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Paris, 2006

L’orientalisme. L’Orient créé par l’Occident. Ouvrage de Eward W SAID

Chaque époque et chaque société recrée ses propres « Autres ». La polarisation orient/occident renforce les préjugés. L’analyse de l’orientalisme comme système de pensée et de représentation - révélateur de la façon dont l’Occident a, dans l’histoire, appréhendé et traité l’Autre - est, aux yeux d’Edward Said, si subjective, que l’auteur en vient à s’interroger tout simplement sur la validité du découpage de la réalité en blocs distincts et forcément opposés. C’est là, dit-il, la principale question intellectuelle soulevée par l’orientalisme.

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Ref.: Auteur: Edward W. Said, Titre: L’ORIENTALISME. L’Orient créé par l’Occident., Editions Seuil. Paris, 1994.

Languages: French

Document type: 

L’oeuvre et sa construction

L’Orientalisme constitue son œuvre majeure. « La vie d’un Palestinien arabe en Occident, en particulier en Amérique, est décourageante. Le filet de racisme, de stéréotypes culturels, d’impérialisme politique, d’idéologie déshumanisante qui entoure l’Arabe ou le musulman est réellement très solide. » C’est cette expérience qui a poussé en 1978 Edward Said, professeur de littérature comparée à la Columbia University de New York, à écrire « L’Orientalisme, l’Orient créé par l’Occident », un livre qui a connu un retentissement mondial, comme en atteste sa traduction en 37 langues.

Dans « L’Orientalisme », Said analyse le système de représentation dans lequel l’Occident a enfermé l’Orient - et même, l’a créé. Le livre est plus que jamais d’actualité, parce qu’il retrace l’histoire des préjugés populaires anti-arabes et anti-islamiques, et révèle plus généralement la manière dont l’Occident, au cours de l’histoire, a appréhendé « l’autre ».

L’œuvre complète scindée en trois parties, est à nos yeux indissociable de la préface de Tzvetan Todorov, de la poste face rédigée par l’auteur en mars et surtout de la nouvelle préface que l’auteur écrit en 2003 suite aux attentats du 11 septembre 2001 à New York et à l’entrée en guerre des Etats-Unis en Irak.

Dans la première partie, « Le domaine de l’orientalisme », l’auteur examine tous les aspects du sujet, dans ses dimensions spatiales, historiques, philosophiques, et politiques.

Dans la deuxième partie, #« L’Orientalisme structuré et restructuré »}, il expose la vision des poètes, artistes et savants jusqu’à la moitié du XIXème siècle pour se focaliser dans la dernière partie sur l’évolution de l’orientalisme, notamment aux Etats-Unis au XX ème siècle.

Pour résumer ce livre, nous choisissons de le faire à partir des deux thématiques qui constituent l’articulation de l’oeuvre :

  • 1. L’Orientalisme, un savoir de domination de l’Occident sur L’Orient.

  • 2. La réalité humaine, un enjeu de civilisation.

Après l’analyse de ces deux thématiques, nous consacrerons quelques lignes à la mission que Said assigne à l’intellectuel à partir de ses réflexions sur la nouvelle façon d’appréhender l’« autre » en s’appuyant sur l’interdisciplinarité des sciences humaines.

1ère thématique : L’Orientalisme fonde la suprématie de l’Occident à partir de son « savoir » textuel sur l’Orient.

Le terme « orient » employé aussi bien par Shakespeare, Byron, Mandeville désigne l’Asie ou l’Est, géographiquement, moralement, culturellement. Il prend corps lors du Concile de Vienne en 1312 lorsque est créé une série de chaires de langues « arabe, grecque, hébraïque, et syriaque à Paris, Oxford, Bologne, Avignon et Salamanque ».

E. Said va s’attacher à retracer, du moyen âge jusqu’à nos jours, l’élimination par le mouvement orientaliste des valeurs humanistes, d’abord en Europe (Grande-Bretagne et France) puis aux Etats-Unis.

Le rapport même entre orientalistes et Orient était textuel, et non étudié sur la base des œuvres plastiques comme les sculptures et les poteries. La « crise actuelle met en scène de manière dramatique, la disparité entre les textes et la réalité » (p.131).

