Bianca Zanardi, Paris, avril 2009
Terrorisme et antiterrorisme : comprendre les changements
Depuis le 11 septembre 2001, le terrorisme fait partie de notre horizon quotidien. Certains experts n’hésitent pas à dire que nous sommes alors entrés dans une ère historique nouvelle et que le terrorisme est désormais la principale menace pesant sur la sécurité mondiale.
L’apparition du terrorisme est bien antérieure au 11 septembre.
Les événements tragiques survenus à cette date sont indéniablement un fait historique important. Mais ils n’ont pas modifié la structure même des relations internationales. Si l’on prend comme critère le nombre de victimes annuelles, le manque d’accès à l’eau potable ou les armes de petits calibres, pour ne prendre que ces deux exemples, font beaucoup plus de dégâts que le terrorisme. Quant à la menace globale pour l’avenir de l’humanité, le réchauffement climatique apparaît sans conteste comme étant porteur de dangers beaucoup plus lourds.
Néanmoins, la thématique du terrorisme est devenue incontournable aussi bien aux Etats-Unis qu’en Europe.
Avec l’aide d’experts en la matière, nous chercherons dans cet article, à comprendre si et comment le terrorisme s’est tranformé après les attentats sur le World Trade Centre et sur le Pentagone, quelles ont été les démarches antiterroristes aux Etats-Unis et en Europe et ce que les gouvernements peuvent encore faire pour mieux combattre le terrorisme.
I. Définition du terrorisme
A. Le terrorisme ne renvoie à aucune réalité définie, unifiée et stable.
Nombre d’individus historiquement qualifiés de « terroristes » sont devenus des hommes d’Etat respectés, sans rien renier de leur passé : la Résistance française a fourni les responsables politiques de la IV République et des premières décennies de la V République. Menahem Begin, ancien chef de l’Irgoun et Ytzhak Shamir, membre du groupe Stern, ont dirigé Israël. Le président algérien, Abdelaziz Bouteflika, est un ancien fellagha du Front de libération national (FLN). Nelson Mandela, ancien chef de l’African National Congress (ANC) est devenu président de l’Afrique du Sud et a obtenu le prix Nobel de la paix, de même que Yasser Arafat, ancien chef de l’Organisation de Libération de la Palestine (OLP) et ancien président de l’Autorité nationale palestinienne.
L’effort renouvelé de conceptualisation de la notion de terrorisme au lendemain du 11 septembre bute encore et toujours sur deux obstacles : le poids des enjeux politiques que recouvre toute tentative de définition, et la diversité des manifestations du phénomène.
L’ambiguïté découle en partie de l’origine du mot. Apparu pour la première fois dans le dictionnaire de l’Académie française de 1798, le mot « terrorisme » désigne alors le « type de gouvernement qui a prévalu sous la Révolution française de septembre 1793 à juillet 1794 : la Terreur », initiée par le Comité de salut public sous l’influence de Robespierre. Il repose alors sur l’extermination physique des ennemis intérieurs, ainsi que sur une démonstration de force destinée à inhiber les opposants à la Révolution.
Le sens du mot se transforme tout au long du XIX pour venir caractériser, au début du XX siècle et jusqu’à nos jours, une violence politique contestataire et subversive. Ainsi l’acte terroriste est systématiquement assimilé à un acte anti-Etat, parce qu’il refuse de se fondre dans un ordre normatif défini et garanti par l’Etat et qu’il lui dispute l’usage des armes. Comme nous l’enseignait le sociologue Max Weber au début du XX siècle dans Le Savant et le Politique (1919) : « il faut concevoir l’Etat contemporain comme une communauté humaine qui, dans les limites d’un territoire déterminé (…) revendique avec succès pour son propre compte le monopole de la violence physique légitime ».
Ce qui est en effet le propre de notre époque, c’est qu’elle n’accorde à tous les autres groupes, ou aux individus, le droit de faire appel à la violence, que dans la mesure où l’Etat le tolère : celui-ci passe donc pour l’unique source de droit « à la violence ».
Depuis la seconde moitié du XX siècle, chercheurs et juristes se sont acharnés à concilier les éléments capables de caractériser le terrorisme. Mais comme l’attestent les cent quarante-deux définitions de ce mot recensées par l’ONU, ce terme demeure éminemment polémique, passionnel et polysémique.
