Mouna Chidiac, Paris, 2004
Les origines de la crise économique de l’Argentine en 2001
La crise ouverte argentine a été déclenchée en décembre 2001 par la mise en place du « corralito » (le gel des dépôts bancaires) et la suppression du versement d’une branche du prêt accordé par le FMI. Le corralito a marqué la fin du régime du « currency board » et du système du président De la Rua.
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L’Argentine est connue pour être l’un des bons élèves du Fonds monétaire international (FMI)
Le pays a, depuis les années 1980, appliqué rigoureusement les lettres d’intention des experts de Washington. Aujourd’hui, alors que 90 % des banques et 40 % de l’industrie sont aux mains de capitaux internationaux, la dette extérieure du pays a quasiment quadruplé entre 1983 et 2000, la santé et l’éducation sont en lambeaux et le salaire moyen vaut la moitié de ce qu’il valait en 1974. Autant économiquement que socialement, la situation est dramatique et est aggravée par la crise explosant en décembre 2001. La raison qui est souvent évoquée est que le FMI et les gouvernements argentins n’ont pas répondu aux véritables problèmes et ont, au contraire, appliqué des mesures les aggravant. À la suite d’une enquête judiciaire de plusieurs années faisant suite à une procédure déposée par un journaliste Alejandro Olmos, on a pu dire que la crise de la dette argentine (car il s’agit d’une crise d’endettement public) a pour origine un mécanisme de dilapidation et de détournement de fonds mettant en scène le gouvernement argentin, le FMI, les banques privées du Nord et la Federal Reserve américaine. De nombreux économistes argentins situent son origine dans la politique économique suivie par le gouvernement de la dictature (1976). Cette dernière a été caractérisée par son extrême libéralisme rompant avec l’interventionnisme d’État. D’autres économistes, sans nier la première explication, considèrent que la racine profonde de la crise se situe dans les politiques suivies pour sortir de la période hyperinflationniste et récessive des années 1990.
Des contradictions internes (1930-1989), de la dictature à la démocratie
Les diverses explications de la crise argentine sont en effet liées aux contradictions internes du mode de développement économique, perceptibles dans les années 1930. Jusqu’alors, l’Argentine a exploité son avantage comparatif dans l’agriculture. Sa croissance rapide reposait sur le dynamisme du secteur primaire et ses effets d’entraînement sur les industries agro-alimentaires, les transports et le commerce. Son financement dépendait des recettes des exportations agricoles et des investissements étrangers (IDE).
Mais la grave crise économique mondiale de 1929 a eu des conséquences dramatiques en Argentine. En effet, le pays a affronté la pénurie des capitaux étrangers, l’effondrement des exportations, les difficultés d’approvisionnement en biens industriels. Elle a dû développer de nouvelles industries pour atténuer sa dépendance extérieure et assurer l’emploi des populations. Le chômage, la hausse du coût de la vie et l’exode rural drainant vers les villes les populations démunies, ont suscité un profond malaise social et politique. Les organisations fascistes devinrent de plus en plus actives et prônèrent l’établissement d’une dictature. La Seconde Guerre mondiale amena indirectement le retour au pouvoir des militaires.
En 1943, intervint un coup d’État avec pour meneur le colonel Juan Domingo Peron. Il fut élu président de l’Argentine le 24 février 1946 avec 56 % des voix. Jusqu’en 1982, les militaires et les péronistes ont opté pour l’excès de protectionnisme et d’inflation et le déficit d’importation. Au lieu d’organiser le transfert de la rente agricole vers le reste de la société et d’affronter ainsi les antagonismes de classes de la société argentine (ville-campagne, ouvriers-bourgeois), le pouvoir préféra s’offrir un État-providence à crédit, en créant de la monnaie pour financer des déficits publics chroniques. Il s’en suivi une inflation structurelle (de 25 % par an de 1943 à 1974) qui dissuada l’épargne et encouragea la fuite des capitaux.
Le régime de Peron développa une doctrine nommée « justicialisme ». Celle-ci alliait, avec une certaine habileté, la répression, le populisme, l’attachement au catholicisme, le réformisme, le neutralisme et le nationalisme. Mais elle finit par susciter de plus en plus d’oppositions et en septembre 1955, Peron fut renversé par un putsch militaire.
À la suite de cela, s’ensuivit une époque troublée par des coups d’État militaires successifs entre 1966 et 1971. L’année 1973 marqua le retour au pouvoir de Juan Peron à la tête du pays mais celui-ci mourut l’année suivante et fut succédé par sa troisième épouse Isabel Peron. Durant son mandat, la situation politique et économique se détériora rapidement (l’Argentine s’enlisa dans l’hyperinflation avec 500 % en 1975), de telle sorte qu’elle fut renversée en mars 1976 par un coup d’État conduit par le général Jorge Rafael Videla. À cette période, la dette extérieure du pays s’est alors multipliée par cinq (elle passa de 8 à 43 milliards de dollars) et la part des salaires dans le PNB baissa sensiblement (de 43 % à 22 %).
