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Gaël Bordet, Sénégal, Proche Orient, Paris, 2002

Les conflits pour l’eau en Europe méditerranéenne : des études de cas sous la direction de Michel Drain

Ces études de cas construisent une approche interdisciplinaire des conflits liés à la gestion de l’eau en Europe du sud.

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Ref.: Les conflits pour l’eau en Europe méditerranéenne, Ouvrage collectif sous la direction de Michel Drain, Laboratoire de géographie rurale de l’Université Paul Valéry, 1996.

Languages: French

Document type: 

Les études de cas qui composent cet ouvrage se sont toutes attachées à comprendre la structure d’un conflit social particulier dans une région ou un pays de l’Europe méditerranéenne.

I. L’Espagne et la question du Plan Hydrographique National, par Michel Drain (CNRS).

Après une présentation hydrographique de la Péninsule Ibérique à travers laquelle il démontre, chiffres à l’appui, que les conditions climatiques ne sont pas seules responsables du marasme et des tensions que connaît l’Espagne en matière de gestion de l’eau, Michel Drain s’applique à comprendre dans quelle mesure la structuration sociale et administrative de ce pays sont à l’origine des rapports conflictuels qui se sont établis à propos du Plan Hydrologique National.

En effet, si globalement l’Espagne ne paraît pas devoir souffrir de pénuries d’eau, malgré les fortes irrégularités pluviométriques et une évapotranspiration persistante, la gestion de cette ressource n’est pourtant pas toujours judicieuse et répond plus souvent à des considérations économiques et politiques contestables qu’à un réel effort de modernisation économique (notamment s’agissant des techniques d’irrigation, mais encore en rénovant les infrastructures et en agissant sur la qualité de l’eau…). Ces choix dont la rationalité n’est pas toujours évidente ont progressivement installé en Espagne une tension sociale s’est exprimée de manière parfois radicale au cours des débats relatifs aux plans d’aménagement nationaux du système hydrographique imposés par l’Etat fédéral. Ces tensions ne sont pas dissipées à ce jour, la mise en œuvre du Plan Hydrographique National, annoncée dans le courant de l’année 2000, ne faisant que commencer.

II. « Les conflits pour l’eau dans le bassin de l’Ebre », par Sylvie Clarimont (Université Paul Valéry).

Se raccrochant directement aux projets du gouvernement espagnol, tels que mis en forme par le Plan Hydrographique National, le réaménagement du bassin de l’Ebre suscite de nombreuses oppositions tant de la part des autorités politiques régionales que de celle des populations rassemblées en collectifs d’usagers citoyens.

« Les conflits pour l’eau tels qu’ils apparaissent aujourd’hui en Espagne, estime l’auteur, se fondent sur une contestation du modèle de gestion global et centralisé de la ressource proposé par la ’Ley de Aguas’ (Loi sur l’Eau) de 1985. Gestion de la ressource se voulant optimale, poursuit Sylvie Clarimont, elle va dans le sens d’un accroissement constant des disponibilités et engage souvent, pour ce faire, des processus irréversibles, tels les transferts ». Nous percevons bien à travers cette volonté planificatrice l’enjeu politique : dans une Espagne des Autonomies administratives, laisser à l’Etat fédéral l’initiative de la gestion des ressources hydriques ne peut que mener à une concurrence complexe entre les différentes autorités politiques. Selon Sylvie Clarimont, « le principe de {l’unité du bassin hydrographique si elle peut se légitimer sur le plan physique, pose un certain nombre de problèmes sur le plan social (…) et se trouve être révélatrice de la préférence accordée aux actions portant sur la ressource plutôt qu’aux actions portant sur les formes d’utilisation de la ressource ».}

Le bassin de l’Ebre est à ce titre exemplaire dans le sens où il regroupe dans son cadre hydrographique plusieurs entités régionales culturellement fortes, comme la Catalogne et le Pays Basque. Même si en pratique, la Confédération hydrographique de l’Ebre qui dépend du pouvoir fédéral mais dispose d’une totale autonomie de gestion, laisse la libre administration des bassins catalans à la ’Junta d’Aigües de Catalunya’.

Ainsi, la gestion du bassin de l’Ebre en offre un exemple explicite et, « alors que d’ordinaire le droit (ou la coutume) est l’instrument de résolution – ou tout du moins de régulation – des conflits inhérents à toute {société hydraulique, la loi apparaît dans l’Espagne contemporaine comme un élément exacerbant les conflits, vivement critiqué et contesté ».}

III. « Les conflits pour l’eau autour du Guadiana », par Michel Drain.

C’est le quatrième des grands bassins de la Péninsule Ibérique et comme il fait la frontière avec le Portugal à deux reprises, son aménagement est à l’origine de nombreux contentieux entre les deux pays.