Il y analyse le système de représentations presque identique dans lequel les puissances occidentales - la France, l’Angleterre, les Etats-Unis - ont, au fil des siècles, enfermé l’Orient. L’enjeu est de taille :

« L’Orient n’est pas seulement le voisin immédiat de l’Europe, il est aussi la région où l’Europe a créé les plus vastes, les plus riches et les plus anciennes de ses colonies, la source de ses civilisations et de ses langues, il est son rival culturel et lui fournit l’une des images de l’Autre qui s’impriment le plus profondément en elle. De plus, l’Orient a permis de définir l’Europe (ou l’Occident) par contraste: son idée, son image, sa personnalité, son expérience. La culture européenne s’est renforcée et a précisé son identité en se démarquant d’un Orient qu’elle prenait comme une forme d’elle-même inférieure et refoulée. »

Cromer, Balfour, Kissinger partagent tous ces mêmes visions ; ils produisent des descriptions de l’Orient et de l’Arabe profondément ressemblantes. Comment est ce possible, s’interroge l’auteur ?

  • Discours de savant et raisonnement binaire :

Le raisonnement binaire exercé tant sur la scène géographique, que sur le plan philosophique permet de construire avec le seul terme d’orientalisme une réalité aux yeux de ses adeptes.

E. Said cite en exergue cette phrase de Marx : « Ils ne peuvent se représenter eux-mêmes ; ils doivent être représentés », dont il précise le sens dans sa post face : « ce qui signifie que si vous avez le sentiment de ne pouvoir défendre votre cas, vous essaierez à tout prix de saisir toute chance de le faire » (p. 362).

Donc l’orientalisme a d’abord été une science, celle de savants qui se rendaient en Orient « bardés d’inébranlables maximes abstraites », dont ils ne pensaient qu’à prouver la validité.

Au moment de l’expédition d’Égypte, Bonaparte embarque avec lui une cohorte d’orientalistes (p.99). Ils constituent « l’aile savante de l’armée », au service d’un projet encyclopédique. « Il n’y a pas de parallèle plus éclatant, dans l’histoire moderne de la philologie, entre la connaissance et le pouvoir que dans le cas de l’orientalisme. » L’orientalisme devient avec Ferdinand de Lesseps une notion « administrative, il fait fondre l’orient dans l’occident et dissipe la menace de l’islam » (cf p. 111).

Ce fonctionnement en circuit fermé est le grand trait de l’orientalisme. Ses doctrines faisaient et font encore autorité : Les conseillers du gouvernement américain sont des orientalistes, aux yeux d’E. Said.

Aux savants ont succédé les poètes, Gérard de Nerval, Flaubert, ou Scott qui vont rester pour Said sous l’influence de l’orientalisme malgré tout l’attrait qu’il porte à ces régions.

  • Discours orientaliste et pouvoir :

Pour Saïd, « l’orientalisme a plus de valeur en tant que signe de la puissance européenne et atlantique sur l’Orient qu’en tant que discours véridique sur celui-ci. »

Car c’est bien de pouvoir qu’il s’agit: « Les représentations ont des fins ». Torodov, dans sa préface, insiste sur cette relation du discours sur l’autre et du pouvoir : « Comprendre signifie… interpréter et inclure : quelle soit forme de forme passive (la compréhension) ou active (la représentation), la connaissance permet toujours à celui qui la détient la manipulation de l’autre ; le maître du discours sera le maître tout court » (p. 8).

Dès les anciens, avec Hérodote ou Alexandre le Grand, le monde est géographiquement divisé en deux parties tandis qu’avec le Moyen-Age, l’islam devient une version fourvoyée du christianisme. L’orientalisme, note-t-il, est à la fois un aspect du colonialisme et de l’impérialisme. Il est un « discours », une manière d’agir sur l’Orient, et même de le créer : « Le savoir sur l’Orient, parce qu’il est né de la force, crée en un sens l’Orient, l’Oriental et son monde. »

Saïd évoque les travaux de Gibb, un orientaliste anglo-américain du vingtième siècle, et remarque qu’il paraît à Gibb « hors du sujet d’indiquer si les gouvernements « islamiques » dont il parle sont républicains, féodaux ou monarchiques ».

Et Said de conclure que l’orientalisme énonce des généralités, développe une conception monolithique, figée, « essentialiste et idéaliste », de l’Orient ; il n’inscrit pas les sociétés qu’il étudie dans un processus dynamique de développement ou de continuité historique.

Dans son chapitre intitulé « Crise », E. Said propose de partir de ce mouvement idéologique pour que l’intellectuel remette en cause les limites de sa discipline et « voit le terrain humain : the foul rag-and-bone shop on the heart ». Il part à la quête de l’exclusion des valeurs humaines par les orientalistes. Ce qu’Edward Said étudie, c’est « un noeud de savoir et de pouvoir qui crée « l’Oriental » et en un sens l’oblitère comme être humain ».

2ème thématique : l’enjeu de notre civilisation ; appréhender l’autre, la réalité humaine.

