Gaël Bordet, Sénégal, Proche Orient, Paris, 2002
Le partage impossible des eaux du Jourdain : plans et contre-plans, le film d’un échec
A la logique ternaire - foyer, souveraineté, sécurité alimentaire - il conviendra désormais d’associer une éducation à l’altérité et à la solidarité sans laquelle il n’existe pas d’alternative à cette « crise de l’eau ».
Keywords: | | | Scientific cooperation for peace | | | | | | | | | | | | |
I. Le contexte historique
Au cours de la première guerre mondiale, dans le cadre des réflexions engagées pour la création d’une entité territoriale juive en Palestine, les sionistes anglais multiplièrent les tractations secrètes avec des représentants du gouvernement britannique afin d’obtenir que cette future entité intègre à l’intérieur de ses frontières les lits de l’ensemble des affluents du Jourdain. Pour ce faire, la frontière Nord devait être marquée par le cours Est-Ouest du Litani. La Déclaration Balfour de 1917 entérina bien l’idée d’un « foyer national juif en Palestine », mais la question des frontières resta en suspens et à la conférence de San Remo, le 25 avril 1920, les frontières Nord furent tracées en respectant les relevés des cartes d’état major du corps d’occupation français : le futur foyer juif n’avait alors aucun droit sur le Litani. De même, il fut décidé à San Remo, que le Jourdain formerait la frontière entre la Palestine et le futur Etat arabe autonome de Transjordanie, ce qui a constitué une nouvelle désillusion pour les sionistes, soucieux depuis lors de préserver leurs ressources hydriques* et d’assurer leur sécurité alimentaire.
Si l’importance de l’eau et les difficultés qu’il y aurait à la partager équitablement furent évoquées officiellement pour la première fois en 1919 lors de la Conférence de la Paix de Paris, plusieurs études furent entreprises dès le XIXe siècle, pour déterminer les conditions dans lesquelles un partage territorial pourrait s’opérer au regard des ressources disponibles. Parmi les travaux les plus intéressants, nous pouvons retenir la mission d’ingénieurs de 1867 financée par une organisation sioniste de développement, « la Fondation d’exploration de la Palestine ». Cette mission fit état de ressources hydriques suffisantes pour l’installation de millions de personnes à condition toutefois de canaliser l’eau du nord pour alimenter les terres du sud. C’est sur la base de ce rapport que se formulèrent les revendications sionistes quant au tracé des frontières. Cependant, les puissances occidentales ont finalement privilégié un autre rapport, plus équilibré, remis par la commission dépêchée au Proche-Orient sur l’initiative du président américain Wilson et qui insistait notamment sur l’importance de l’eau dans l’agriculture irriguée* des Arabes de Palestine.
Le partage territorial une fois décidé, puis les mandats britanniques et français officialisés, les premières difficultés survinrent lorsqu’il fallut faire cohabiter Juifs et Arabes en conciliant leurs intérêts respectifs. Malgré les mises en garde du rapport américain, les Britanniques n’ont, semble-t-il, pas pris pleinement conscience de l’enjeu hydrique et de la nécessité d’une répartition équitable de cette ressource. Dès 1921, avec l’arrivée massive de nouveaux pionniers, les traditionnels kvoutsot (1) ont progressivement cédé la place aux kibboutzim, symboles de la conquête de la terre et de sa mise en valeur. Les premiers kibboutzim (Ein Harod et Tel Yossef) ont eu pour priorité de constituer des villages communautaires d’une certaine dimension, capables de favoriser une vie sociale stable et de développer un tissu économique diversifié.
