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Transformation de conflit, de Karine Gatelier, Claske Dijkema et Herrick Mouafo

Aux Éditions Charles Léopold Mayer (ECLM)

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, Alternatives Non-violentes, Rouen, septembre 2004

Les différents moments d’une campagne d’action non-violente: les actions directes

La logique de la non-violence en action se traduit par des étapes préméditées qui s’inscrivent graduellement dans le temps, selon l’objectif choisi.

Mots clefs : Théorie de la non-violence | Education à la non-violence | Résolution non violente des conflits

Actions directes

1. Actions directes de non-coopération.

Il est important que les gestes de non-coopération proposés par le mouvement soient à la portée du plus grand nombre. Demander des gestes de rupture dont les conséquences sont très graves, c’est réserver l’action à une élite et obliger les autres à se tenir à l’écart en simples spectateurs. Or, il est essentiel que le plus grand nombre puisse participer.

La non-violence suppose avant tout qu’on soit capable de se battre. (1)

Ici plus qu’ailleurs, on ne saurait prétendre faire une liste exhaustive des différentes actions de non-coopération possible. Telle situation particulière appelle telle action particulière de non-coopération. Il s’agit donc de mettre l’imagination au pouvoir.

Parmi les méthodes qui ont été le plus souvent utilisées, citons notamment :

  • Le renvoi de titres et de décorations. Ce geste est essentiellement symbolique et ne peut pas être le fait du plus grand nombre, mais son impact peut être considérable sur l’opinion publique.

  • Opération « ville-morte ». Il est alors demandé à la population de cesser toute activité pendant une journée, une demi-journée ou quelques heures. Les rues doivent être désertes, les magasins fermés. Chacun reste chez soi ou sur son lieu de travail mais suspend son activité. La réussite d’une telle opération présuppose que la population ait déjà fortement conscience de l’enjeu du conflit en cours et qu’elle ait déjà donné des signes concrets de détermination.

  • La grève. La grève illustre directement le principe de non-coopération. Une entreprise ou une administration ne peuvent fonctionner que grâce à la collaboration des ouvriers ou des employés. À partir du moment où ceux-ci cessent le travail afin de faire aboutir telle ou telle revendication, ils exercent une réelle force de contrainte sur leurs dirigeants ou leurs directeurs. Ceux-ci ne peuvent ignorer longtemps les requêtes qui leur sont adressées. Le temps joue contre eux car ils ne peuvent s’accommoder de la paralysie de l’entreprise ou de l’administration. Pour autant que les travailleurs sont en mesure de durer, ils sont en position de force pour négocier une solution du conflit. Une grève ne peut donc permettre d’atteindre un objectif que si elle est illimitée. Cependant, on peut envisager des grèves d’avertissement de durée limitée. Certaines de ces grèves peuvent être organisées non plus pour des raisons économiques mais pour des motifs politiques, par exemple pour protester contre telle ou telle violation des Droits de l’Homme ou pour affirmer sa solidarité avec telle ou telle lutte.

  • Le boycott. Il ne s’agit plus d’organiser la non-coopération des travailleurs mais celle des consommateurs. Le pouvoir d’achat de ceux-ci est un véritable pouvoir économique à améliorer la qualité de leurs produits ou à reconnaître les droits des travailleurs de leur firme. Un boycott vise à faire baisser les ventes de manière à faire subir à l’entreprise suffisamment de manque à gagner pour l’obliger à satisfaire les exigences qui constituent l’objectif de l’action. Il n’est pas nécessaire que le boycott soit total pour qu’il soit efficace. Encore faut-il que les consignes de boycott soient suffisamment suivies par la population pour que la baisse des ventes soit décisive. Il ne suffit donc pas de lancer le mot d’ordre d’un boycott par un communiqué de presse et quelques affiches. Il faut l’organiser en distribuant des tracts et en allant mettre en place des piquets de boycott à proximité des points de vente. Là encore, il est essentiel que l’action puisse s’inscrire dans la durée. Je ne veux pas que vous heurtiez le tyran, ni que vous l’ébranliez, mais seulement ne le soutenez plus, et vous le verrez, comme un grand colosse dont on dérobe la base, s’écrouler de son poids et se briser. (2)

