Montargis, février 2007
La considération comme réponse à la violence des jeunes
Depuis 1976, une Association intitulée ‘Centre d’Activités Sportives’ travaille dans l’agglomération lilloise auprès d’adolescents et de jeunes adultes, afin de les aider à modifier des comportements agressifs et violents par le biais d’activités sportives dites « à risques » - arts martiaux-escalade … Elle concerne actuellement près de trois cents jeunes par semaine, dans plusieurs centres de fonctionnement dont les villes de Roubaix, Tourcoing, Haubourdin et Loos. Depuis sa création, ce sont plus de 8000 jeunes qui ont participé aux activités et ont pu profiter d’un accompagnement éducatif adapté.
Le public-cible de l’association est composé principalement de jeunes issus des quartiers difficiles, qui arrivent dans l’un ou l’autre des centres par « cooptation », amenés par des copains déjà participants ou par des contacts directs entre les éducateurs et les jeunes dans les quartiers ou dans les centres –ville.
Nous sommes donc en lien permanent avec cette population adolescente, ce qui nous permet aujourd’hui de proposer quelques réflexions sur leurs comportements et d’émettre quelques hypothèses sur les réponses à y apporter. Elles viendront modestement compléter les nombreux ouvrages écrits les dernières années sur cette question.
Précarité et manque de confiance en soi :
La plupart de ces jeunes sont inscrits dans la précarité matérielle, comme on le sait, avec les difficultés à trouver une activité professionnelle assez durable pour être constructrice d’une véritable relation au travail. Cette précarité est aussi familiale : plus de 70% d’entre eux ont été élevés dans des familles monoparentales, plus rarement « recomposées ». L’absence du père est fréquente comme l’est aussi la succession d’adultes masculins dans la famille. Cette difficulté de construire une cellule familiale entraîne une sensation d’insécurité permanente : impossibilité de trouver un recours en cas de besoin, manque de cohérence des messages éducatifs, difficulté d’identification…
Très nombreux parmi ces jeunes sont ceux qui déclarent dans nos entretiens manquer de confiance en eux, croire qu’il vaut mieux ne pas essayer (puisqu’on va encore échouer)… ce sentiment est d’ailleurs partagé à la fois par ceux qui semblent effacés, en retrait, et aussi par ceux qui manifestent une forte agressivité, voire de la violence dans leurs rapports avec l’environnement.
L’échec scolaire :
On peut également constater que la quasi-totalité d’entre eux ont été en rupture scolaire, parfois très tôt, l’Ecole devenant le lieu insupportable de l’échec entretenu et perpétué par les enseignants. Pourtant rares sont ceux qui « en veulent à l’Ecole ». C’est plutôt eux-mêmes qu’ils remettent en cause, persuadés qu’ils ne sont pas bons, qu’ils n’ont pas ce qu’il faut pour apprendre. Orientés par défaut, parfois au mépris de la simple logique (que dire de cet adolescent costaud qui voulait devenir bûcheron par amour de la nature et de la liberté et qu’on a orienté dans la menuiserie industrielle… pour un échec prévisible), ils arrivent souvent au Lycée professionnel dans des sections qu’ils n’ont pas choisies -ils ne savent d’ailleurs pas quoi choisir- et sont absentéistes avant d’être exclus.
Cette scolarisation forcée se termine souvent très rapidement par l’abandon de tout projet d’apprentissage. Beaucoup d’entre eux, en sortant de l’Ecole, savent à peine lire, ne savent pas compter. Combien d’entre eux abandonnent l’Ecole vers quinze ou seize ans, ne sachant pas lire un panneau de signalisation ni une carte routière, ni remplir les formulaires qui leur permettraient de bénéficier de leurs droits, ne sachant pas calculer un pourcentage… démunis des outils essentiels pour être dans ce monde…
Des difficultés de « constructions mentales » :
C’est surtout dans les constructions mentales que ces jeunes manquent d’un certain nombre d’outils essentiels. Nous avons constaté par exemple qu’ils ne parvenaient pas à créer les rapports de causalité ni de conséquence. Le lien de causalité permet de comprendre pourquoi l’on agit de telle ou telle façon, le lien de conséquence permet, par exemple, de savoir ce que l’on risque. Inscrits dans l’instant et l’instinct, ils passent immédiatement à l’acte -violent le plus souvent- et regrettent quelques heures plus tard ce qu’ils ont fait !
Ils ne parviennent pas, pour la plupart, à mettre en relation leur propre existence avec celle des autres. L’autre, en quelque sorte, n’existe pas, tout se rapporte à soi. Or, pour être dans le monde, il nous faut constamment créer des comparaisons, donner du sens à notre existence par les liens de ressemblance et de différence. Pour eux, ce qui est différent est incompréhensible, hostile et doit être supprimé du champ de proximité.