En 1926, après avoir fait du développement de l’hydroélectricité une priorité absolue, le Haut Commissaire britannique en Palestine accorda une concession de 70 ans sur les eaux du Yarmouk et du Jourdain à la « Palestine Electric Corporation » (PEC), appelée également « Rutenberg concession », du nom du directeur israélite de la compagnie d’électricité, Pinhas Rutenberg (2). Cette concession porta un rude coup à l’agriculture palestinienne et aux projets de la Transjordanie, tenue en 1928 de ratifier l’accord entre l’autorité mandataire et la compagnie juive alors qu’elle était encore placée sous autorité britannique. La Transjordanie parvint toutefois à formuler une réserve, retenue de jure, concernant l’eau d’irrigation, même si dans les actes cela n’a pas entraîné de changements concrets car le pouvoir mandataire n’a jamais développé une réelle politique d’irrigation, ni à l’Est, ni à l’Ouest du Jourdain, contrairement à ce qui était convenu selon les termes du mandat. En effet, il avait été décidé que l’Angleterre introduirait « un régime agraire adapté aux besoins du pays, eu égard entre autres choses aux avantages qu’il pourrait y avoir à encourager la colonisation intense et la culture intensive* de la terre » ; il était également précisé qu’elle devait pour ce faire « s’entendre avec l’organisme juif désigné pour développer toutes les ressources naturelles du pays » (3). Or, les populations qui vivaient alors de l’agriculture irriguée n’ont eu droit à compensation de la part de la PEC que dans la mesure où le minimum vital n’était plus assuré, et cette règle simplement rétroactive ne s’est pas appliquée aux terres nouvellement irriguées.
En tout état de cause, cette orientation prise par l’autorité mandataire ne pouvait permettre une rationalisation satisfaisante de l’agriculture, pas plus que sa nécessaire modernisation. De surcroît, la PEC avait une entière liberté en matière d’allocations des ressources hydriques puisqu’elle avait tout pouvoir de décision sur les quantités d’eau qu’elle estimait nécessaires à la mise en oeuvre de ses programmes hydroélectriques. Ainsi, par le biais de la Concession Rutenberg, et bien qu’ils n’aient jamais officiellement obtenu l’autorisation de s’installer sur la rive Est du Jourdain, les sionistes avaient fini par contrôler l’économie de la Transjordanie. De ce fait même, ils empêchaient l’Emirat de Transjordanie d’entreprendre l’irrigation des terres du ghor (4) oriental du fleuve.
En 1929, pour conforter ses positions, l’Organisation sioniste créa la « Jewish Agency’s Water Authority », chargée de représenter le peuple juif dans les négociations ayant trait aux destinées du foyer juif de Palestine. Ainsi, le Ychouv avait fini par s’assurer le contrôle de l’alimentation en eau dans l’ensemble du bassin du Jourdain, allant jusqu’à influer sur les décisions concernant la Jordanie puisque la PEC avait établi ses installations à Naharayim au confluent du Yarmouk et du Jourdain, partiellement sur la rive jordanienne du fleuve, se servant du lac de Tibériade comme réservoir dès 1932. Dans le même temps, les Britanniques accordaient de nouvelles concessions à diverses compagnies juives en vue de l’exploitation des rivières palestiniennes. A partir de janvier 1933, avec l’avènement du National Socialisme en Allemagne et « l’accord de transfert » conclu entre l’Allemagne nazie et les organisations sionistes, « la présence juive en Palestine est entrée dans un cercle vertueux où l’arrivée massive d’hommes et de capitaux, immédiatement mobilisés dans des activités productives, permit une croissance économique rapide. (…) L’économie juive se développa et se consolida grâce à ce marché financé de l’extérieur. La seule activité exportatrice de la Palestine était alors l’agrumiculture* dont la production était partagée par moitié entre Juifs et Arabes » (5). En 1934, encouragée par les mouvements sionistes, la compagnie libanaise, « Lebanese concessionaries » délégua ses droits sur le lac Houleh aux sionistes qui assainirent les marécages, modifièrent l’équilibre environnemental et entreprirent de drainer les eaux du lac pour assurer une irrigation des terres de la Galilée. En Palestine, enfin, les sionistes accentuaient leur politique de peuplement et dans le cadre de celle-ci, commençaient à déstructurer les petites sociétés arabes pastorales et agraires ; « ainsi, tandis que la PICA (Palestine Jewish Colonisation Association (6)) menait une action pleine de tact et même d’amitié envers les Arabes, leur fournissant toujours du travail, précise A.M.Goichon, le Fonds National Juif faisait peser sur elle une très forte pression pour qu’elle consente à remplacer tous les travailleurs arabes par des juifs, ce qui allait en effet devenir une règle en Palestine » (7).
