José Pablo Batista, Guatemala, janvier 2006
Mères et « folles » sur la place de Mai, Argentine 1976-2000. Ouvrage d’Éric Sarner.
Combien de fois est-il possible de constater que les acteurs sociaux connaissant le mieux les défis de leurs sociétés et mettant en œuvre des initiatives pertinentes de transformation sociale, sont ceux qui ne sont pas aux postes de pouvoir. Souvent, il s’agit de personnes ou de groupes vivant en marges des sociétés.
Réf. : Eric Sarner, Mères et « folles » sur la place de Mai, Argentine 1976-2000; Editions DDB, coll. Culture de paix, Paris 2000.
Langues : espagnol
Type de document :
L’Argentine, années 1970 : le pays est gouverné de façon autoritaire par un groupe de militaires qui, dans un contexte de guerre froide et de lutte anticommuniste, font usage de la violence en organisant des enlèvements de personnes pour maintenir le régime tout en réprimant la population par la menace de la torture et de la mort. Dans leur peine et leur désespoir, les Mères d’enfants disparus se sont regroupées pour les retrouver : elles ont mené une action déterminée qui a contribué à faire tomber la junte militaire.
L’auteur, Éric Sarner, reconstruit la formation du mouvement des Mères en Argentine pendant la dictature militaire de 1976 à 2000. L’auteur mêle des approches politiques et sociologiques pour aborder les motivations du Mouvement des Mères de la place de Mai, la formation et l’évolution du mouvement, ses modes d’action et ses résultats.
Les Mères ont commencé par se réunir clandestinement, puis elles passent d’une action secrète à une action publique en circulant sur la place de Mai dans le but d’attirer l’attention et de faire connaître la barbarie de ces actes connus et cachés par la population. Peu à peu, elles constituent une opposition puis un contre-pouvoir face au pouvoir en place. Elles sont ignorées dans un premier temps par les militaires puis ridiculisées et insultées, prises pour des personnes incultes, voire des folles. Mais elles persistent à revendiquer leur droit de savoir où sont leurs enfants malgré les menaces réelles de répression militaire pesant sur elles.
Progressivement, en raison notamment au courage de ce groupe de femmes, le Mouvement des Mères prend un caractère charismatique grâce à la personnalité de Hebe di Bonafini et de Azucena de Vimmaflor De Vicenti : le peuple se met à lui prêter attention puis à le soutenir. Les effectifs du mouvement passent d’un petit groupe de femmes à deux milliers de femmes. Leur action s’intensifie et s’affirme au fur et à mesure que leur mouvement se structure : invention d’un signe de reconnaissance, élections d’une représentante, prise du statut d’association. De plus, elles commencent par s’exprimer dans la rue puis publient un périodique propre. La mobilisation sociale du début prend la forme d’un mouvement politique.
Un événément, en principe étranger à leur cause, leur permet de créer des liens avec l’étranger : la Coupe du monde de football en Argentine. Elles profitent de l’immense ouverture à l’international de l’événement ainsi que de la passion de la majorité du peuple argentin pour le football pour dénoncer les violations des droits de l’homme : les mères adressent des courriers adressés à des organisations internationales (Amnesty, ONU), à des gouvernements (États-Unis, Italie...), ce qui leur confère par ailleurs une certaine protection dans leur pays. Elles réussissent à attirer l’attention de la communauté internationale sur l’Argentine et à rallier certains organismes et associations à leur cause : elles reçoivent du soutien à l’intérieur du pays ainsi qu’à l’étranger, notamment de la part des pays occidentaux. En 1979, l’association des Mères de la place de Mai est lauréate au Prix Nobel de la paix.
Au début des années 1980, le régime militaire argentin s’affaiblit grâce à l’intervention des acteurs internationaux, la dégradation des conditions économiques et sociales accentuent l’action des Mères ; les disparitions diminuent. En 1982, c’est le retour apparent de la démocratie mais très vite les Mères dénoncent cette « fausse démocratie ». Les présidents Alfonsin et Menem ont fait preuve d’indifférence en ce qui concerne leurs revendications, tout en accordant l’impunité aux militaires.
Commentaire
Le fait que l’auteur raconte cette histoire dans un style romancé en insérant, dans les faits historiques, des détails de la vie quotidienne et des témoignages, rend l’ouvrage agréable à lire tout en favorisant une réelle prise de conscience du lecteur.
Il est intéressant de voir comment ces femmes, certes respectées par leur statut d’épouses et de mères, bien qu’accusées d’être très peu instruites et ignorantes de la chose publique, soient parvenues à s’organiser pour revendiquer leur droit de savoir la vérité sur leurs enfants. Il ne s’agit pas d’un paradoxe. Combien de fois est-il possible de constater que les acteurs sociaux connaissant le mieux les défis de leurs sociétés et mettant en œuvre des initiatives pertinentes de transformation sociale, sont ceux qui ne sont pas aux postes de pouvoir. Souvent, il s’agit de personnes ou de groupes vivant aux marges des sociétés.
Il est encore plus surprenant de constater que ces Mères ont contribué de façon indirecte à la chute symbolique du régime dictatorial. Elles ont atteint un but qu’elles n’escomptaient pas, mais en même temps, elles n’ont pas obtenu satisfaction sur ce qu’elles visaient car les régimes suivants ont accordé l’impunité aux militaires. L’auteur explique qu’il s’agissait d’une utopie car retrouver ces enfants paraissait impossible.
Il est possible d’utiliser la réflexion de l’auteur pour aborder la gestion de la crise argentine de 1998-2001, sur les plans politique et économique. Ce livre prouve bien la présence d’une base sociale très active en Argentine, comme il présenté dans l’exposé. En effet, pendant la crise, les habitants se sont organisés en associations de quartier pour faire face à la crise, n’espérant plus d’aide des autorités. La population argentine est donc caractérisée par un tissu social très dense favorisant la mobilisation sociale pour viser des buts politiques. La société civile argentine est un acteur transnational. Dans ce sens, l’Argentine ferait bien partie de l’Amérique latine.
Cependant, le revers de cette conclusion est que la population attend peu de la capacité d’action de ses dirigeants : elle ne leur prête aucune confiance.