« Il faudrait » affirme Camus, « envisager le terrorisme comme une relation évolutive entre plusieurs acteurs » (gouvernement, instances répressives et judiciaires, organisations « terroristes », opinion publique, medias) « qui exprime un conflit de légitimité »: il n’y a pas de Terrorisme, il n’y a que des manifestations de terrorisme qui ne peuvent être appréhendé ex nihilo, et des acteurs de cette violence dont les caractéristiques fluctuent dans l’espace et l’histoire. Il n’est pas seulement l’expression d’une révolte ou du désespoir, mais il attend un écho. « Il espère réveiller les consciences tant des individus cibles que de ceux dont les « terroristes » estiment être les représentants (les « opprimés », les fidèles ) ».
Le poseur de bombe se considère comme un combattant dont la violence intervient en réponse à une terreur d’Etat. Le « terrorisme » n’est qu’une façon de discréditer le combattant de la liberté et de conforter les masses dans l’obéissance à un régime tantôt bourgeois, tantôt colonial, tantôt impie, selon les situations.
Dans les déclarations générales comme dans les communiqués plus spécifiquement relatifs à la situation des militants emprisonnés, la réfutation de l’étiquette infamante du terrorisme est récurrente. Autonomistes corses, Etarras, membres des FARC ou combattants du Djihad partagent cette obsession de la reconnaissance combattante. Ils parlent de leurs actions comme des actes de résistance, de riposte des opprimés, de guerre sainte, de légitime défense, de tyrannicide, d’anticolonialisme, de lutte de libération nationale… Lorsqu’ils sont arrêtés, ils revendiquent la qualité de prisonnier politique et/ou celle de prisonnier de guerre.
B. La référence au terrorisme n’est à leurs yeux qu’un habillage, un prétexte que se donnent les régimes auxquels ils s’attaquent pour déconsidérer leur combat.
Pour eux, la terreur vient de l’Etat, sur le plan politique comme au sens étymologique.
Michel Wieviorka a parlé à ce propos de l’effet miroir de la qualification terroriste : « le terrorisme est dans les yeux de celui qui regarde, et chacun est le terroriste de l’autre ».
Noam Chomsky radicalise ce concept en affirmant que toutes définitions officielles ne prennent en considération qu’une seule dimension d’un problème aux multiples facettes. On a jusqu’ici cherché une définition qui exclurait la terreur que nous exerçons contre eux, mais inclurait la terreur qu’eux exercent contre nous.
Voilà la définition qui selon lui est utilisée dans les faits : « la terreur est la terreur dans le sens habituel du terme que vous exercez contre nous ; mais si nous l’exerçons contre vous, elle est bénigne, c’est une intervention humanitaire, faite dans de louables intentions ».
Dans l’esprit du public, le terrorisme est conçu essentiellement comme étant ce qui prend pour cible les populations civiles dans le but de contraindre des gouvernements ou d’autres entités collectives à agir d’une certaine façon. Il ne s’agit pas d’actes visant des individus en tant que tels, mais de la tentative d’imposer quelque chose à une collectivité.
Chomsky encore, observe que cette théorie est très proche de la définition officielle qu’on trouve dans le US Code, le code officiel des lois états-uniennes « le terrorisme est l’usage délibéré de la violence ou de la menace de la violence pour atteindre des objectifs qui sont de nature politique, religieuse ou idéologique(…) par le recours à l’intimidation ou à la coercition ou en inspirant la peur » bien qu’elle ne soit pas utilisée en pratique parce que cela ferait d’eux un des principaux Etats terroristes. Des Serbes sous le régime de Slobodan Milosevic et des Irakiens sous celui de Saddam Hussein ont été tués ces dernières années par des bombes américaines. Pourtant, les pilotes qui ont lancé ces bombes ne sont en aucun cas des terroristes.
La ligne de démarcation est difficile à tracer. Gilbert Achcar propose une autre distinction : il y a, selon lui, un terrorisme non gouvernemental, par exemple l’intégrisme islamique, qui n’est que la forme la plus visible du terrorisme et qui ne représente en effet qu’une infime fraction du terrorisme à l’échelle mondiale et un terrorisme gouvernemental qui est surtout pratiqué par les Etats Unis. Le discours sur les valeurs occidentales, les droits de l’homme, la référence au droit perdent publiquement toute crédibilité à mesure que les faits entrent en décalage avec les propos.
C. Quel effet peut avoir un rappel aux principes du droit international sur un Palestinien qui attend en vain, depuis quarante ans, le respect des résolutions du Conseil de sécurité ? Quel crédit apporter à la théorie des droits de l’Homme quand l’antiterrorisme justifie des pratiques et des tortures contrevenant à tous les principes régissant les libertés individuelles ?