Incapable d’enrayer l’inflation, l’armée instaura un régime répressif caractérisé par l’élimination systématique des opposants qui furent l’objet d’enlèvements. Le gouvernement militaire imposa la loi martiale et gouverna par décret. L’Argentine dut alors faire face à l’opposition de la Communauté internationale, alors que la Commission interaméricaine des droits de l’homme accusait le gouvernement argentin « d’utiliser systématiquement la torture et […] d’autres traitements cruels, inhumains et dégradants ».
En mars 1981, le général Videla fut remplacé par le maréchal Roberto Viola, lui-même destitué en décembre de la même année par le commandant en chef des armées Léopoldo Galtieri.
Ce n’est qu’en 1983, que l’Argentine renoua avec la démocratie avec l’élection de Raul Alfonsin. Le pays était alors rongé par l’hyperinflation (en 1985 elle représentait 650 %) et la corruption. Dans l’incapacité de résoudre la crise, le régime devint impopulaire et favorisa le retour du péronisme.
Du « miracle argentin » aux crises financières à répétition, 1991 à 2000
La période des années 1990 s’est caractérisée par deux séquences : de 1991 à 1997, l’Argentine a vu sa croissance atteindre 8 % et on évoquait même le « miracle argentin » ; et de 1995 à 2000 où la croissance a disparu.
L’arrivée au pouvoir de Carlos Menem en 1989 et la signature du plan Brady (ou Loi de convertibilité) au début des années 1990 ont enfin sorti le pays de sa léthargie économique. Les réformes appliquées par le gouvernement Menem furent parmi les plus radicales du continent : privatisation des entreprises publiques, hausse des taux d’intérêt, libéralisation de l’économie et surtout instauration d’une nouvelle monnaie liée au dollar, le peso. Jusqu’à la réforme de 1991, l’inflation n’est jamais tombée en dessous de 90 % par an.
Le système de caisse d’émission fut alors introduit par le Ministre de l’Économie Domingo Cavallo pour lutter contre l’inflation persistante et contre la fuite des capitaux. Le taux de change du peso fut fixé au dollar au taux de un pour un et la base monétaire fut couverte par les réserves officielles. La parité du peso avec le dollar a eu pour conséquence une diminution de l’inflation, qui a chuté de 172 % en 1991 à 24,6 % en 1992. Ces réformes ont aussi entraîné une reprise des investissements étrangers. Après des années de marasme financier, l’Argentine a enregistré en trois années une croissance de 25 % de son PIB. Fin 1994, l’enthousiasme pour ce développement rapide était général. Les marchés avaient confiance et les capitaux internationaux affluaient.
Toutefois, la seconde partie des années 1990 fut tragique pour l’Argentine. Le pays était à la merci de tout choc extérieur. Ainsi, la crise mexicaine et son effet « tequila » ont entraîné l’Argentine dans une crise financière brutale : les flux de capitaux internationaux refluaient massivement à partir de 1995. À priori, le système de caisse d’émission semblait fonctionner tout à fait convenablement en Argentine mais il est vite devenu évident que tel n’était pas le cas. En effet, la rigidité du taux de change a eu pour conséquence que tout choc extérieur se répercutait fortement sur l’économie argentine. Les crises de l’Asie (1997), de la Russie (1998) et du Brésil (1999) ont toutes contribué d’une façon ou d’une autre à celle de l’Argentine. Par ailleurs, ce système de change a conduit progressivement à une surévaluation du peso et à la perte de compétitivité des entreprises. Les conséquences furent entre autres, une diminution considérable des exportations du pays et l’effondrement des investissements étrangers dans celui-ci. D’un autre coté, le système de caisse d’émission a inévitablement rendu l’économie argentine dépendante des capitaux étrangers. La croissance du pays était indirectement liée à sa capacité de générer des capitaux étrangers, ce qui s’est avéré fort difficile.
Avant la série de crises qui l’ont déstabilisée, l’Argentine a vu apparaître trois nouveaux problèmes :
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Le chômage
Il a commencé à augmenter en 1992-1993 alors que l’économie était en phase de croissance, résultat de l’effet conjugué de l’appréciation monétaire initiale du fait de l’ancrage du peso au dollar et de l’ouverture soudaine de l’économie. Il y avait donc déjà un chômage d’offre avant que les effets de la crise mexicaine ne viennent ajouter des difficultés à la situation argentine.