Ils ne parviennent pas à penser l’abstraction qui permet de construire psychiquement un sens au-delà des choses vécues, et place « le quotidien dans des ensembles supérieurs à nous ». Cette difficulté de réunir, de rassembler des notions en ensembles signifiants (le bonheur, la justice, le droit…), les amène à fragmenter leur vie en une succession de moments tout en faisant de soi le centre de toutes choses.
Il leur est difficile d’acquérir et d’utiliser ces outils nécessaires pour vivre avec les autres que sont la capacité de comparaison, de relativisation, de différenciation, de distanciation…
Le manque de repères :
On l’a déjà beaucoup écrit : ces jeunes sont pour la plupart en manque de repères. La méconnaissance de la loi, ou la recherche permanente de la transgression pour exister aux yeux des pairs, les amène à construire un système de références collectif bien éloigné de nos exigences sociales déclarées. La loi est celle du plus fort physiquement ou du plus nombreux, ou du plus doué dans le « business », celui que l’on respecte c’est celui qui a fait de la prison… Pour combattre ces représentations qui se nourrissent de l’enfermement dans la bande et le quartier, il est nécessaire d’offrir des alternatives, des déplacements dans l’espace et dans le temps pour qu’ils aient au moins le choix. Comment peut-on sanctionner quelqu’un qui ne connaît pas le code de référence du milieu dans lequel il est plongé et agit selon celui qu’il connaît depuis son enfance ? C’est bien aujourd’hui une question d’apprentissage, dont la mise en place doit être partagée entre la famille (quand elle le peut),l’Ecole et l’environnement proche.
Des relations de méfiance :
Beaucoup de ces jeunes de quartiers vivent en clans, en bandes, partageant des modes et des pratiques identiques et sont fort attachés à leur « espace vital » le quartier, la rue, l’entrée. Ils se comportent de façon hostile à l’égard de « l’étranger », celui qui vient d’ailleurs. Les représentants de l’ordre, les assistants sociaux ou éducateurs sont accueillis avec méfiance, voire de manière violente. La menace vient de tout ce qui n’est pas connu, comme dans un besoin essentiel de sécurisation. Celui qui n’est pas du quartier, le jeune d’un autre groupe, l’adulte passant sont vécus comme des ennemis potentiels, ils doivent disparaître du champ de vision, du champ d’appartenance.
C’est dans la distanciation et l’hostilité utilisés comme processus de (non)relation que ces jeunes abordent ce qui vient d’ailleurs. On comprend que cette construction mentale soit génératrice de conflits et de violences plus graves. J’ai le souvenir de ce jeune adulte qui m’a répondu alors que je lui posais une question anodine :
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« Toi, je te connais pas, alors tu me parles pas !", refusant ainsi toute communication , exercice de la relation qui aurait permis qu’il « me connaisse » !
Défense du territoire, refus d’entrer en relation, conviction que l’Autre est une menace potentielle sont des éléments générateurs de violence. Beaucoup d’entre eux ont l’impression permanente d’être floués, rejetés. Ils sont convaincus qu’on leur en veut d’être d’origine étrangère, d’être de ce quartier, (ou d’être « de la rue »),persuadés qu’on ne les aime pas ; leur attitude provocante, agressive nourrit sans doute ce rapport aux autres.
Cette construction amène à se poser des questions sur l’opportunité des discours de « victimisation » qui sont développés par certains intervenants ou certains hommes politiques, insistant sur l’injustice qui leur est faite. On peut se demander ce que doit ressentir quelqu’un que l’on persuade de son malheur sans qu’il ait les moyens de réagir, si ce n’est …par la violence.
D’autres compétences :
Ils ont développé d’autres compétences :
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Une solidarité qui permet la connivence du groupe face à toute menace (ou supposée telle)- comme celle de ces élèves de lycée professionnel qui en début d’année, pour le premier « appel » avaient changé de nom, empruntant avec la complicité de toute la classe le nom d’un autre élève, et le changeant encore au cours suivant, mettant le jeune enseignant dans le plus grand désarroi.
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Celle de créer de la tension avec les représentants de l’autorité, en se comportant de telle façon qu’ils maîtrisent en quelque sorte la relation par une provocation qui s’arrête juste avant la limite.
Ils réussissent aussi à protéger leur « territoire » de toutes les intrusions, et sont capables de créer des solidarités positives pour aider un autre membre du groupe dans la difficulté avec les autorités. Le déni est une « arme » de plus en plus efficace pour échapper aux poursuites.
Ils se sont fabriqués d’autres valeurs qui, si elles semblent en contradiction avec les nôtres, ont pourtant une fonction de rassemblement, d’identification et de partage, comme le montre également le développement d’une véritable culture, avec ses modes, sa musique, son langage…
Une approche par la considération :
Ces jeunes montrent une réelle difficulté à créer du lien, à aller vers l’inconnu, à sortir d’un enfermement dans le temps (se concevoir dans le projet) et dans l’espace (sortir du territoire).