Ainsi, au centre du débat sur la répartition de l’eau dans le bassin du Jourdain, il y a depuis l’origine une triple revendication :
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D’abord la question de la constitution de différentes entités nationales sur les terres de l’ancien Empire ottoman ;
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Ensuite la possibilité pour ces peuples formés autour d’une appartenance tribale, familiale, ou confessionnelle, d’exercer une souveraineté sur ces terres ;
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Et enfin, le droit à un mode de vie satisfaisant pour tous.
Les Juifs d’abord, se sont battus pour obtenir ces droits, c’est à présent au tour des Palestiniens, auxquels s’identifient les autres riverains arabes du bassin qui eux-mêmes ont eu en leur temps à faire valoir leurs droits à la souveraineté territoriale vis à vis d’Israël.
Les plans de partage de l’eau dans le bassin jordanien ont, dans une large mesure, tenté d’apporter une réponse technique à cette difficile construction des espaces nationaux et ont ainsi été marqués par l’émergence progressive d’une nation juive à laquelle se sont toujours opposés les jeunes Etats arabes voisins. C’est la raison pour laquelle « l’histoire des projets d’irrigation, comme l’écrit A.M.Goichon, peut être divisée schématiquement en trois périodes : celle des plans faits séparément pour l’Est et pour l’Ouest du Jourdain jusqu’en 1950 ; celle des projets destinés à la mise en valeur de l’ensemble de la vallée, de 1951 à 1957, et enfin le retour aux plans séparés - à l’exception notable du plan Johnston finalement non ratifié - faute d’avoir obtenu l’entente nécessaire » (8).
Un premier plan de grands travaux hydrauliques est proposé en 1913 sous l’Empire Ottoman par le responsable des Travaux publics en Palestine, Georges Franghi, qui recommandait alors le déversement du Yarmouk dans le lac de Tibériade en construisant un barrage sur le Yarmouk et qui insistait sur la nécessité de creuser un canal d’une capacité de 100 millions de mètres cubes d’eau par an pour irriguer la vallée du Jourdain.
Mais la guerre puis l’éclatement de l’Empire ottoman sont venus contrarier ces projets et les premières initiatives marquantes en matière de partage global des ressources hydriques dans le bassin du Jourdain sont à mettre au crédit de l’Angleterre, qui soucieuse de maintenir l’ordre en Palestine et en Transjordanie, a multiplié les commissions d’études sur ces questions. C’est ainsi qu’en 1928, le rapport Henriques conseilla l’irrigation du triangle du Yarmouk, et qu’en 1937 le rapport de la Commission Peel composée d’ingénieurs proposa la construction de canaux qui conduiraient l’eau depuis le lac de Tibériade jusque dans le sud, sur chaque rive du Jourdain, mais ce projet s’est rapidement heurté à l’opposition de la PEC.
Les plans se sont alors succédés, et les parties directement concernées ont elles-mêmes proposé des aménagements, le plus souvent peu équilibrés ou peu consensuels. En 1939, Ionides, alors directeur du service du Développement dans l’administration transjordanienne, présenta une estimation des ressources en eaux, réalisa un recensement des sols cultivables de la vallée du Jourdain et préconisa une dérivation des eaux du Yarmouk au moyen d’un canal, afin de rendre possible l’irrigation des terres cultivables le long de la rive orientale du Jourdain. Ce « rapport Ionides » eut deux répercussions majeures : d’abord, face au pessimisme des estimations quant aux quantités d’eau disponibles, les Arabes se sont trouvés confortés dans leur opposition à une immigration massive des Juifs en Palestine, et ensuite, cela encouragea la Transjordanie à entreprendre la construction d’un grand canal sur le ghor oriental.