Quand, à la violence aveugle et sanguinaire des attentats du 11 septembre, répondent des bombardements plus ou moins ciblés, l’appel à la mobilisation contre la barbarie perd de son sens.
Si l’on fait la somme de toutes les objections, politiques ou techniques, qui se lèvent lorsqu’il s’agit de travailler à la définition du terrorisme, il apparaît que la question n’appellera jamais de réponse satisfaisante. C’est pour ça que Christian Chocquet propose une approche instrumentale qui aborde le phénomène à travers l’utilisation de procédés spécifiques, qui considère le terrorisme comme un instrument et les terroristes comme ceux qui utilisent cet instrument, en évitant de s’égarer dès les premiers pas d’une démarche conceptuelle.
Cette approche aussi objective que possible des phénomènes terroristes sous toutes leurs formes est parfois gênante car elle exclut nécessairement tout jugement de valeur alors que, dans le langage courant, le terme de terrorisme est porteur d’une réprobation unanime.
Aussi brutale soit-elle , cette approche paraît indispensable, selon Chocquet, si l’on veut porter un regard réellement objectif sur les phénomènes. Par la charge émotionnelle qu’il cherche à créer, l’acte terroriste tend à engendrer la confusion, à susciter des oppositions tranchées. Le postulat selon lequel aucun terrorisme n’est légitime est une constante de la politique américaine. Pourtant, l’administration Clinton a pris une part prépondérante dans la négociation de l’Accord du vendredi saint qui a mis fin à un cycle de violence dramatique en Irlande du Nord et a placé les « terroristes " du Sinn Féin en position de partenaires politiques. En l’occurrence, le principe du rejet de toute forme de négociation avec les « terroristes » n’a pas fait obstacle aux négociations .
En d’autres termes, l’analyse froide de l’instrument terroriste, même si elle ne peut être suffisante pour rendre compte d’une situation, peut éviter bien des erreurs d’appréciation en exploitant les données objectives trop souvent négligées par les observateurs.
II. Nature des organisations
A. Guerre, guérilla, terrorisme
Le terrorisme dans une approche purement instrumentale consiste donc à causer des dégâts suffisamment importants pour créer une situation de terreur. Ses actions peuvent être exercées par des individus peu nombreux et disposant de moyens matériels réduits. Dans la très grande majorité des cas, elles ne demandent pas une préparation très lourde. L’action est brève et ne nécessite même pas toujours d’une présence physique sur place au moment des faits. Une charge commandée à distance ou munie d’un minuteur fonctionne sans intervention humaine à proximité.
Les trois formes de violence politique organisée (guerre, guérilla, terrorisme) se déclinent sur un mode théoriquement décroissant. La guerre met en oeuvre des armées régulières dans des campagnes au cours desquelles des batailles se succèdent. Quand le déséquilibre entre les acteurs est trop important, le plus faible des protagonistes recourt à la guérilla, pour peu que la situation le lui permette. Il tente alors de prendre, par une guerre d’usure conduite dans la durée, l’ascendant sur un ennemi réputé militairement supérieur. Enfin il arrive que les conditions ne permettent pas de mener une guerre de guérilla : soit les moyens humains et matériels sont insuffisants, y compris pour conduire des opérations de harcèlement ; soit c’est le terrain ou l’hostilité de la population qui ne permet pas d’organiser la vie des unités entre les opérations. La seule solution violente se réduit alors au terrorisme : le rapport « qualité-prix » du terrorisme sur le marché de la violence est donc sans équivalent.
L’opposition arabo-palestinienne à Israël suit ce dégradé tactique. En 1967, la guerre des Six Jours met en évidence l’incapacité des Etats arabes à venir à bout par des moyens militaires classiques de l’armée israélienne. Durant quelques années, le Fatah se rabat sur une guerre de guérilla contre les unités Tsahal. C’est un échec total : privées de sanctuaires, moins bien équipées et entraînées que les unités israéliennes, les unités combattantes palestiniennes subissent des pertes telles que la guérilla fait long feu. Dès le début des années 1970, le « terrorisme publicitaire », illustré par les détournements d’avions et plus encore par la prise en otage de la délégation israélienne aux jeux olympiques de Munich, met le problème palestinien sur le devant de la scène internationale.