  • La polarisation Orient/Occident, renforce les préjugés :

Savants et poètes discourent, rassemblent des connaissances en occultant le fait que l’histoire de l’humanité est faite par les hommes.

L’analyse de l’orientalisme comme système de pensée et de représentation - révélateur de la façon dont l’Occident a, dans l’histoire, appréhendé et traité l’Autre - est aux yeux d’Edward Said si subjective, que l’auteur en vient à s’interroger tout simplement sur la validité du découpage de la réalité en blocs distincts et forcément opposés. C’est là, dit-il, la principale question intellectuelle soulevée par l’orientalisme.

Les distinctions ne restent en effet pas longtemps les simples constats qu’elles se prétendent au départ : « Quand on utilise des catégories telles qu’« Oriental » et « Occidental » à la fois comme point de départ et comme point d’arrivée pour des analyses, des recherches, pour la politique, cela a d’ordinaire pour conséquence de polariser la distinction : l’Oriental devient plus oriental, l’Occidental plus occidental, et de limiter les contacts humains entre les différentes cultures, les différentes traditions, les différentes sociétés. » (P.61).

Cette polarisation, qui produit fatalement des déformations et des falsifications, résulte de cette manie de « l’opposition binaire », véritables « menottes forgées par l’esprit ». Or Samuel Huntington - que Said critique avec virulence - dans son livre sur « Le choc des civilisations », renchérit en montrant que le paradigme binaire ne peut contribuer à la compréhension de l’évolution des civilisations.

Saïd juge l’opposition entre Orient et Occident non seulement « hautement indésirable », mais aussi « erronée ». « L’Orient n’est pas un fait de nature inerte. Il n’est pas simplement là, comme l’Occident n’est pas non plus simplement là." L’analyse qu’il fait de l’orientalisme montre bien à quel point l’Orient est, en effet, une création active de l’Occident. Il rappelle que l’espace géographique est moins important que la signification dont on le charge. C’est, dit-il, ce que montrait Gaston Bachelard dans La Poétique de l’espace.

« L’idée qu’il existe des espaces géographiques avec des habitants autochtones foncièrement différents qu’on peut définir à partir de quelque religion, de quelque culture ou de quelque essence raciale qui leur soit propre est extrêmement discutable. » Le découpage géographique lui-même ne peut être qu’arbitraire. Où placer les frontières? « Des gens qui habitent quelques arpents vont tracer une frontière entre leur terre et ses alentours immédiats et le territoire qui est au-delà, qu’ils appellent « le pays des barbares ». Dans une certaine mesure, les sociétés modernes et les sociétés primitives semblent ainsi obtenir négativement un sens de leur identité. » Il appelle cela la « dramatisation de la distance ».

  • L’identité, une construction intellectuelle :

« Chaque époque et chaque société recrée ses propres Autres », dit Said, de même que « l’identité humaine est non seulement ni naturelle ni stable, mais résulte d’une construction intellectuelle, quand elle n’est pas inventée de toutes pièces. »

Cette définition de soi et des autres est le fruit d’un processus historique, social, intellectuel et politique élaboré: « La construction d’une identité est liée à l’exercice du pouvoir dans chaque société, et n’a rien d’un débat purement académique. » Il cite la législation sur le comportement individuel, le contenu donné à l’enseignement, l’élaboration de lois sur l’immigration, la conduite de la politique étrangère et la désignation d’ennemis officiels… Nous ne subissons pas qui nous sommes, Said en est convaincu, nous ne l’héritons pas ; mais nous le construisons sans cesse, et nous le faisons tous ensemble, avec tous les conflits que cela implique. Ainsi, pour lui, ce que l’on désigne aujourd’hui comme la résurgence de l’islam n’est rien d’autre que « la lutte en cours dans les sociétés musulmanes pour définir l’islam », définition sur laquelle personne n’a d’autorité décisive.

Si cette conception des choses est difficilement acceptée, c’est, estime-t-il, parce qu’« il n’est facile pour personne de vivre sans se plaindre et sans crainte avec l’idée que la réalité humaine est constamment modifiable et modifiée, et que tout ce qui paraît de nature stable est constamment menacé ».

Mais que propose-t-il ? « Je pense que l’identité est le fruit d’une volonté », disait-il en janvier 1997 au Nouvel Observateur. « Qu’est-ce qui nous empêche,dans cette identité volontaire, de rassembler plusieurs identités ? Moi, je le fais. Être Arabe, Libanais, Palestinien, Juif, c’est possible. Quand j’étais jeune, c’était mon monde. On voyageait sans frontières entre l’Egypte, la Palestine, le Liban. Il y avait avec moi à l’école des Italiens, des juifs espagnols ou égyptiens, des Arméniens. C’était naturel. Je suis de toutes mes forces opposé à cette idée de séparation, d’homogénéité nationale. Pourquoi ne pas ouvrir nos esprits aux autres ? Voilà un vrai projet."