En 1942, la Jewish Agency’s Water Authority et la Rutenburg’s Palestine Electric Corporation se sont entendues avec les Ingénieurs libanais sur une coopération bilatérale : en contrepartie de la dérivation du 1/7ème des eaux du Litani vers la Galilée, les sionistes proposèrent de produire de l’électricité pour le Liban.
En 1944, Lowdermilk se voit chargé par l’Agence Juive de réaliser une étude sur l’état des ressources hydriques du bassin jordanien, afin de faire contre poids avec le plan Ionides. Après avoir fait état de ressources très suffisantes pour permettre l’installation de plusieurs millions de personnes en précisant que les populations arabes auraient la possibilité de migrer vers les plaines du Tigre et de l’Euphrate, Lowdermilk a proposé que soit créée une autorité, la « Jordanian River Valley Authority », pour orienter les grands travaux d’aménagement du bassin jordanien au nombre desquels « l’irrigation de la plaine côtière et du Néguev, le creusement d’un canal de 45 km reliant la Méditerranée à la mer Morte afin de l’alimenter, la dérivation du Yarmouk vers le lac de Tibériade, et le creusement de canaux le long des deux ghors du Jourdain afin d’irriguer les terres agricoles de la vallée » (9).
L’avènement de l’Etat d’Israël le 14 mai 1948 donna lieu à une violente réaction de la Ligue des Etats arabes qui passa à l’offensive dès le lendemain et entreprit une invasion du territoire israélien laquelle se termina par une large défaite des assaillants : au soir de l’armistice du 7 janvier 1949, Israël avait consolidé son assise territoriale, désormais étendue au Néguev dans le sud, et à la Galilée dans le nord. Lors de cet affrontement, Israël s’est d’autre part rendu maître des sources du Dan, du triangle du Yarmouk et de la rive occidentale du Jourdain, excepté en Palestine centrale (Cisjordanie), occupée et annexée par la future Jordanie. Cet événement majeur, outre la portée politique et la charge symbolique qui l’ont accompagné, a provoqué un bouleversement démographique et hydrostratégique sans précédent dans le bassin du Jourdain. Les attitudes des différents riverains du bassin se sont alors radicalisées et face à un Etat hébreu cherchant à préserver les avantages acquis sous le mandat britannique puis lors de son indépendance, les Etats arabes ont multiplié les revendications, ce qui a finalement contribué à maintenir le statu quo, jusqu’en 1967 et la guerre des Six jours.
La Jordanie qui en 1949 dut accueillir près d’un demi-million de réfugiés palestiniens chassés de leurs terres, n’eut de cesse de pouvoir réaliser les projets hydrauliques lui permettant de développer son agriculture et, outre la satisfaction de ses besoins propres, d’employer et de nourrir cette population palestinienne. De même, en Israël, la politique de peuplement accéléré entreprise depuis l’indépendance nécessita l’accroissement de la production agricole et électrique afin d’assurer une certaine sécurité alimentaire et de réunir les conditions d’un développement industriel. C’est dans cette perspective que dès 1948 l’Etat hébreu chargea deux ingénieurs américains, Hays et Savage de réaliser une étude de faisabilité du plan Lowdermilk. Parallèlement à cela, les Israéliens mettaient en place un « Plan National d’Adduction d’Eau » qui comportait plusieurs mesures d’intérêt prioritaire - comme le drainage du lac Houleh, ou encore la dérivation vers le sud des eaux du Jourdain en construisant un barrage sur le fleuve à Jisr Banat Yaakoub au sud du lac Houleh - dont l’application fut confiée à Tahal, un organisme public chargé de la gestion de l’eau. Ces mesures constituèrent l’essentiel des travaux du « National Water Carrier », principal projet d’adduction hydraulique d’Israël de nos jours encore.
