Karine Gatelier, Grenoble, février 2013
Le Mali, bon élève de la démocratie serait-il devenu le paroxysme de l’effondrement de l’État ?
Essayons de démêler quelques nœuds de la complexité qu’offre la situation malienne.
Un pouvoir politique sans autorité effective
La crise actuelle – contestation de l’autorité centrale dans le Nord du pays avec le mouvement indépendantiste des Touareg et coup d’État par les militaires – semble représenter l’étincelle qui fait éclater une situation ancienne au grand jour : le délitement du pouvoir malien qui remonterait à une dizaine d’années.
Les responsabilités sont multiples et ne manquent pas de paradoxes : la démocratie malienne érigée en modèle régional reposait en réalité sur un système de consensus qui l’a ruinée. Instauré par ATT, le système a conduit à la fois à museler l’opposition en liant ses intérêts à ceux des dirigeants, et, par la distribution de postes et de prébendes, à institutionnaliser une corruption de grande ampleur, atteignant le sommet de l’État. Tous les segments de la société en auraient profité : l’opposition politique, les Touareg, les militaires et notamment les proches de Sanogo. La corruption justement est alimentée par divers trafics, de cocaïne notamment en provenance d’Amérique latine et pour fournir le marché européen, via la Guinée Bissau, mais aussi de migrants, d’armes, d’essence etc. La démocratisation dévoyée au profit des intérêts privés des personnes incarnant le pouvoir a alors pris le chemin, malheureusement classique, de la prédation des ressources symboliques et matérielles du pouvoir, conduisant à une érosion du pouvoir au bénéfice de nouveaux acteurs.
Le schéma présente cette dynamique sous la forme de forces centrifuges : elles représentent autant de dynamiques qui contribuent à l’effritement du pouvoir dans les différents domaines de l’action politique. Le pouvoir du régime, ses fonctions régaliennes (sécurité, fiscalité notamment) et les processus qui le renforcent (cohésion sociale, sa capacité à offrir des services nécessaires à l’existence de ses citoyens) lui échappent progressivement car l’État entre en concurrence avec des acteurs non étatiques qui s’en emparent et le remplacent.
Le silence actuel de la classe politique malienne, et son incapacité à être une force de propositions, face à une crise d’une telle gravité trouverait une part d’explication dans la responsabilité de la classe dirigeante.
Quelques autres paradoxes…
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La très faible participation aux élections : entre 20 et 40 %
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La fréquence des achats de voix pour 1000 francs CFA (1,50 €)
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L’existence d’une classe nommée les « milliardaires de la démocratie » enrichis grâce à la libération économique et politique
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ATT remet le pouvoir aux civils après son coup d’État (1991) pour le reprendre en 2002, en se faisant élire président
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Une élection aujourd’hui conduirait à proposer pour candidats ceux qui avaient le pouvoir hier
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Le sentiment que la mesure de la gravité de la crise n’est pas prise par la classe politique
Un pouvoir déliquescent soutenu de l’extérieur
Le consensus national rencontre un autre consensus, au niveau international celui-là, et il explique le concert à l’unisson pour reconnaître le Mali comme le bon élève de la région. Cercle vertueux aux effets pervers : cette reconnaissance attire l’aide internationale au développement qui à l’intérieur nourrit la corruption.
Cette crise est également en train de nous démontrer que les instruments institutionnels et les modalités de l’action internationale doivent être questionnés : la vitrine institutionnelle de l’État malien faisait bonne figure à travers la distance qu’elle a posée avec les coups d’État militaires et l’alternance démocratique de ses présidents ; un processus de décentralisation etc. Pourtant, nous nous sommes aveuglés à ne regarder le Mali qu’à travers le prisme de l’État occidental. La décentralisation a-t-elle suffit à organiser l’intégration citoyenne des régions et des minorités ? Les Américains forment les militaires maliens à la lutte antiterroriste dans le Nord du pays sans apercevoir la fracture touareg ?
Une guerre juste mais une intervention risquée
Depuis le 11 janvier 2013, la France est entrée en guerre au Mali au nom de l’urgence que représentait la progression des forces djihadistes. Les objectifs de cette offensive armée restent flous : empêcher que le Mali ne devienne la plaque tournante du terrorisme ? Pourquoi seule la France serait concernée ? « Remonter aux sources du terrorisme » ? (Fabius) mais alors les moyens militaires sont-ils les plus appropriés ? Une intervention conduite pour lutter contre le terrorisme alors que les derniers attentats qui ont frappé l’Europe (Madrid et Londres) ont été le fait de citoyens européens indignés par la présence d’une armée occidentale en terre d’islam (Afghanistan, Irak) peut-elle vraiment prétendre diminuer le risque d’attentat ? (Tsvetan Todorov, 25-01-2013).
Faire la guerre pour faire le bien (démocratie et droits de l’homme) rappelle à coup sûr les pratiques des néoconservateurs.
Cette guerre draine quantité de questions sur ses objectifs et les moyens qu’elle choisit pour les atteindre : un ordre juste ne saurait être instaurer par des moyens militaires. La solution est à rechercher dans les instruments politiques.
Si l’objectif est de reconstruire la capacité de l’État, alors le pari est risqué parce que les expériences passées ont montré qu’on ne sait pas faire émerger un pouvoir légitime au lendemain d’une crise aussi profonde. Les interventions antérieures ont à la limite permis de créer des États creux – les processus post-conflit ont bien mis en place des institutions mais elles sont peu, voire pas, investies ni légitimes aux yeux de la population (institution-building). Les instruments habituels, basés sur les processus électoraux échouent régulièrement à faire émerger une légitimité politique (Bosnie-Herzégovine, Afghanistan, Kosovo, Irak). Le piège récurrent étant d’organiser une autorité provisoire, au mieux installée par les acteurs étrangers et confiée aux leaders locaux, au pire entre les mains des internationaux. Dans les deux cas, le transfert de ce pouvoir par la suite pose problème (Bosnie-Herzégovine jusqu’à aujourd’hui, Afghanistan).
Quelques autres paradoxes…
L’armée française est aujourd’hui alliée à l’armée malienne qui s’est rendue coupables d’exactions intolérables, contre les Bérets rouges, soutiens militaires de ATT à la suite du coup d’État de mars 2012 ; mais également plus récemment, Amnesty International rapporte des exécutions dans la ville de Sévaré les 10 et 11 janvier 2013 de civils jetés dans les puits, puis criblés de balles. L’armée française porte désormais la responsabilité d’informer et d’appeler au calme pour éviter les exodes massifs de populations.
L’enracinement profond de ces déterminants de la crise en explique la gravité actuelle.