  • La désobéissance civile. Telle ou telle action de non-coopération peut être légale ou illégale selon la loi en vigueur au lieu et au moment où elle est menée. Dans une même action, certains acteurs resteront dans la légalité tandis que d’autres en sortiront. Ainsi, dans un boycott, il est parfaitement légal de ne pas acheter tel ou tel produit, mais il est généralement illégal de lancer un appel public à ne pas l’acheter. La loi a une fonction légitime dans la société. La fonction de la loi est d’organiser la société en sorte que la justice soit respectée par tous et pour tous. Pour autant que la loi remplit sa fonction, elle mérite notre « obéissance ». Mais lorsque la loi vient cautionner l’injustice du désordre établi, alors c’est non seulement un droit de désobéir à la loi mais ce peut être un devoir. Ce qui fait l’injustice, ce n’est pas la loi injuste mais l’obéissance à la loi injuste, et la meilleure manière de lutter contre cette injustice est de désobéir à la loi. Le plus souvent, il ne suffira pas d’exiger la suppression de la loi injuste, il faudra exiger une loi juste qui reconnaisse positivement et garantisse les droits de ceux qui aujourd’hui se trouvent opprimés. Nous avons l’obligation non seulement légale mais morale d’obéir aux lois justes, mais nous avons au même titre l’obligation morale de désobéir aux lois injustes. (3)

Il serait vain de vouloir énumérer toutes les actions possibles de désobéissance civile. Elles sont multiples et différentes dans chaque situation. Mentionnons quelques-unes d’entre elles particulièrement spécifiques :

  • La grève des loyers. L’expression est suffisamment explicite par elle-même. L’action sera d’autant plus efficace qu’elle pourra être menée de façon collective.

  • L’autoréduction. Ou bien parce que l’on estime que certains tarifs sont tout à fait excessifs, ou bien parce que l’on juge extrêmement néfaste la politique suivie par I’État ou les dirigeants d’une entreprise privée, on peut décider de réduire soi-même le prix exigé pour tel ou tel service. Selon le cas, on pourra auto-réduire directement sa facture (électricité, redevance TV, téléphone,…) ou fabriquer de faux titres (transports,…). Pour aboutir, une telle action demande une organisation qui rassemble un grand nombre d’usagers.

  • Le refus de l’impôt. Il ne s’agit pas de s’opposer au principe même de l’impôt. Le paiement de l’impôt est un exercice pratique de la solidarité qui doit lier tous les membres d’une même collectivité. Mais lorsque l’impôt vient alimenter des injustices, le devoir de solidarité avec ceux qui en sont les victimes peut alors impliquer qu’on refuse que l’argent qui provient de son travail quotidien serve à financer ces injustices. Les citoyen(ne)s sont responsables de l’usage que l’État fait de leurs impôts. Le paiement de l’impôt n’est pas une simple formalité administrative mais un acte politique. C’est en quelque sorte approuver et voter le budget de l’État. Pour que l’action puisse se populariser, on aura intérêt à organiser un refus partiel qui ne corresponde pas forcément à la réalité des sommes concernées dans le budget de l’État. Mais revendiquer et exercer son pouvoir de contribuable ne doit pas seulement consister à refuser l’impôt, il s’agit aussi de le redistribuer en l’affectant à des réalisations qui contribuent à construire la justice.

  • La grève de la faim illimitée. Celle-ci n’a plus pour but, comme c’est le cas pour une grève de la faim limitée, de protester contre une injustice et de sensibiliser l’opinion publique. Ceux qui l’entreprennent entendent supprimer l’injustice. La décision d’entreprendre une telle action est particulièrement grave. Il faut absolument que l’objectif choisi soit tel qu’il apparaisse raisonnable de l’atteindre dans les délais permis par une grève de la faim. Si celle-ci était entreprise pour un objectif impossible à atteindre, elle ne serait qu’un geste de protestation désespéré et désespérant, elle ne serait pas une action non-violente. Deux seules issues seraient alors possibles: ou bien le ou les grévistes mettent un terme à leur entreprise avant que n’arrive l’irréparable et doivent alors reconnaître leur échec, ou bien ils deviennent les victimes de leur imprudence. Il reste que même pour un objectif raisonnable, le gréviste de la faim risque se propre vie. Plusieurs conditions doivent être remplies pour mener à bien une grève de la faim illimitée: de nombreuses actions non-violentes doivent déjà avoir été menées, une mobilisation certaine de l’opinion publique déjà acquise, de nombreux relais de soutien pouvant être organisés un peu partout dans le pays. Par ailleurs, les grévistes doivent pouvoir compter sur un ou plusieurs négociateurs qui puissent se faire les intermédiaires entre eux et les décideurs adverses. Ce n’est pas tant la pression morale exercée par la grève de la faim elIe-même qui fera céder les responsables de l’injustice que la pression sociale exercée par l’opinion publique mobilisée par la grève de la faim.