Dans l’espoir de mettre un terme à l’escalade de la violence, et de faire face aux problèmes croissants de déplacements ou d’exodes de populations, plusieurs études furent entreprises. Une première, à la demande de la Commission de conciliation des Nations Unies pour la Palestine, qui confia à G.Klapp, ingénieur de la Tennessee Valley Authority, le soin de réaliser un plan de développement régional permettant d’assurer la réinsertion des réfugiés palestiniens, puis proposa la création d’une « Autorité internationale des eaux » inter-étatique pour le bassin du Jourdain. Ces deux initiatives, rendues publiques en 1949 furent accueillies avec frigidité par les riverains du Jourdain et manquèrent leur but. Une seconde étude fut entreprise en 1952 sous l’impulsion des Etats Unis (10), dont l’objet était de procéder à une évaluation des ressources hydriques du bassin jordanien, et qui, sous la responsabilité de Mills E.Bunger, proposait la construction de plusieurs barrages - un à Maqarin sur le Yarmouk, relié par un canal à un second barrage de dérivation à Adassiyya plus en aval qui devait conduire les eaux du barrage de Maqarin vers le canal creusé le long du ghor oriental du Jourdain - mais ne fut pas retenue par les Américains eux-mêmes, faute d’être parvenus à un accord de partage des eaux entre l’ensemble des riverains du Jourdain, et en raison d’autre part du coût d’un tel aménagement.
Pourtant, malgré les efforts redoublés de la communauté internationale et la multiplication des plans de « conciliation », le problème principal, à savoir le règlement des litiges touchant au tracé et aux délimitations des frontières n’a pour ainsi dire jamais été évoqué dans le cadre d’un partage de l’eau. C’est sans doute l’une des raisons qui expliquent que les tentatives de règlement régional de la question de l’eau ne produisirent pas les effets escomptés. Ainsi la tension restait palpable, et le 2 septembre 1953, Israël entreprit la réalisation de la première étape du National Water Carrier comme le prévoyait le Plan national israélien d’adduction d’eau. Les Israéliens procédèrent au creusement d’un canal à Gesher B’not Yaakov dans le triangle du Yarmouk (11), région démilitarisée peuplée de Syriens mais sous contrôle israélien, ce qui occasionna des incidents entre les armées des deux pays. Déjà en 1951, la Syrie avait tenté de s’opposer au drainage par Israël des marais de Houleh, également situés partiellement en zone démilitarisée selon l’armistice de 1949, mais ce projet fut mené à bien et achevé en 1956. En octobre 1953, la Syrie déposa une requête auprès du Conseil de sécurité des Nations Unies arguant du fait que les travaux hydrauliques entrepris par Israël dépossédaient les habitants arabes de leurs droits sur les ressources naturelles de la région de la source al-Hammah. Le 16 du mois, soit deux jours après le massacre de Jordaniens à Qibya lors de travaux de canalisation, le président américain, Eisenhower, annonça la venue prochaine au Proche Orient de l’émissaire spécial Eric Johnston. Après des pressions exercées par l’ONU et l’annonce par les Etats Unis de la suspension de l’aide financière accordée à Israël, l’Etat hébreu mit un terme à ses projets de dérivation hors ses frontières pour finalement entreprendre de nouveaux travaux de canalisation à partir d’Eshed Kinrot sur le lac de Tibériade : c’est de là que le National Water Carrier s’alimente depuis lors, pour ensuite serpenter jusque dans le sud du pays en contournant la Cisjordanie.