Sur le principe cette gradation des procédés qui fait de la guérilla un substitut à la guerre et du terrorisme un substitut à la guérilla est simple. Dans la réalité, l’utilisation d’un procédé n’est pas exclusive des autres. Aujourd’hui, de nombreux acteurs violents non étatiques recourent simultanément à des procédés différents. Ainsi les FARC, qui disposent dans la jungle du sud-est et au pied de la cordillère des Andes de plusieurs milliers des kilomètres carrés d’un sanctuaire difficilement pénétrable pour les forces gouvernementales, fonctionnent comme une guérilla. En dehors de la zone qu’elles contrôlent, les FARC utilisent les procédés habituels du terrorisme et notamment l’attentat à l’explosif.
Les Tigres de l’EELAM tamoul, qui luttent pour l’autonomie d’une partie du Sri Lanka, fonctionnent même sur les trois modes. Au nord de l’île, dans une zone où les Tamouls représentent 95% de la population, l’EELAM se livre à une véritable guerre de position avec l’armée du gouvernement Colombo. Dans les zones où réside une importante minorité tamoule, à l’est de l’île notamment, les Tigres se livrent à une guérilla sporadique. Dans les zones à majorité cingalaise et sur le sous-continent indien, l’EELAM limite son action au terrorisme, principalement par le moyen des attentats suicides.
Il est donc trompeur de réduire l’activité, et par conséquent la nature d’une organisation à sa dimension terroriste quand son mode de fonctionnement est complexe.
B. Les Messages du terrorisme
Selon Chocquet, l’idéologie affichée par les groupes recourant au terrorisme nous apporte des indications sur la nature de leur objectif. Celui-ci peut être atteint par le biais de deux démarches qu’il s’agit de distinguer car la voie choisie conditionnera le type de violence utilisé. A l’inverse, le type de violence utilisé fournit un éclairage appréciable sur la nature de la démarche entreprise et donc sur les actions à prévoir. La première démarche est celle d’un terrorisme que l’on peut qualifier de « raisonné » alors que la seconde révèle une stratégie de rupture.
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Le terrorisme « raisonné » est celui qui peut être considéré comme un préalable à la recherche d’une issue politique, par la voie de la négociation ou de la participation à un processus démocratique.
Beaucoup d’organisations passent par plusieurs étapes dans leur utilisation du terrorisme : une phase existentielle au cours de laquelle elle s’affirment, une phase publicitaire ou expressive au cours de laquelle elles tentent de recueillir l’adhésion d’une base sociale et/ou d’acteurs internationaux susceptibles de leur apporter leur soutien. Enfin, certains groupes parviennent à un stade de maturité politique qui leur permet de ne plus recourir à la violence pour jouer un rôle. Les excès de violence se révèlent contre-productifs car ils risquent de diaboliser l’organisation, y compris auprès de sa base sociale potentielle, ce qui ne facilite pas le passage à une phase politique au cours de laquelle la composante non combattante prendra main. La violence est en effet utilisée comme un argument fondamental de la négociation : l’arrêt des attentats est échangé contre la reconnaissance d’une légitimité politique. Cette phase, qui s’inscrit dans la durée, peut être illustré par l’histoire de l’IRA : il aura fallu vingt-cinq ans à l’IRA pour que sa voix politique, le Sinn Féin, se voie reconnaître le statut d’interlocuteur politique.
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Le terrorisme de rupture ne considère pas la négociation comme un objectif car aucun interlocuteur n’est supposé disposer de la légitimité nécessaire pour négocier. Le rapport à la violence est donc différent et le contrôle de celle-ci est beaucoup plus aléatoire. Le risque de passage à une violence radicale et au terrorisme de masse est crédible. C’est le cas d’ Al-Qaïda.
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Quelle que soit la démarche entreprise, rupture ou recherche de négociation, le groupe recourant au terrorisme verra sa nature conditionnée par le crédit dont il dispose auprès de la base communautaire qu’il revendique. Il peut s’agir du peuple basque ou du peuple corse, du prolétariat ou des musulmans.
Le recours au terrorisme marque généralement le fait que le groupe considéré se trouve dans l’impossibilité de conduire son combat politique par d’autres moyens et notamment par la voie démocratique. Dans les démocraties, l’option du terrorisme correspond généralement au fait que le groupe est trop minoritaire pour exister politiquement.
