Claske DIJKEMA, Grenoble, juin 2006
Les systèmes traditionnels de gestion de conflits en Afrique
Source d’inspiration pour des conflits actuels ?
Les nombreux conflits donnent le sentiment que le continent africain est une cause perdue et que la culture de la paix ne peut lui être appliquée. Dans cet article, nous tenterons de démontrer l’inverse : il existe une forte culture de la paix, mais elle a été fortement influencée par la rencontre avec l’Occident. La traite des esclaves, la colonisation, la détermination arbitraire des frontières, mais aussi la constante influence de l’Occident au travers de l’aide ainsi que du commerce international ont irrémédiablement changé l’équilibre des pouvoirs. Les processus de traitement des conflits hérités de la période pré-coloniale sont impuissants face au défis liés à la mondialisation. Souvent, les carences en démocratie et le sentiment ethnique sont considérés comme les causes des conflits sur le continent. Nous préférons pour notre part nous concentrer sur l’influence des chocs historiques sur les institutions politiques et la redevabilité du pouvoir. Au travers de cette courte analyse de l’histoire dans trois pays africains (RDC, la Somalie, le Sénégal) nous espérons contribuer au débat.
Dans la plupart des analyses actuelles sur l’Afrique, la période avant la colonisation ou même avant l’indépendance n’est pas prise en compte et si elle l’est, c’est simplement pour expliquer l’articulation ethnique des conflits comme par exemple la rivalité historique entre Hutu et Tutsi, alors qu’en fait ces identités sont beaucoup plus fluctuantes qu’on ne le pense. La voix et les approches africaines sont rarement entendues, ce qui nous laisse croire qu’elles n’existent pas. Ces dernières années, j’ai été en contact avec un certain nombre et, bien qu’elles soient considérées comme marginales, elles n’en méritent pas moins d’être étudiées plus en détails afin d’être entendues. Elles permettraient d’élargir le débat. Une de ces voix est celle de Jannie Malan à travers son ouvrage, « Conflict resolution wisdom from Africa » écrit en 1997. Malan est un Sud-Africain blanc qui a choisit de dédier sa carrière à une université noire, et ce, bien avant que le système d’apartheid ne soit mis en cause par la communauté internationale. Il est à la tête de l’unité de recherche du African Centre for the Constructive Resolution of Disputes (ACCORD). Le directeur de ACCORD, Vasu Gounden, explique dans l’introduction de cet ouvrage, que des solutions africaines aux problèmes africains devraient être trouvées et que les sources des ces solutions doivent être recherchées dans la diversité des traditions orales du continent. Gounden porte à notre connaissance que ces sources sont devenues moins accessibles depuis l’arrivée de la « modernité » et de ses conséquences, telle que l’attraction des villes sur les communautés. La tradition orale comme outil de transfert de siècles d’expériences et d’approches en communauté de résolution des problèmes est tombée en désuétude. Le défi est ici de trouver des moyens d’exprimer cette sagesse adaptés aux défis actuels, et ce livre constitue à ce titre un bon début.
Evolution des relations au pouvoir
{“A, Tata Price,” he said, in his deep, sighing voice. “You believe we are mwana, your children, who knew nothing until you came here. Tata Price, I am an old man who learned from other old men. I could tell you the name of the great chief who instructed my father, and all the ones before him, but you would have to know how to sit down and listen. There are one hundred twenty-two. Since the time of our mankulu we have made our laws without help from white men.” (1)
Regardons d’abord l’histoire pour savoir comment la colonisation a changé les équilibres au pouvoir préexistants en Afrique, l’autorité des chefs traditionnels et les systèmes de résolution des conflits qu’ils assuraient. Je distingue cinq étapes que la plupart des pays africains ont traversées : la période pré-coloniale, coloniale (à quelques exceptions près), l’accession à l’indépendance, le monopartisme ou la dictature et la fin de la guerre froide.
1. Systèmes de gouvernance pré-coloniaux
Pendant la période pré-coloniale, des systèmes traditionnels de résolution de conflit et de gouvernance étaient en place. Les dirigeants dépendaient dans une plus grande mesure du soutien de la population que la période suivante avec l’introduction d’armes à feu. Il existait alors une grande diversité d’organisations étatiques : de l’autocratie à la démocratie respectant plus ou moins le consensus. Un exemple d’organisation étatique nous est donné par l’actuelle République Démocratique du Congo. En 1491, quand les Portugais y sont arrivés, régnait alors sur le royaume un monarque, le ManiCongo, élu par une assemblée de chefs de clans. Les Portugais reconnurent dans ce royaume un Etat sophistiqué et bien développé. Le ManiCongo désignait des gouverneurs pour chacune de ses six provinces et sa loi était étendue au territoire par une administration élaborée qui incluait des spécialisations de fonctions telles que celle de « Mani vangu vangu », magistrat des tribunaux compétents pour juger les adultères. Le royaume a même un système de collection d’impôt, la monnaie étant constituée de coquillages (2).