Cette même année 1953, devant les menaces persistantes d’une crise grave, et après avoir proposé aux Jordaniens de construire un grand barrage d’une capacité de 480 millions de mètres cubes sur le Yarmouk pour procéder à l’irrigation de terres situées le long du Jourdain et y installer les réfugiés palestiniens, l’UNRWA (12) dut imaginer un nouveau plan de partage régional. La tâche était en effet devenue trop difficile en raison du coût du projet, de l’opposition israélienne, et du retrait des Etats Unis ( co-financiers ) et le chantier fut suspendu en décembre. L’UNWRA se tourna alors de nouveau vers la Tennesse Valley Authority et demanda à son directeur, G.Klapp de remodeler les anciens projets de partage. Le plan Main-Klapp qui se dessina à cette occasion (G.Klapp et l’entreprise Chester Main Inc.) projetait un aménagement du bassin du Jourdain prévu pour être réalisé en plusieurs phases. Il s’agissait dans un premier temps de dresser des barrages sur le Hasbani, au Liban, pour la production d’électricité, sur le Dan et le Banias pour irriguer la Galilée, et un dernier à Maqarin sur le Yarmouk pour la production d’électricité. Une deuxième phase aurait vu la réalisation d’un barrage à Adassyya afin de dériver les eaux du Yarmouk vers le lac de Tibériade, de même que le creusement de deux canaux de chaque côté du Jourdain. Pourtant, ce plan qui permettait à chaque Etat de disposer de son quota d’eau à sa guise fut rejeté. Malgré le refus de ce plan, la communauté internationale entretenait l’espoir de parvenir à un accord dans les plus brefs délais, et tandis que E. Johnston entreprenait de nouvelles négociations avec les riverains du Jourdain, le comité technique de la Ligue des Etats arabes proposa en 1954 un « plan arabe pour le développement des ressources hydriques dans le bassin du Jourdain ». Ce plan qui reprenait partiellement les projets hydrauliques du rapport Main-Klapp (centrales sur le Hasbani pour le Liban, canaux d’irrigation sur les rives du Banias en Syrie, l’utilisation des eaux du Yarmouk pour l’irrigation et l’électricité au profit de la Syrie et de la Jordanie) comprenait également quelques mesures nouvelles comme l’utilisation des eaux du lac de Tibériade pour alimenter le ghor oriental du Jourdain, avec notamment l’attribution d’un quota de 84 millions de mètres cubes d’eau à Israël : de nombreux experts ont vu dans ce projet de partage la reconnaissance implicite de l’Etat hébreu par la Ligue des Etats arabes. Dans le même temps, Israël présenta aussi un nouveau plan, le plan Cotton. Les Israéliens réclamèrent à cette occasion la moitié des eaux du Litani, un quota de 500 millions de mètres cubes supplémentaires d’eau en provenance du Jourdain, une réduction de 20% du quota d’eau attribué à la Jordanie par le plan Main-Klapp, et annoncèrent leur volonté de terminer le projet de détournement des eaux du Jourdain vers le Néguev.
Pour mettre un terme à cette lutte d’influence et donner un nouveau souffle aux négociations, le commissaire américain E.Johnston proposa à l’ensemble des riverains du Jourdain de réfléchir à un « plan unifié » qui serait une synthèse des trois derniers plans en date, c’est-à-dire le plan Main-Klapp, le plan arabe et le plan Cotton.
L’élaboration d’un plan global et équilibré donna lieu à de longues négociations, suite aux inquiétudes des différentes parties. Lors de ces entrevues, précise H.Shuval, « Johnston évita adroitement toute discussion concernant les droits sur l’eau et réussit à réaliser un consensus à un niveau technique, entre des experts en ingénierie hydraulique d’Israël, de Jordanie, de Syrie et du Liban, concernant les quantités d’eau que chaque riverain pouvait utiliser rationnellement (…) » (13).