Non seulement les eaux du Guadiana occasionnent donc des tensions internationales, mais de surcroît sur le territoire espagnol, les orientations prises pour son aménagement donnent lieu à d’importantes tensions sociales et économiques, le tout dans le cadre d’une crise agricole profonde qui se double d’une pression importante exercée sur l’environnement (les aquifères sont surexploités et les eaux polluées, etc.).

IV. « Arme ou enjeu : l’eau dans les villages du Haut-Minho (Portugal)", par Fabienne Watteau (anthropologue).

Il s’est agi pour cette anthropologue de parvenir à une compréhension la plus précise possible de plusieurs types de conflits qui prennent l’eau pour révélateur et qui, depuis plus d’un siècle, donnent aux communautés villageoises de cette région montagneuse du Haut-Minho, au Portugal, leur structuration sociale et économique si particulière.

C’est ainsi que durant quatre étés successifs (1990-1993), Fabienne Watteau a mené des enquêtes participatives auprès de différentes communautés villageoises qui constituent la municipalité de Melgaço. Elle est de ce fait parvenue à saisir les traits culturels et sociaux fondamentaux de ces conflits pour l’eau : si les conflits éclatent, d’après elle, ce n’est pas pour des questions de rareté ou des difficultés dues aux règles de partage très complexes, mais pour d’autres raisons plus profondes « qui ont à voir avec des questions d’identité, de prestige et de pouvoir et qu’en cela, ils participent à la construction de la structure sociale melgacense ». En effet, analyse-t-elle, « pour les notables, les conflits pour l’eau qui ont marqué les relations inter-villages peuvent être qualifiés de sérieux car ils portaient atteinte à l’équilibre social en place des paroisses (inter ou intra paroisses). Tantôt, les déséquilibres résulteraient d’innovations techniques et, d’autres fois, de l’ascendant politique et financier que certains purent tirer de détournements d’eau privée vers des fontaines publiques ».

Ainsi, d’une évidence postulée au départ de l’enquête et qui consistait à penser que les communautés de Melgaçao entraient en conflit pour la maîtrise de l’eau, rare et précieuse en Eté, l’anthropologue en est parvenue au terme d’une analyse méthodique des relations sociales à comprendre que « l’eau n’est jamais à Melgaçao une finalité en soi, mais le meilleur moyen trouvé pour s’affronter, le détonateur de choix dans les conflits. Car se battre pour l’eau, c’est tout à la fois se distinguer et se reconnaître (…). Le conflit melgacense n’est donc pas destructeur ; il contribue, au contraire, à la construction de la société, apparaît comme l’un de ses éléments structurants » qui reposaient en grande partie sur la logique de « l’usurpateur ».

V. « Les conflits pour l’eau : l’exemple de la Camargue », par Paul Allard et Sigolène Pailhès (1)

Ces deux historiens ont entrepris une étude exploratoire sur l’histoire des inondations en Camargue. Cette enquête minutieuse, qui porte sur une période charnière pour l’organisation de la gestion de l’eau en Camargue et qui s’étend de 1849 à 1856, repose sur deux axes de recherche :

  • L’étude de la perception du risque d’une part, ainsi que son évolution diachronique. « L’idée sous-jacente est qu’il s’agit d’une perception socialement construite dans un environnement économique et culturel particulier ».

  • La gestion du risque et les difficultés, voire les conflits qu’elle génère parfois. « Cela concerne les aspects matériels de la gestion, mais aussi la dimension symbolique », c’est-à-dire les imaginaires et représentations sociales dont sont porteurs les différents acteurs par rapport à la notion de risque et à sa gestion.

En tout état de cause, une question malheureusement bien actuelle…

VI. « Les conflits territoriaux pour l’eau. Exemple des inondations en Camargue » (oct 1993-janv 1994), par Anne Rivière-Honegger (CNRS, URA 906).

Cette étude de cas montre dans quelle mesure « les conflits territoriaux recensés sur l’espace français se développent plus souvent à une échelle locale que régionale, comme c’est le cas en Camargue ».

Placée comme pratiquement la totalité des autres études de cas, dans une perspective interdisciplinaire (sociologie, histoire, géographie), cette enquête développe l’hypothèse suivant laquelle l’inondation, en tant que phénomène social, agit « comme révélateur du déséquilibre entre espace et société ». Cette approche qui, en l’espèce, « autorise une nouvelle lecture de l’organisation territoriale du delta du Rhône », se montre soucieuse des compréhensions sociales et fait de l’action de l’homme en société et dans son environnement l’objet premier de toute analyse des Sciences Humaines. La « réflexion sur la notion de risque ainsi que celle sur les termes de ressource, eau-milieu, gestion de l’eau (…) » doit dès lors s’inscrire dans un cadre d’analyse plus large sur le social. « La notion de perception du risque, de vulnérabilité des sociétés humaines, et le poids de l’histoire comme facteur explicatif majeur » permettent ainsi d’éclairer d’une lumière nouvelle les enjeux pour la maîtrise de l’eau.