  • La réalité du multiculturalisme :

Dès 1978, remarque-t-il dans sa postface à la deuxième édition, L’Orientalisme soulignait « les réalités de ce qui sera appelé plus tard le multiculturalisme ».

Le brassage des cultures est une réalité, en effet, et non un voeu pieux. Les cultures sont « hybrides et hétérogènes », si reliées entre elles et interdépendantes qu’elles « défient toute description unitaire ». Ce sont donc nos schémas mentaux, notre refus d’accepter la complexité des choses, et non une réalité objective, qui produisent l’affrontement. Saïd indique le chemin d’une autre manière de voir, qu’il nous faut apprendre. « S’efforcer au discernement et à la nuance », c’est l’attitude qu’il dit vouloir lui-même adopter dans ses travaux. Selon lui, il faut notamment se demander « si les différences culturelles, religieuses et raciales comptent plus que les catégories socio-économiques, ou politico-historiques » - et on le devine tenté de répondre plutôt par la négative.

  • Appréhender « l’autre », un enjeu de civilisation :

Reste à savoir comment on peut représenter « l’autre » de façon acceptable, étudier d’autres cultures et populations « dans une perspective qui soit libertaire, ni répressive ni manipulatrice. » Said met là le doigt sur un véritable enjeu de civilisation. Il s’agit, dit il, de « désapprendre l’esprit spontané de domination », c’est-à-dire d’inventer une attitude à peu près inédite : « Les cultures les plus avancées ont rarement proposé à l’individu autre chose que l’impérialisme, le racisme et l’ethnocentrisme pour ses rapports avec des cultures autres. » T. Torodov dans sa préface à l’édition française (1980) souligne l’actualité de ce type de discours « dont les formes permettent de caractériser une civilisation : le discours qu’elle tient sur l’autre ».

Dans sa dernière préface, E. Said insiste sur l’importance de « briser les chaînes de l’esprit » pour le mettre au service d’une réflexion historique et raisonnée qui contribuera à reconstruire l’humanisme auquel il est tant attaché.

3ème thématique : quel rôle pour l’intellectuel ?

« Quelles meilleures normes pour le savant que la liberté et la connaissance ? » (p. 353)

Said plaide pour que la démarche de l’intellectuel trouve ses racines dans l’interdisciplinarité et le terrain humain (cf p.130) et « qu’il abandonne l’impérialisme de l’orientalisme - scientisme souvent pompeux - qui fait abstraction de tout contexte, contingence et donc des réalités et qui se cache derrière un rationalisme ».

Tout d’abord, pour Said, la vocation de l’intellectuel réside dans « l’art de la représentation ». C’est à travers son inscription dans un contexte, « dans la vie de son temps, à travers ses engagements, ses traits personnels, ses rapports avec son entourage, que Sartre, par exemple, est Sartre ». Ce sont l’homme et l’œuvre qui représentent l’intellectuel, et non l’œuvre seule. « Loin de le diminuer ou de le disqualifier en tant qu’intellectuel, cette complexité contribue à enrichir son propos, elle l’expose humainement, le rend faillible ».

Ensuite, il demande d’adopter la démarche de l’humanisme qui permet de garder son esprit critique et d’éviter d’édicter des généralités créatrices de peur et de méfiance.

Toute son œuvre montre comment le monde islamique est présenté comme menaçant, « furieux, violent, et congénitalement anti-démocratique » par les occidentaux. Et Edward Said de dénoncer le fantasme complaisamment entretenu d’une menace islamiste. Il va jusqu’à estimer que le fait pour les occidentalistes de considérer plus ou moins consciemment que les Orientaux ne sont pas de véritables êtres humains permet de justifier la mainmise de l’Occident sur l’essentiel des ressources mondiales. Appréciation que certains américains et européens semblent partager et qui inspireraient leurs actions.

Cette œuvre est admirable (dans le sens digne d’être admiré) dans la mesure où elle dénonce les préjugés sur l’islam et les conséquences désastreuses qu’elle a ou peut encore engendrer. Elle oblige le lecteur à remettre en cause ses opinions, fruit d’une idéologie dont il peut ignorer même jusqu’à la source. Said assume, parfaitement dans son processus de questionnement, ce rôle de l’intellectuel « éclairé », de guide pour les citoyens du monde comme pour ses gouvernants. En revanche, la proposition de regarder « l’autre », de prendre en compte l’individu dans toute sa complexité manque peut être un peu de concret pour formaliser des décisions politiques, pour concevoir des stratégies dans un monde particulièrement complexe.