A ce propos, un modèle de la relation terroriste a été proposé par Michel Wieviorka et Dominique Wolton dans leur livre Terrorisme à la une. Media, terrorisme et démocratie (1987, ed. Gallimard). Il se présente comme un triangle dont les côtés représentent les groupes terroristes, les autorités et les tiers. Les médias figurent au centre car ils participent, d’une façon plus ou moins neutre, à la transmission des messages :
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Organisations Pouvoirs publics
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Médias
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Tiers
Quand un attentat est commis par une organisation, celle-ci ne se contente pas d’adresser un message aux pouvoirs publics, elle en appelle également à l’opinion publique dont elle attend en retour une réaction. De la même façon, la réponse des pouvoirs publics à l’agression terroriste ne s’adresse pas seulement à l’organisation, elle vise également les tiers. L’attentat constitue un défi vis-à-vis des pouvoirs publics et appelle les tiers à remettre en cause la légitimité des autorités.
Comme reporte Anne Giudicelli dans son intervention, chaque attentat ou assassinat constitue « un message politique mêlé de sang, de chair et garni de fusils et de balles ». La stratégie de récupération, selon Giudicelli, constitue le premier moteur de l’idéologie et de l’action d’Al Qäida. Son combat contre l’occident « mécréant », les juifs et les Arabes musulmans considérés comme « infidèles » (appelés « renégats » pour les sunnites, « fourbes » pour les chiites) pour la défense de la nation arabe et musulmane agressée, une oumma forte de « 1200 millions de musulmans égorgés chaque jour en Palestine, en Irak, en Somalie, au Sud Soudan, au Cachemire, aux Philippines, en Bosnie, en Tchétchénie et en Inde » ratisse large. Il peut absorber , en les regroupant, tous les sentiments d’injustice, les ressentiments et les frustrations accumulés, tout en exaltant l’esprit de revanche par la désignation des responsables.
A cette approche démagogique, censée déclencher un processus d’identification du plus grand nombre, s’ajoute la culpabilisation du musulman rappelé ici à ses devoirs de solidarité qui participe de cette mécanique.
Giudicelli souligne encore comment la communication électronique est devenue une arme essentielle dans le combat mené par les organisations terroristes, elle parle ainsi de e-djihad. La guerre électronique se joue d’abord sur le terrain de la contre-propagande. Objectif : dénoncer le « mensonge » imposé par l’ennemi et rétablir la « vérité ». Cette stratégie de communication est payante puisque révéler la « vérité » suffit à recruter et aussi à légitimer. Dans la logique de symétrie caractéristique de cette idéologie, la réponse à la barbarie doit être la barbarie.
C. Finances
Deux semaines à peine après le 11 septembre 2001, George W. Bush avait annoncé le gel des comptes de 27 personnes, de plusieurs organisations terroristes et associations à but non lucratif, et d’une société soupçonnée de couvrir des activités terroristes. « Aujourd’hui », avait–il clamé lors d’une conférence de presse, « nous avons lancé une guerre contre les bases financières du réseau terroriste mondial ».
Pourtant, Ibrahim Warde dans un article paru sur le Boston Globe, affirme que la politique actuelle, qui préconise de geler l’argent plutôt que le tracer, se fourvoie et jette surtout de la poudre aux yeux : les annonces médiatiques de gels de capitaux sont devenus l’objectif numéro un, au détriment de la recherche de renseignements fiables.
Les attentats du 11 septembre ont coûté entre 300 000 et 500 000 dollars. Selon les estimations de l’ONU, aucun autre attentat lié à Al-Qäida , que ce soit à Bali, à Londres, à Madrid ou dans les ambassades d’Afrique de l’est, n’a dépassé le seuil de 50 000 dollars.
« Le terrorisme n’est pas cher » précise Warde.