VII. « La question de l’eau en Grèce », par Michel Siviguon.

La Grèce ne fait pas partie des pays les plus mal lotis en ce qui concerne le réseau hydrographique ou le taux de pluviométrie. En matière d’hydraulique agricole, rappelle l’auteur de cette étude de cas, ce sont les plateaux qui posent généralement problème dans le sens où les systèmes de circulation de l’eau y sont plus réduits que dans les vallées. Or, précisément, la Grèce ne manque pas de montagnes et par conséquent les vallées y sont nombreuses. Le relief accidenté est donc gage de ressources hydriques suffisantes. Pourtant, la Grèce n’est pas à l’abri des difficultés pour autant, car « la question de l’eau est au centre des perspectives de rationalisation de l’agriculture », ce qui pose des problèmes, notamment à travers les conflits d’usage entre le tourisme, l’industrie et les besoins urbains, essentiellement autour de la métropole athénienne qui concentre plus de 40 % de la population grecque et voit ses disponibilités d’approvisionnement en eau se réduire du fait notamment de l’épuisement des ressources souterraines.

Commentary

L’ensemble de ces études de cas construisent une approche complexe des conflits liés à la gestion de l’eau en Europe du sud, c’est-à-dire, a priori, dans cet espace européen soumis à de nombreuses difficultés dues pour l’essentiel aux caprices des variations climatiques : pluviométrie réduite et évapotranspiration relativement importante, ce qui dans cet ensemble socio-économique où l’agriculture sous toutes ses formes occupe une place essentielle, ne va pas sans susciter tensions et concurrences sociales…

C’est ce que montre avec méthode, rigueur et pertinence l’ensemble des articles.

Je me limiterai donc à renvoyer à la lecture de ces études en insistant sur trois originalités majeures de ces travaux.

  • Tout d’abord, l’esprit volontairement « interdisciplinaire » que revendiquent tous les chercheurs permet de donner des perspectives élargies et nouvelles à la conception de « conflit pour l’eau », une approche délibérément en rupture avec une pensée orthodoxe et orthonormée, qu’elle soit économique, géopolitique, scientifique ou sociologique. L’une des grandes forces de ces analyses qui partent toutes d’une connaissance très concrète de leur terrain, est donc de montrer comment l’interdisciplinarité peut permettre de dépasser certains postulats mal fondés.

  • La seconde originalité de ce livre tient, en ces temps de globalisation, à prendre la pleine mesure des enjeux sociaux relatifs au partage de l’eau. En effet, la perspective comparatiste qui caractérise ce recueil d’études de cas permet, à la fois de montrer la singularité de chacun de ces conflits et ainsi de les distinguer pour mieux les comprendre, mais également et plus sûrement, relève dans une même dynamique ce qui peut les rapprocher : il s’agit dans tous les cas de l’expression sociale de tensions et de fractures qui traversent les sociétés considérées et qui se cristallisent autour de l’eau, c’est-à-dire d’une ressource tant vitale que symbolique, fondamentalement culturelle… Nous voyons poindre derrière ces conflits le rôle que l’Union Européenne sera amenée à tenir en la matière.

  • Enfin, et ce n’est sans doute pas le moindre des apports de ce livre, toutes ces études de cas montrent, si besoin en était, que même notre vieille Europe est concernée très directement par la question des conflits pour l’eau et qu’il ne s’agit donc pas seulement une préoccupation ou un « mal social  qui seraient réservés aux seuls pays dits « du Sud ».

Notes

  • (1) : Historiens, CNRS, URA 1974 : « Dynamique écologique et sociale en milieu deltaïque », laboratoire interdisciplinaire dans la recherche sur l’environnement entre Sciences de la Vie et Sciences Humaines).

  • Voir également les fiches d’expérience intitulées : « Le projet franco-espagnol d’aqueduc Languedoc-Roussillon-Catalogne : les enjeux sociaux, politiques et économiques d’un aménagement ambitieux » ; « Les conflits pour l’eau en Espagne : l’exemple de l’Ebre ; un bassin fluvial à la renverse ? «  ; « A Valence, depuis un millénaire, un Tribunal des Eaux règle les litiges entre agriculteurs…".