Dans un premier temps, les Israéliens se montrèrent réservés sur l’idée d’un partage des eaux du Jourdain, craignant de ne pas recevoir les quantités d’eau nécessaires pour faire face aux besoins croissants de leur agriculture. Ils n’acceptèrent pas non plus immédiatement la décision prise par Johnston de satisfaire prioritairement les autres riverains car cela signifiait qu’eux devraient se contenter d’un quota d’eau résiduel (disponible notamment lors des inondations hivernales) qui ne serait pas suffisant en cas de forte sécheresse. Enfin, l’émissaire américain suggéra la création d’un « comité neutre » qui, formé d’ingénieurs, serait chargé de superviser le partage des eaux et de coordonner une coopération technique entre les Etats du bassin. Sur ce point encore les Israéliens se montrèrent réticents, ne voulant pas abandonner une partie de leur souveraineté à une quelconque autorité régionale. Cette question de la création d’une « commission de bassin » est encore d’actualité et se heurte aux mêmes difficultés …
Arabes et Israéliens parvinrent tout de même à se mettre d’accord sur un partage et chaque partie accepta de faire quelques concessions. L’Etat hébreu autorisa le stockage de l’eau du Yarmouk dans le lac de Tibériade à condition que cela se limite à l’eau ne servant pas à l’irrigation du ghor oriental. Les Israéliens renoncèrent également à revendiquer un quota sur les eaux du Litani. En contrepartie, les Arabes acceptèrent que le lac de Tibériade leur serve de réservoir malgré sa forte salinité. De plus, ils permirent à Israël de réaliser des travaux de dérivation des eaux du Jourdain vers le Néguev.
En définitive le plan ne sera pas adopté, malgré l’intérêt que les responsables politiques - tant arabes qu’israéliens - lui portaient, notamment les dirigeants israéliens qui perçurent à cette occasion le rôle qu’une coopération hydraulique peut jouer pour asseoir la paix au Proche-Orient. Ce refus du Cabinet israélien de voter le projet Johnston, pourtant approuvé par le comité technique, s’explique en partie par les pressions que le lobby agricole a exercées sur le pouvoir politique. Le Comité politique de la Ligue arabe rejeta également le plan pour des raisons tenant davantage à des considérations politiques qu’à un désaccord sur la nature du partage : accepter ce plan revenait en effet à reconnaître l’Etat d’Israël, ce qu’aucune coopération économique ne pouvait justifier.
Cette archéologie de la question de l’eau dans le bassin du Jourdain, nous montre comment s’est progressivement installée une tension profonde entre les différents riverains, à la suite d’événements parfois conflictuels, mais le plus souvent insignifiants, du moins en apparence, comme l’attribution d’une concession ou la réalisation d’un aménagement hydraulique de faible ampleur. Juxtaposés les uns aux autres, ces incidents ont finit par faire émerger un contexte politique particulier : désormais, eau et terre ne font plus qu’un. En 1955 le rejet du plan Johnston révèle la nature réelle de l’enjeu et permet à l’ensemble des acteurs de prendre conscience d’une erreur fondamentale : derrière les désaccords sur les termes du partage, l’échec s’explique par l’oubli de l’hypothèse politique primordiale, à savoir la non reconnaissance d’Israël par les Etats arabes.
Après 1967, l’eau cesse d’être un « motif » de conflit et devient un « instrument » privilégié de la politique territoriale des riverains du Jourdain.
Au terme de la guerre des « Six jours » (Juin 1967), Israël occupe le Golan, mais surtout la Cisjordanie et le territoire de Gaza. Avec cette nouvelle configuration politique, les relations entre l’Etat hébreu et ses voisins changent de nature. En effet, les Israéliens qui se sont à cette occasion rendus maîtres des principales sources du Jourdain, contrôlent également le bassin du Litani libanais, et s’emparent des aquifères de Judée-Samarie. Pour défendre ces positions, ils vont développer une attitude politique et militaire très complexe : l’eau devient alors l’instrument d’enjeux territoriaux et de souveraineté plus larges. Cette révolution dans les approches de la question va de pair avec une affirmation plus virulente, dès 1968, du sentiment nationaliste palestinien en Cisjordanie et à Gaza, territoires passés sous l’autorité de l’Etat hébreu, bien décidé à administrer de main de fer les ressources hydriques placées sous sa tutelle.