Chocquet est d’accord : « L’organisation des attentats ne nécessite qu’un petit groupe d’individus motivés qui assurent parfois leur subsistance de façon autonome. Avec des explosifs volés, quelques détonateurs, des sacs à dos et des téléphones portables, voire avec des billets d’avion et de cutter, il est possible de tuer des centaines de personnes. La lutte contre le financement des organisations a peu d’effets sur les petites structures autonomes qui sont à l’origine des attentats commis depuis 2002. Un travail de fond est efficace, dans ce domaine, quand il s’agit de tarir les sources de financement d’ETA dont le fonctionnement est fondé sur des groupes clandestins soutenus par une organisation centrale très structurée. La dimension financière est également majeure dans le cas des groupes dévoyés glissant du terrorisme politique au racket. Les exemples corses du MPA d’Alain Orsoni et, plus récemment, de la grande figure du FLNC de Charles Pieri, les dérives d’une partie de l’IRA qui verse désormais dans le grand banditisme en offrent autant d’exemples et la liste n’est évidemment pas exhaustive. Mais s’agissant du djihad dans sa dimension terroriste, la maigreur des moyens employés dans les attentats réalisés ou projetés tranche avec l’importance accordée à la lutte contre les financements »
Les fonds versés au Hamas et à Al-Qäida par des sociétés et des oeuvres caritatives existent bien, précise Drake Bennett dans son article sur le Boston Globe, mais ils sont le signe d’un soutien de la population. Et il sera impossible d’empêcher les fonds d’affluer tant que rien ne sera entrepris pour supprimer les racines politiques et idéologiques de ce soutien
III. Réagir au terrorisme
A. La guerre contre le terrorisme des Etats-Unis
Attaqués pour la première fois depuis Pearl Harbor sur le territoire national, les Etats-Unis ont fondé leur politique étrangère post 2001 sur le postulat que le terrorisme pouvait être défini et devait être combattu avec les armes, au nom de la liberté de la démocratie et de justice, valeurs qu’Al-Qäida entendait détruire en ce 11 septembre 2001.
Afin de s’adapter aux réalités de la nature des conflits du XXI siècle, les Etats-Unis ont conclu à la nécessité de redéfinir leur approche du droit international humanitaire et des normes juridiques internationales en général. Comme souligne Camus dans son livre, « Devant une menace à la fois multiforme et omniprésente, face à un ennemi invisible et insaisissable, l’administration Bush a estimé qu’une application du droit international tel qu’il existe constituerait un obstacle majeur à la poursuite des terroristes qui violent ces normes et ces principes universels ».
L’état du monde et du système international, en ce début de siècle, ne correspondant plus à la situation et l’environnement dans lesquels ont été élaborées et signées les conventions de Genève de 1949, les règles et principes qu’elles énoncent devaient être revisités. En ce sens, le 11 septembre 2001 a marqué une rupture considérable en matière de respect des droits de l’homme. En fait d’un réexamen ou d’une adaptation dans le cadre de cette « guerre hors norme », « le droit international semble avoir été purement suspendu et les pratiques les plus inavouables faire leur retour sur les théâtres d’opérations ».
Et Chocquet : « Quand les premiers éléments de la stratégie de guerre au terrorisme et de la doctrine qui l’accompagnait ont été présentés par les autorités américaines, les images des Twin Towers passaient encore en boucle sur les télévisions du monde entier et peu de voix se sont élevées pour souligner les risques inhérents à la mise en oeuvre d’une telle politique. Par respect pour les victimes, par crainte, également, que des attaques aussi monstrueuses que celles de New York et de Washington ne se reproduisent, la question des libertés individuelles est naturellement passée au second plan ».
Le dispositif mis en place après le 11 septembre s’articule en deux volets complémentaires concernant, d’une part l’action conduite sur le sol américain et, d’autre part, la dimension étrangère ou internationale de la guerre au terrorisme.
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La dimension intérieure s’appuie sur l’USA PATRIOT Act adopté par le Congrés dès le 26 octobre 2001. Ses dispositions ont pour objet principal de donner aux services actifs, notamment l’FBI et la CIA, des possibilités accrues de rechercher le renseignement en s’affranchissant du contrôle exercé, en temps normal, par l’autorité judiciaire.
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La première manifestation de la dimension internationale de la guerre contre le terrorisme a été l’intervention conduite par les Etats-Unis et la Grande Bretagne en Afghanistan. En dépit de son illégalité manifeste - Chomsky commente « Si l’on ne veut pas appeler cela une agression internationale, il s’agit assurément de terrorisme » - l’intervention en Afghanistan n’a pas fait l’objet d’oppositions explicites de la part de la communauté internationale.
De plus, les Etats-Unis ont instauré par le Military Order du 13 novembre 2001 un statut inédit d’« ennemi combattant » appliqué dès janvier 2002 aux individus capturés sur le champ de bataille afghan par les Américains et transférés en dehors de tout ordre légal sur la base de Guantanamo Bay. Ni prisonniers de guerre, ni détenus de droit commun, ni prisonniers politiques, ces individus n’avaient donc pas d’existence juridique.
Guantanamo s’est rapidement révélée n’être qu’un échantillon d’un problème beaucoup plus vaste. Amnesty International a parlé à ce propos de « la partie visible de l’iceberg » derrière laquelle étaient dissimulées une multitude de pratiques et de zones de non-droit dispersées à travers le monde (Abou Ghraib, Bagram).