Par exemple, on peut se demander comment anticiper et analyser les conflits actuels comme ceux de l’Irak et du Liban/Israël à la lumière uniquement de cette affirmation de racisme primaire que prône l’Occidentalisme. Mais cette interrogation ne saurait venir occulter la difficile indépendance que cherche à respecter l’intellectuel.

Commentary

Difficile de présenter un tel ouvrage sans évoquer le portrait d’Edward Said, décédé à New York, le 25 septembre 2003, après avoir consacré sa vie entière à l’étude de l’interaction entre la politique et la littérature, ainsi qu’aux conséquences souvent funestes de cette interaction, lorsque la littérature vient créer, renforcer ou entretenir les stéréotypes dévastateurs qu’une civilisation peut avoir sur une autre.

Le personnage :

Mort de la leucémie qu’il combattait depuis plus de dix ans, Edward Said était né le 1er novembre 1935 en Jérusalem. Son père était un homme d’affaire palestinien chrétien riche et un citoyen américain tandis que sa mère était née en Nazareth dans une famille libanaise chrétienne et palestinienne. Selon l’autobiographie de Saïd, il a vécu entre le Caire et Jérusalem jusqu’à 12 ans. En 1947, il est devenu un étudiant de St. George Academy (une école anglicane) quand il était en Jérusalem.

De 48 à 51, il retourne au Caire où en pleine guerre Israelo Arabe, il fait l’apprentissage du multiculturalisme. « The last one I went to before I left the Middle East to go to the United States was Victoria College in Cairo, a school in effect created to educate those ruling-class Arabs and Levantines who were going to take over after the British left. My contemporaries and classmates included King Hussein of Jordan, several Jordanian, Egyptian, Syrian and Saudi boys who were to become ministers, prime ministers and leading businessmen, as well as such glamorous figures as Michel Shalhoub, head prefect of the school and chief tormentor when I was a relatively junior boy”.

En 1951, il se réfugie aux Etats-Unis, alors âgé de 15 ans ; il y poursuit ses études loin de sa famille restée au Moyen Orient. Naturalisé américain, il va enseigner la littérature anglaise et comparée à l’Université Columbia de New York. Il a raconté son parcours dans son livre autobiographique, « Out of Place » (A contre-voie).

Il a écrit de nombreux livres consacrés, notamment, au conflit du Proche-Orient. Membre du Conseil national palestinien depuis la fin des années 1970, il en avait démissionné par opposition aux méthodes de la direction de l’OLP. Hostile aux accords d’Oslo, il n’en était pas moins partisan d’un dialogue avec les forces progressistes israéliennes, et combattait fermement toute forme de négationnisme… C’était aussi un musicologue reconnu, comme en a témoigné son article « Barenboïm brise le tabou Wagner » (Le Monde diplomatique, octobre 2001).

Au-delà du parcours plutôt atypique de ce palestino-américain, il est enrichissant de se pencher sur ce personnage.

Laissons à des auteurs plus avertis, exprimer leur opinion sur cet intellectuel qui force l’admiration.

« Un humaniste, courageux qui revendique la différence : il se sera acquitté de son devoir d’intelligence sans positionnement préétabli. Elle était le fruit de cette « polyphonie » constitutive de son identité intime, de cette marginalité de principe, multipliant les facettes jusqu’au paradoxe, ainsi qu’il le revendique pleinement dans Out of Place : « j’ai l’impression, parfois, d’être un flot de courants multiples. Je préfère cela à l’idée d’un moi solide, identité à laquelle tant d’entre nous accordent tant d’importance. Ces courants, comme les thèmes de nos vies, coulent tout au long des heures d’éveil et si tout se passe bien, n’ont pas besoin de s’accorder ni de s’harmoniser. »

A contre-courant, E. Saïd l’était déjà quand, au sein du mouvement palestinien, il reconnut l’existence de l’Etat d’Israël à la fin des années 1970. Isolé, il l’était plus que jamais dans sa ferme opposition aux accords d’Oslo dictée par sa volonté d’une paix durable (qui le conduira en 1992 à quitter le Conseil national Palestinien dont il était membre depuis 1977 car cet accord était « l’instrument de la reddition arabe » face à Israël). « Isolé, il revendiquait son indépendance dans son inlassable critique de l’autocratie corrompue de Yasser Arafat et de la faillite des nationalismes arabes postcoloniaux, abandonnant leur peuple à la misère, sombrant dans le népotisme et la corruption. »

Source : La république des idées.