manger à tout le monde. D’autant que le changement climatique va changer probablement la donne et que la salinisation des terres est une grave et continuelle menace. Tout doit être fait pour assurer un drainage correct et soigné.
La politique est toujours là, plus que jamais :
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La Turquie vise un rôle régional, elle a peu d’affinité pour le monde arabe et exporte de l’eau vers la partie turque de Chypre : bien mauvais précédent pour ceux qui ne veulent pas faire de l’eau une banale marchandise.
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L’Irak est fragilisé par la guerre et les haines religieuses.
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Par ailleurs, la Syrie, penchant vers l’Iran - ce qui n’est pas de nature à lui assurer des sympathies turcs -, veut plus d’eau et souffre de l’occupation du plateau du Golan et du rattachement du sandjak d’Alexandrette à la Turquie.
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Sans oublier l’ombre portée d’Israël sur toute la région et ses liens avec Ankara.
L’eau sera de plus en plus un facteur majeur de la diplomatie et de la géostratégie de la région.