Nous n’hésitons pas à appeler nos organisations une armée. Mais c’est une armée spéciale, sans autre soutien que sa sincérité, sans autre uniforme que sa détermination, sans autre arsenal que sa foi, sans autre argent que sa conscience, c’est une armée qui avance, mais qui ne mutile pas. C’est une armée qui aime à chanter, non à tuer. C’est une armée apte à prendre d’assaut tous les bastions de la haine. (4)

2. Actions directes d’intervention

Si l’action de non-coopération vise à tarir les sources du pouvoir de l’adversaire et de lui retirer les moyens par lesquels il maintient sa position, l’intervention non-violente est une confrontation directe avec l’adversaire par laquelle on s’efforce de provoquer soi-même le changement. On intervient directement dans ses affaires et on agit contre ses intérêts. Le conflit est porté dans le camp de l’adversaire qui se trouve placé devant les faits accomplis.

  • L’occupation. On vient occuper les locaux de l’adversaire et on s’y comporte comme chez soi. Ce qui veut dire d’abord que l’on prend garde de ne rien dégrader et que l’on s’abstient de toute violence verbale ou physique à l’encontre de ceux qui se trouvent également chez eux… Mais cela veut dire aussi que l’on peut consulter tous les documents qui concernent le conflit en cours (…). Si l’occupation se fait en présence du propriétaire du lieu ou du moins de son locataire attitré, ce n’est pas contrevenir aux règles de l’action non-violente que d’organiser un sit-in serré devant la porte afin qu’il ne soit pas tenté de fuir la conversation.

  • L’obstruction. Elle consiste à entraver la circulation sur la voie publique ou d’empêcher l’accès à un bâtiment en faisant de son corps un obstacle inévitable pour celui qui voudrait passer. Il est préférable que l’obstruction soit faite par un grand nombre de personnes plutôt que par quelques-unes seulement. Les risques encourus seront moindre et l’action sera mieux comprise de l’opinion publique.

  • L’usurpation civile. Plutôt que d’abandonner son poste et de cesser toute activité, il peut être plus efficace de rester en fonction et de profiter du pouvoir que celle-ci confère pour agir dans l’intérêt de ceux qui subissent l’injustice et de favoriser leur lutte. Ainsi, plutôt que de se mettre en grève, tel fonctionnaire peut agir plus efficacement contre le système en place en mettant «ses armes et ses bagages» au service des luttes sociales. L’usurpation civile s’inscrit à l’intérieur des structures, mais pour les détourner du but qui leur est assigné par le pouvoir politique dominant et de retourner leur efficacité contre lui. Le « contrôle ouvrier », tel qu’il a été défini dans le contexte de la lutte des classes est une forme d’usurpation civile. Ainsi, plutôt que de se mettre en grève pour réclamer de nouvelles cadences dans leur entreprise, les ouvriers décident eux-mêmes de travailler au rythme de ces nouvelles cadences et instaurent dans l’entreprise une situation de fait.

Jean-Marie Muller (*)

Notes

  • (1) : GANDHI, Tous les hommes sont frères, Gallimard, 1969, p. 178.

  • (2) : Étienne de la BOÉTIE, Le discours de la servitude volontaire, Payot, 1985, p. 183.

  • (3) : Martin Luther KING, cité par S.B. OATES, Martin Luther King, Centurion, 1965, p. 255.

  • (4) : Martin Luther KING, cité par S.B. OATES, Martin Luther King, Centurion, 1985, p. 247.

  • (*) : Porte-parole du Mouvement pour une Alternative Non-Violente (MAN, 114 rue de Vaugirard, 75006 Paris. Tel. 01 45 44 48 25). Écrivain, auteur notamment de Charles de Foucauld, frère universel ou moine-soldat ?, Paris, La Découverte, 2002; Le courage de la non-violence, Éd. du Relié, 2001.