Dans le rapport que nous créons avec eux, nous partons d’un postulat : celui que chacun d’eux détient des compétences et qu’il est capable de progrès.
Un accompagnement individualisé par étapes est mis en place :
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Cela commence par la pratique sportive, permettant de souligner la progression, de donner du sens aux efforts, de mettre en valeur les changements-.
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La deuxième étape est celle du dialogue adapté à chaque personnalité, pour amener à l’ouverture vers de nouveaux espaces et de nouvelles relations d’abord accompagné par nos éducateurs.
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Il reste ensuite à définir avec le jeune un projet simple qui lui permettra de réussir - parfois pour la première fois-, cette première réussite devenant starter pour de nouvelles conquêtes.
Cette démarche suppose un cadre défini et sécurisant, où le jeune apprend peu à peu à se conformer aux normes du groupe. Ce cadre lui est imposé, mais il lui est aussi favorable, puisqu’il s’y sent reconnu et pris en considération.
Cette notion de la considération nous semble au cœur de notre pratique. Considérer l’autre, c’est d’abord le voir pour ce qu’il est, complètement, avec ses manques et ses qualités, sans concession sur ses transgressions. Cette considération peut prendre la forme d’une remarque, d’un dialogue, d’une exigence. Elle s’intéresse à la personne au-delà de l’apparence que le jeune veut donner ou de la représentation que les autres ont de lui.
Les spécialistes des « Sciences de l’Education » ont bien montré comment se construit une « carrière » de délinquant. Repéré pour son comportement perturbateur ou violent dès son plus jeune âge, l’enfant se retrouve marqué, étiqueté, mis à l’écart par les adultes qui l’ont en charge. Paradoxalement, cet enfant aura alors tendance à se comporter exactement selon cette image que les adultes lui renvoient, renforçant ses attitudes qui à leur tour renforceront le rejet par les adultes. Cette « escalade », (que l’on retrouve aussi dans le développement du conflit inter-personnel) ne peut être évitée que par l’adulte qui devra chercher d’autres processus de communication que celui de la « réplique ».
Pour une meilleure estime de soi :
Ces jeunes ont avant tout besoin de retrouver confiance en eux, d’acquérir assez d’estime de soi pour pouvoir entrer en relation avec l’inconnu, dont l’expérimentation est indispensable pour trouver une place parmi les autres. Notre association développe ce concept par le biais d’un accompagnement individuel constant, qui :
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Met en valeur les compétences.
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Affirme que chacun a la capacité de combler ses manques (physiques, verbaux …).
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Encourage à l’expérimentation et à la ténacité.
La mise en place d’un cadre collectif, le respect des règles imposées par le groupe, sont la condition-même de la participation aux activités.
Pour que la violence ne soit plus la réponse instinctive à la menace réelle ou supposée, nous travaillons avec eux sur l’affect, leurs ressentis, afin d’apaiser le trop-plein de souffrance et de haine qui les fait agir. Cela passe aussi par des exercices sur le langage : mettre des mots sur ce que l’on éprouve, trouver des mots pour exister autrement aux yeux des autres permet d’élaborer de nouveaux outils de la relation.
Un enjeu collectif :
Il faut sans doute penser autrement le rôle des intervenants éducatifs, ceux de l’Ecole et du quartier, tenus aujourd’hui d’aider voire d’assister les familles. L’enjeu est collectif, et doit être réalisé de manière cohérente avec l’ensemble des partenaires : parents, intervenants sociaux et éducatifs, avec comme objectif l’intégration de l’enfant aux exigences de la vie avec les autres, et dans un processus qui lui permette de se réaliser pleinement. Cette violence des quartiers, des zones fragiles, ne pourra être diminuée que par un travail collectif qui prend acte que l’enfant est en grande partie le résultat des pratiques des adultes à son égard.
Nous pensons, après trente ans d’action auprès de ces jeunes que la peur, le rejet, la condamnation doivent laisser place à l’apprivoisement, la considération et la confiance. Cette approche favorable ne peut cependant se faire que si le cadre est clairement expliqué et identifié, ce qui est aussi du rôle de l’adulte.
Yves Sihrener - fondateur de l’association cas.
Notes :
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Pour tous renseignements sur l’Association : Centre d’Activités Sportives, 61 rue de l’Industrie 59100 ROUBAIX cas_roubaix@club-internet.fr
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Lire : « Traiter la déviance par le combat »Stéphane Dervaux - Ed. Matrices.
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Se reporter également à « VIP » Violence et paroles, mis en place par une équipe de la P.J.J. du Nord ( Protection Judiciaire de la Jeunesse).
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Prisonniers de la haine : les racines de la violence Aaron T. Beck - Ed. Masson.