Les mesures prises par l’administration américaine au cours de l’automne 2001 ont suscité d’entrée de nombreuses critiques qui n’ont pas rencontré beaucoup d’écho, notamment aux Etats-Unis où la population se montrait très majoritairement favorable à un traitement énergique de la menace terroriste. L’idée de limiter provisoirement les libertés individuelles est apparue comme un prix acceptable à payer pour assurer la sécurité.
Mais quand les moyens utilisés pour mener la {« guerre au terrorisme » atteingnent à ce point aux libertés individuelles et quand l’état de belligérance supposée sert de justification à des décisions qui mettent en cause l’avenir des peuples et la stabilité de régions entières, l’approche critique est plus que nécessaire.}
B. L’Europe et la guerre au terrorisme
Réfractaires à la logique militaire de la « guerre contre le terrorisme », les membres de l’UE ont revendiqué une approche de la question terroriste radicalement différente de la démarche américaine, caractérisée par un souci d’adopter une démarche plus pondérée et équilibrée.
Mais selon Camus, en dépit de cette invocation rituelle d’un souci d’équilibre et d’ouverture et au-delà des apparences, les stratégies et les outils antiterroristes développés en Europe depuis 2001 témoignent d’une certaine convergence avec les pratiques et visions américaines, notamment en ce qui concerne les questions de sécurité intérieure.
Cet alignement a été formalisé par quatre accord passés entre les Etats-Unis et l’UE :
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La sécurité des conteneurs
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Le traitement et le transfert de données PNR (Passenger Name Records ou données des dossiers passagers)
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L’accord sur l’extradition et l’entraide judiciaire entre les Etats-Unis et l’Union européenne
Camus également affirme comme à l’instar des Etats-Unis et sous leur impulsion, l’UE s’est activement attelée au renforcement de la surveillance des flux de population : « on assiste à une extension de la surveillance étatique qui ne vise plus seulement des catégories spécifiques d’individus suspects mais toute une population, et qui investit la sphère privée (via les identifiants biométriques). Ce constat ne va pas sans soulever un paradoxe non négligeable entre l’objectif de construction d’une Union européenne sans frontières et sans contrôles à l’intérieur et, en pratique, l’intensification des contrôles et de la surveillance ».
Giudicelli aussi souligne les limites de cet approche essentiellement sécuritaire, coupable de générer une nouvelle forme de clandestinité, basée sur l’adaptation vis-à-vis des stratégies de surveillance et de contrôle existantes. « Les kamikazes de Londres étaient d’origine étrangère, mais nés et élevés en Grande-Bretagne. La menace n’est donc plus seulement exogène mais aussi endogène ; elle n’est plus seulement le fait d’étrangers, mais aussi de citoyens européens. N’appartenant à aucun groupe radical connu et identifié, les coupables n’avaient pas d’activités prosélytes, ne fréquentaient pas de mosquées subversives, n’avaient pas été en Afghanistan ni séjourné en prison et ils n’étaient pas en marge de la société britannique. »
C. Que faire pour combattre le terrorisme ?
Tous les experts cités en exemples dans cet article jugent fallimentaire la politique antiterroriste jusqu’ici utilisée par les Etats-Unis et l’Europe.
Ils s’accordent à dire que le renseignement est la seule façon pour contenir ce problème.
« Les politiques strictement répressives ne pourront qu’échouer face à un phénomène terroriste qui génère ses mutations en réponse aux tentatives de le contrer (…). Renfoncer l’efficacité du renseignement doit prévaloir sur l’accroissement des mesures de sécurité et la répression policière et judiciaire » affirme Giudicelli dans « conclusione al suo intervento ».