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La dette et le déséquilibre budgétaire
Le deuxième problème auquel l’Argentine a dû faire face est celui de la question budgétaire. On commence à observer un déficit budgétaire dans la période 1994-1997. Le déficit courant inexistant avant les réformes Menem, n’a cessé de se creuser parallèlement à l’endettement extérieur. Depuis les années 1970, la dette extérieure est passée de 7,6 à 132 milliards de dollars, ce qui démontre l’importance de l’endettement du pays. L’Argentine a dû alors débourser des sommes sans cesse croissantes pour rembourser sa dette alors que les revenus gouvernementaux se faisaient dramatiquement rares (l’évasion fiscale était démentielle) et que le peso était surévalué. L’évasion fiscale qui s’élevait en 1998 à quelques 40 milliards de dollars a privé l’État de la moitié des recettes fiscales qu’il aurait dû normalement encaisser. Les revenus de l’État argentin n’ont pas augmenté puisqu’ils dépendent des revenus de la population et ces derniers sont en chute libre. Ce sont en réalité, comme presque partout dans le Tiers-Monde, les populations pauvres qui supportent la majorité de la pression fiscale : la TVA est passée de 14 à 21 % ce qui a frappé de plein fouet ceux qui consacraient la majorité de leurs revenus aux besoins de première nécessité, c’est-à-dire les plus pauvres. Malgré les augmentations successives des taux d’imposition, le gouvernement était dans l’incapacité d’équilibrer son budget. Cependant, la raison fondamentale du déséquilibre budgétaire de l’État demeurait le service de la dette et non pas les mesures de soutien à la population. Du fait de l’ouverture rapide de son économie, l’Argentine était également vulnérable sur le plan extérieur à cause de sa difficulté à concilier politique budgétaire et politique monétaire.
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Les chocs extérieurs
Ensuite, le troisième problème est que l’Argentine a connu à partir de 1998, une série de chocs extérieurs qui vont fournir une explication de la crise :
• l’augmentation des primes de risque à la suite des crises russe et asiatique ;
• dans la foulée de la crise asiatique, on a assisté à une forte diminution du prix de certaines matières premières ;
• la stagnation puis la dévaluation du réal brésilien. Le Brésil étant le principal client de l’Argentine (30 % des exportations argentines vont vers le Brésil), cela a pénalisé ses exportations ;
• l’appréciation du dollar, on a assisté alors à une perte de la compétitivité par les prix des exportations argentines vis-à-vis des zones non dollar dont l’Europe, avec qui elle fait environ 20 % de ses échanges extérieurs.
Le 24 octobre 1999, Fernando de la Rua a succédé à Carlos Menem et a hérité d’un pays en proie à la récession. Les finances du pays étaient en ruine et sur les 37 millions d’habitants, plus de 20 millions vivaient en dessous du seuil de pauvreté. Au cours de l’année 1999, la dette argentine a augmenté encore de 12 milliards de dollars et le pays était celui dont la dette à l’égard des marchés financiers a le plus augmenté (plus des trois quarts de sa dette étaient dû aux marchés financiers). Cette politique d’emprunts massifs sur les marchés financiers n’a pas suffi à rembourser les dettes et le pays a signé un accord avec le FMI (de 7,2 milliards de dollars) contraignant le gouvernement à réduire son déficit fiscal de 7,1 à 4,1 milliards en un an. L’assistance de la Banque mondiale fut également sollicitée : à la fin de l’année 1999, l’Argentine a émis une obligation en six tranches de 250 millions de dollars couvertes par la Banque mondiale. Mais tous ces artifices censés rendre confiance à des marchés instables par nature se révéleront une fuite en avant inefficace.
En décembre 2000, la pression était au plus fort et le gouvernement épuisait ses réserves en tentant de maintenir le lien fixe entre le peso et le dollar. Quand plusieurs de ses voisins importants ont dévalué leur monnaie (comme le Brésil), l’Argentine s’est retrouvé avec une monnaie surévaluée pour la région, ce qui a rendu plus chères ses exportations par rapport à celles de plusieurs pays latino-américains et aggravé son déficit courant. Fin décembre 2000, il a été décidé de conserver cette parité avec le dollar et de tabler sur la confiance des investisseurs étrangers censés boucher le trou du déficit courant. Ainsi, le FMI a concocté un paquet d’aide de 39,7 milliards de dollars avec des conditions : libéralisation du système des soins de santé, dérégulation des secteurs clés comme l’énergie et les télécommunications, contraction des importations, flexibilisation du marché du travail, renforcement des privatisations, etc.
Mais la spirale était inexorable. La libéralisation imposée par le FMI permettait une évasion fiscale de plusieurs milliards de dollars par an tandis que l’État argentin, surendetté, fut contraint d’emprunter à des taux insoutenables sur les marchés internationaux. Le gouvernement De la Rua devint ainsi dépendant d’un prêt de 1,2 milliards de dollars du FMI que ce dernier conditionnait à une politique de « déficit zéro ».
La crise ouverte argentine fut déclenchée en décembre 2001 par la mise en place du « corralito » (le gel des dépôts bancaires) et la suppression du déboursement d’une branche du prêt accordé par le FMI. Le corralito a marqué la fin du régime du currency board et du système du président De la Rua.