Mouna Chidiac, Paris, janvier 2005
Argentine, décembre 2001 : manifestation et effets de la crise économique
L’ampleur de la déstructuration de la politique sociale provoquée par la crise économique argentine de 2001.
La crise que connaît l’Argentine depuis décembre 2001, est l’une des plus graves qu’ait connu ce pays, à l’histoire pourtant si riche. Sa violence, le contexte social et politique dans lequel elle s’est développée, le coût à long terme qu’elle risque d’imposer au pays sont autant d’éléments frappants. Alors que l’insolvabilité de l’État et une crise bancaire sont déjà des événements graves, la crise argentine apporte à ces deux événements une dimension monétaire exceptionnelle, d’où sa violence.
Avec cette nouvelle crise, l’Argentine a connu une chute vertigineuse de son PIB, une montée en flèche du chômage et de la pauvreté, une hausse des prix considérable, une division par quatre de son taux de change en moins d’un an et un endettement extérieur devenu intenable. L’Argentine se présentait à ce moment comme un pays où toutes les forces industrielles et financières étaient vendues aux capitaux internationaux, où les salariés de la fonction publique ont été massivement sacrifiés, où l’éducation et la santé étaient réservées aux rares personnes solvables et où la pauvreté et les inégalités n’ont cessé de croître.
Le PIB ne cesse de baisser depuis 1999, - 39 % en 1999, - 0,8 % en 2000, - 4,4 % en 2001 et - 16,3 % en 2002. L’investissement chute de 12,6 % en 1999, ralentit sa baisse en 2000 (- 6,8 %), connaît à nouveau une accélération de son déclin en 2001 (- 15,7 %) pour s’effondrer en 2002 (- 46,1 %). La pauvreté absolue est passée de 27 % en 1998 à 53 % en 2002. En 2002, on comptait 18 millions de personnes sans protection médicale et le prix des médicaments a augmenté de 200 % alors que l’inflation s’élevait à 30 % en 2001.
Des contestations sociales se sont mises en place et les 19 et 20 décembre 2001, des centaines de milliers de personnes se sont mobilisées pour exiger du travail, le paiement des salaires en retard, le respect des sentences judiciaires qui ordonnent le paiement des pensions, des allocations chômage, un investissement social dans le domaine de la santé et de l’éducation…
L’effondrement de l’Argentine
La question qui revient souvent est de savoir comment le meilleur élève des institutions financières internationales a pu faire faillite. « Alors que l’Argentine semblait sortie d’affaire, faisant figure avec son voisin chilien d’élève modèle des institutions financières internationales, la crise russe de 1998 et la dévaluation du réal brésilien en janvier 1999 ont été les détonateurs d’une crise qui ne cesse, depuis lors, de peser sur l’économie et la société argentine ». En effet, l’Argentine avait appliqué rigoureusement les programmes d’ajustement structurel et mis en place une politique stricte fondée sur la création d’une caisse d’émission, une politique budgétaire restrictive, des politiques de libéralisation des échanges, des déréglementations généralisées et des privatisations accélérées.
Fin 1999, le FMI avait promis au nouveau gouvernement un prêt de 10 milliards de dollars pour refinancer ses dettes sous condition de la mise en œuvre d’un nouveau programme d’austérité. En mars 2000, un premier programme de grande ampleur fut décidé, caractérisé entre autres par une hausse des impôts et taxes, la réduction des dépenses fédérales en faveur des provinces, le démantèlement du système public de sécurité sociale, la libéralisation des secteurs des télécommunications… En novembre 2000, le FMI exige davantage de rigueur budgétaire et un deuxième plan est donc proposé se traduisant notamment par le gel des dépenses pour cinq ans à tous les niveaux du gouvernement. Au premier trimestre 2001, un troisième plan encore plus drastique a été établi mais ne fut pas mis en application en raison de son rejet virulent par la population.
Depuis 1995, le FMI et la Banque mondiale octroient à l’Argentine d’importants plans d’aide mais le 5 décembre 2001, le FMI refuse d’accorder à l’Argentine l’aide de 1,3 milliards de dollars car selon lui, elle n’aurait pas respecté le programme de réforme économique dit plan « déficit zéro » lancé en juillet. La Banque mondiale ainsi que la Banque interaméricaine de développement suspendent à leur tour le versement des 1,1 milliards prévus. Pour honorer sa dette extérieure, le pays est alors contraint de puiser dans ses réserves de fonds de pension. S’en suit une période de manifestations et d’émeutes entraînant la déclaration d’état de siège et la démission de Domingo Cavallo puis celle du Président Fernando De La Rua, le 21 décembre.
Eduardo Duhalde est élu Président par le Congrès le 2 janvier 2002 et promulgue le 8 janvier la « loi d’urgence économique » qui impose la dévaluation de 29 % du peso et supprime la parité avec le dollar. Le plan économique anti crise du 3 février prévoit le rétablissement du peso comme monnaie nationale et le 11 février, l’Argentine réinstaure le marché libre des changes. Le 5 mars, le Congrès approuve le budget d’austérité qui prévoit un déficit de 3 milliards de peso pour tenter de répondre aux exigences du FMI. À la suite de nouvelles négociations avec le FMI, le G7 et la Banque mondiale et devant leur refus d’un nouveau prêt, l’année 2002 voit l’Argentine s’enliser dans la crise.