Chocquet aussi invoque une démarche pragmatique, une véritable manoeuvre du renseignement assurant la synergie de l’ensembles des capteurs et assurant la coordination entre services de renseignement et services d’enquête. Il souligne pourtant que la lutte contre le terrorisme, comme la lutte contre la faim, ou la maladie, est un combat essentiellement social et donc continu, dans lequel rien n’est jamais acquis : « L’instrument terroriste est aux mains de quelques milliers d’individus dans le monde. Minoritaires, rigides, sanguinaires, le plus souvent sans projet politique crédible, ils ne peuvent pas prospérer que sur un terrain de frustrations, de rancoeurs et de haines cultivées par l’injustice. Le terrorisme est le fait d’extrémistes et l’axe majeur de toute stratégie antiterroriste est de veiller à ce qu’ils demeurent marginaux. »
Chomsky partage avec Chocquet cette idée du terrorisme comme arme minoritaire mais il est convaincu que les gouvernements peuvent faire quelque chose en plus pour endiguer ce fléau et rappelle à ce propos un exemple explicatif : « pendant les années 1980, Al-Qäida perpétrait des attentats terroristes en Union soviétique à partir de l’Afghanistan.(…)Or, lorsque les Russes se furent retirés de l’Afghanistan, le terrorisme a cessé. Bien entendu, Al-Qäida continue de perpétrer des attentats terroristes à partir de la Tchétchénie, mais non à partir de l’Afghanistan.(…)Ben Laden et les autres se considèrent comme les défenseurs des terres musulmanes. Donc si l’on cesse d’attaquer les terres musulmanes, on réduira la menace terroriste. »
« De manière plus générale » synthétise Achcar, « je dirais que l’antidote au terrorisme n’est certainement pas la prétendue guerre à la terreur. C’est plutôt la justice : la justice politique, la primauté de la loi, la justice sociale, la justice économique. Voilà l’unique antidote réel au terrorisme. »}
De plus, Achcar souligne la corrélation entre le virage néolibéral du dernier quart de siècle et l’accroissement des formes de violence qualifiées de terrorisme, voire de violence urbaine en général. « La mondialisation néolibérale a entraîné la désintégration du tissu social et des filets de sécurité sociale. De plus en plus les gens vivent dans un état de désarroi et d’angoisse sociale, ce qui suscite diverses formes d’assertion violente d’identité, d’extrémisme ou de fanatisme, qu’elles soient de nature religieuse, politique ou autre ».}
Un retour à une économie plus locale pourrait aider à éviter l’aliénation culturelle qui est à la base des extrémismes politiques, ethniques, idéologiques et religieux.
Camus enfin nous rappelle que la démocratie n’est pas un acquis, elle demande une vigilance permanente et un travail constant pour la faire vivre. Donc si le renseignement est important voire fondamental pour combattre le terrorisme, il ne faut pas oublier que le respect des droits humains et des libertés fondamentales n’est pas un luxe pour époques de prospérité.
Il envisage donc un recul des nouvelles formes d’action discrétionnaire et l’exercice effectif d’un contrôle politique, juridique et citoyen par des moyens renouvelés : développement des pouvoirs d’inspection juridique et administrative sur les agences de sécurité ; identification de cadres théoriques, législatifs et institutionnels intermédiaire, pour des temps de crise qui ne relèvent ni de la guerre ni de la situation en temps de paix ; multiplication des commissions d’enquête, publiques ou privées, concernant les domaines d’action les plus sensibles ( notamment le renseignement) en leur garantissant une indépendance et une tribune ; systématisation des mécanismes d’évaluation des politiques antiterroristes tant sur le fond qu’en termes d’impact et d’efficacité.
« Ce n’est pas l’existence en elle-même de situations et de mesures d’exception qui menace d’affaiblir la démocratie et la force de ses principes, mais l’absence d’évaluation, de contrôle et de limites lors de leur mise en place. (…)
C’est en résistant aux sirènes sécuritaires, en refusant de se faire dicter ses options politiques nationales et internationales par la peur d’éventuels attentats qu’une société démocratique saura sauvegarder ses principes et sera dès lors susceptibles de relever avec succès le défi terroriste ».
Conclusion
Bien que le terrorisme résulte de l’action d’un nombre réduit de personnes, le paroxysme de la violence physique et symbolique qu’ont fait atteindre au monde les attentats du 11 septembre 2001 appelle à la mobilisation d’importants moyens de protection et à la rénovation de notre regard analytique.
Ce dernier point est crucial pour éviter les réactions inadéquates et profondément déstabilisatrices pour l’ordre mondial. Ce jour-là, quelques minutes ont permis une totale mobilisation informationnelle, cathodique et numérique, révélant à l’opinion mondiale la fragilité des symboles de la puissance capitaliste et occidentale.
Dès lors, le danger fut de substituer la colère légitime mais aveuglante face à l’horreur à l’analyse utile et efficace.
Le nombre de victimes et de dommages collatéraux s’est révélé plus conséquent du côté de la lutte antiterroriste, telle qu’elle a été notamment conçue par les Américains, que du côté du terrorisme au sens strict.
Chaque violence engendre une autre violence.
Si l’on applique des moyens inappropriés à la lutte antiterroriste, c’est une spirale de violence qui se met en place et rende l’issue (la paix) de plus en plus problématique.