Ces événements joueront un rôle majeur dans la redéfinition de la question de l’eau, et après 1978, mais surtout, après la guerre du Golfe, lorsque se dessinera l’illusion d’un « processus de paix », lorsque les navettes diplomatiques s’intensifieront comme par enchantement, les Israéliens tenteront de minimiser l’impact sur le politique de la question du partage de l’eau : ainsi, enjeu éminemment politique car instrument de domination territoriale, l’eau se verra volontairement reléguée par les Israéliens, lors des discussions, parmi les préoccupations subsidiaires d’ordre technique…
Finalement, les événements tragiques de 1967, 1973, et 1982 auront permis de politiser la question de l’eau, puis de mener sur une voie sans retour qui a initié un semblant de processus de régularisation politique et a permis de passer à une nouvelle étape dans les négociations. Nous sommes désormais rentrés dans l’ère des micro-plans dont l’élaboration qui obéit à une logique de coopération technique poussée est le fait de nombreux comités ou équipes d’experts internationaux, mais dont l’unité et la réalisation demeurent conditionnées à la progression du processus de régularisation politique. Ainsi, à la logique ternaire - foyer, souveraineté, sécurité alimentaire - que nous avons évoquée en préambule à la présentation de ces différents plans, et qui a présidé à leur élaboration, il conviendra désormais d’associer une éducation à l’altérité et à la solidarité sans laquelle il n’existe pas d’alternative à cette « crise de l’eau ». Pour intensifier le dialogue, il s’agira de s’appuyer sur un droit commun et acceptable par tous : la « théorie du bassin intégré » peut et doit être développée à cet effet.
Notes
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(1) Petite coopérative dans le cadre de laquelle un groupe modeste (le plus souvent une famille élargie) installé sur une exploitation appartenant au Fonds national juif, se consacre aux travaux agricoles.
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(2) Auparavant, les Anglais avaient refusé une concession sur les eaux du Jourdain à une société fondée par un Arabe chrétien de Bethléem. En 1929, Rutemberg était président du Conseil national des Juifs de Palestine (Vaad Leumi).
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(3) Art.11 du texte du 24 juillet 1922 établissant l’Angleterre comme autorité mandataire pour la Palestine. Rapporté par A.M.Goichon dans L’eau, problème vital de la région du Jourdain, Correspondance d’Orient n°7, 1965, p.12
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(4) Le ghor, en arabe jordano-palestinien, désigne la partie non inondable qui longe le fleuve.
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(5) Henry Laurens, « La faillite du mandat anglais » , dans Israël, de Moïse aux accords d’Oslo, Points Seuil Histoire 1998, p.330
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(6) Organisation juive britannique
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(7) Op.cit p.16
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(8) Op.cit p.19
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(9) Habib Ayeb, Le bassin du Jourdain dans le conflit israélo-arabe, CERMOC 1993, p.52
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(10) Par la United states’ Technical Cooperation Agency, selon le statut qui lui a été donné par la Doctrine Truman (point 4). Bunger était le chef de la section Water ressources branch of the US de l’agence de Amman.
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(11) Le canal partait d’une source minérale de Hamat Gader (ou El Hamma), lieu de plusieurs incidents entre Israéliens et Syriens avant les évènements de 1953. Ces sources avaient été attribuées à la Palestine du temps du mandat
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(12) UNRWA : United Nations Relief and Works Agency
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(13) « Une approche pour résoudre les conflits liés à l’approvisionnement en eau », dans les Cahiers de l’Orient n°44, 1996, p.52.
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Voir pour la « théorie du bassin intégré », la fiche d’analyse intitulée : « L’eau et le droit : quel cadre juridique pour une gestion commune et équitable des eaux du bassin jordanien ? « .