Les effets de la crise sur le système social
Les réformes des plans d’austérité ont eu de nombreuses conséquences sociales en Argentine. « L’Argentine a, depuis plusieurs années, mis en place progressivement une série de mesures dont les conséquences sociales se sont avérées dramatiques pour la population ». Les réformes engagées depuis 2000 et renforcées sur recommandation du FMI ont entraîné un accroissement des inégalités et de la pauvreté. « La crise argentine est en train de provoquer une rapide dégradation de la situation sanitaire de la population due à l’absence de médicaments, de matériels médicaux et d’aliments pour enfants », ont déclaré à Porto Alegre le 29 janvier 2002, les maires de Buenos Aires (Anibal Ibarra) et de Rosario (Hermes Binner).
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Le système de santé publique
Avant la réforme, le système était à la faveur des salariés autour d’institutions nommées « Obras Sociales (OS) ». Ces institutions étaient dirigées pour la plupart des syndicats et fonctionnaient comme des assureurs de santé c’est-à-dire qu’ils payaient des fournisseurs de soins de santé sur la base de services rendus. Les OS devaient garantir au minimum la provision d’un ensemble de services de base défini par le gouvernement et appelé le « Programa medico obligatorio ». Ce système était financé par des contributions patronales et salariales représentant respectivement 5 et 3 % du salaire. 90 % de ces contributions étaient versées aux OS et les 10 % restant finançaient une agence et un mécanisme de redistribution appelé « le fonds redistributif solidaire ». Depuis le 29 novembre 2000, date de la signature du décret ordonnant la dérégulation du système de l’assurance santé, le partenariat entre État et syndicats fut démantelé ainsi que le système de couverture universel assurant aux salariés un système de soins de santé publique.
La réforme de janvier 2001 suppose une ouverture à la concurrence des organisations de gestion du système de santé. Désormais, les individus sont libres de choisir leurs fournisseurs de soins entre les OS, les organisations sociales publiques ou privées. La concurrence entre les prestataires d’assurance santé est contrôlée par une nouvelle agence de supervision qui est la « Superintendencia de seguro de salud (SSS) ». Ce nouveau système a été très bien accueilli par le FMI dans la mesure où la compétition entre fournisseurs de services devrait assurer une utilisation plus efficace des contributions salariales et patronales. Avec la privatisation du système de soins, on est en droit de se demander comment cette réforme affectera les 15 millions d’argentins qui ne possèdent pas de couverture sociale autre que les traitements d’urgence dispensés par les hôpitaux publics.
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La réforme du marché du travail
L’objectif de cette réforme, encouragée par le FMI, est la satisfaction des demandeurs d’emploi plutôt que celle des offreurs. La politique engagée vise à libéraliser le marché du travail, à accroître la flexibilité de la main d’œuvre et à réduire les contraintes pesant sur les entreprises. L’objectif officiel est de promouvoir l’emploi, toutefois, le retrait systématique des contraintes réglementaires imposées aux employeurs afin de réduire les coûts associés au facteur travail, risque de renforcer la précarité de l’emploi plutôt que de le favoriser.
La libéralisation du marché du travail pourrait se traduire par une hausse des licenciements ou par une baisse des rémunérations qui ne ferait qu’amplifier le désarroi dans lequel se trouve une grande partie de la population argentine. Une part croissante de la population se trouve sans emploi et vit dans des conditions misérables. Il semble que les institutions financières internationales cherchent plus, par leurs réformes, à résorber les déséquilibres et à satisfaire les investisseurs plutôt qu’à assurer des conditions de vie décentes aux populations. Comme le souligne un document du FMI (IMF Concludes Article IV Consultation with Argentina. Public Information Notice, 3/10/2000).
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La réforme du système de fonds de pension
L’Argentine comme le Pérou, la Colombie et le Mexique ont opté pour le transfert de la gestion de leurs fonds de pension à des organismes privés et non plus à la sécurité sociale. Cette réforme a débuté en juillet 1994, en Argentine avec la création d’un système de fonds de pension privé. Ce système a remplacé le système national de sécurité sociale publique (système de retenue à la source ou « pay as you go » par un système mixte à la fois public et privé). L’ancien système supposait le prélèvement d’un pourcentage de revenu qui était ensuite redistribué aux personnes actuellement à la retraite. Ce système de retraite par répartition a été complété dès 1994 par un système mixte de retraite dans lequel coexistent un système de fonds de pension public géré en répartition et un système de retraite par capitalisation administré par des fonds de pension privés ou publics. La différence essentielle entre les deux systèmes de sécurité sociale était l’ajout d’une augmentation graduelle de l’âge de la retraite (à 65 ans pour les femmes et à 60 ans pour les hommes d’ici 2001).
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La réforme du système éducatif
Le système éducatif argentin est fortement touché par la succession des coupes budgétaires. L’enseignement public est quasiment en ruine. Un instituteur avec une vingtaine d’années d’ancienneté gagne à peine 2400 francs (environ 370 euros) par mois. Le nombre de jeunes qui abandonnent le système scolaire avant la fin de leurs études est très élevé : 30 % quittent l’école primaire, 49 % le secondaire, 51 % le supérieur. Tout cela témoigne que les différentes réformes sociales engagées depuis la loi de convertibilité jusqu’à la loi de compétitivité ont participé à creuser les inégalités et à démanteler un édifice social argentin qui autrefois rivalisait avec celui des grands pays industrialisés comme la France. L’édifice social argentin qui était auparavant basé sur la répartition a subi des pressions financières internes et externes. Les institutions financières internationales ont estimé que ce système allait à la faillite et que la dérégulation, l’introduction du marché et de la concurrence entre fournisseurs et services sociaux étaient indispensables à la pérennité d’un système de base solvable. Les coupes budgétaires, les privatisations hâtives, les réformes des systèmes de santé, d’éducation et de protection sociale ont profondément touché les argentins.