Un autre exemple d’une structure politique traditionnelle peut être trouvé en Somalie (3). L’anthropologue I.M. Lewis l’a décrit comme une démocratie pastorale (4). La société des pasteurs est marquée par des rencontres souvent conflictuelles avec les groupes concurrents, qui rivalisent pour les mêmes ressources : l’eau et les pâturages. C’est une société guerrière, qui ne veut pas dire violente. Souvent les sociétés guerrières ont développé les méthodes de prévention et de résolution des conflits. La confédération des tribus Issas est donc régie par un droit coutumier (Heer ou Xeer) qui comprend un code pénal, une constitution politique et un ensemble de règles d’éthique sociale. Sa première vocation est de sauvegarder la cohésion sociale et de restaurer la paix à travers des mécanismes complexes de régulation des conflits et de l’exercice du pouvoir (5). Ces mécanismes ont été manipulés et coupés de leur philosophie politique, auquel se rajoutent les défis de la mondialisation. La guerre civile en est le résultat. Même pendant la guerre civile, les lois traditionnelles - quand elles étaient appliquées - donnaient de meilleurs résultats que les traités issus des conférences de réconciliation orchestrées par la communauté internationale. On verra dans une autre fiche l’exemple du Somaliland.
2. Nouvelle dynamique de pouvoir pendant la colonisation
L’arrivée de nouveaux acteurs sur la scène politique pendant la colonisation change les relations au pouvoir entre les responsables et les citoyens. L’introduction d’armes à feu ainsi que le soutien militaire et financier des pouvoirs coloniaux aux responsables politiques leur permet d’imposer leur pouvoir sur la population. De nouvelles structures de loyauté en résultent. La responsabilité n’est plus, dans un premier temps du haut vers le bas, vis-à-vis des citoyens, mais du bas vers le haut, vis-à-vis des pouvoirs coloniaux. Ceci est un phénomène contre-démocratique. Pendant la période coloniale, les structures politiques existantes devaient s’adapter pour survivre ou bien disparaissaient complètement. Les systèmes politiques développés par les colons français et anglais doivent être différenciés : les premiers ont voulu prolonger le système républicain avec les représentants de l’Etat sur place, mais dans certains cas ont du recourir à l’« indirect rule » pour des raisons pratiques, les seconds ont exercé leur autorité par l’intermédiaire d’une élite locale. La modernisation de la société a ensuite ébranlé le pouvoir traditionnel au profit du pouvoir moderne.
L’exemple sénégalais démontre comment les formes de colonisation les moins agressives ont pu engendrer des formes de gouvernement plus démocratiques. Une des clefs du succès de la « révolution passive de 1975-1985 qui a conduit à la démocratie libérale, repose sur leur histoire coloniale » (6). La manière dont les Français ont colonisé le Sénégal se distingue des autres pays africains. En effet, le Sénégal a connu une forme de domination impériale plus « démocratique », ce qui a rejailli de façon décisive sur la pratique de la politique dans la période post-coloniale. Celle-ci se caractérise par un système politique intensément compétitif et par une tradition de pluralisme politique héritée de la division en quatre « communes ». L’histoire coloniale du Sénégal a insufflé à sa vie politique une certaine adhésion aux valeurs de la démocratie libérale. Le Sénégal, et en particulier ses quatre zones urbaines, ont joui d’une version allégée du schéma impérial français. L’activité politique y était autorisée plutôt que proscrite. Dans les quatre plus grandes zones urbaines, les élites noires participaient à une compétition électorale inter-ethnique qui a contribué à l’émergence d’une conscience politique parmi la population.
3. L’Indépendance et l’importation des modèles occidentaux
L’accession à l’indépendance a coïncidé pour la plupart des pays africains avec l’imposition des frontières, le statut d’un Etat-nation souverain, des procédures électorales selon les modèles démocratiques occidentaux et le multipartisme. Le problème après l’indépendance est que les pays africains continuent à être largement financés par l’aide internationale et donc continuent d’être fortement dépendants des pouvoirs internationaux.
Si tous les pays n’ont pas connu une phase dictatoriale après l’indépendance, il s’agit néanmoins d’un phénomène fréquent, lié à la crise de gouvernance en Afrique. Cette crise est de nature interne et externe. Un facteur externe important est que pendant la guerre froide, le soutien financier aux régimes dictatoriaux pour défendre les intérêts nationaux des deux superpuissances a permis aux dictateurs de rester en place et de réprimer la population.
4. Loi coutumière ébranlée sous le dictateur Barré en Somalie
A l’inverse de l’exemple sénégalais, celui de la Somalie nous montre comment le discrédit d’anciennes coutumes peut mener au conflit et au dépit de la démocratie. En Somalie, la constitution ou loi coutumière (Xeer) fut abandonnée par le dictateur Siyad Barré, qui a pris le pouvoir en 1969 avec un coup d’Etat, dans une volonté d’inscrire la modernisation de la Somalie dans l’esprit du modèle socialiste. Mais si Barré a également tenté par tous les moyens de réduire l’organisation clanique et les autorités locales, c’était dans le but de renforcer son gouvernement central.
Par le moyen législatif, l’Etat a pris le contrôle des aspects les plus sensibles de la vie sociale, politique et économique, précédemment pris en charge par les clans ou les chefs de villages, suivant ainsi la tradition de la Xeer. Barré mit également en place une organisation pan-somalienne, devant regrouper l’ensemble du peuple somalien, dans le but de remplacer les allégeances claniques. Cette organisation s’articulait, par exemple, autour de centres, gérés par des employés en uniformes, qui devaient entretenir la ferveur révolutionnaire en soutien du régime, des groupes de jeunes et des organisations de femmes. Un autre exemple est l’adoption de la « Land Law » (loi sur la terre) en 1975 qui a donné à l’Etat le droit exclusif d’allouer la propriété de la terre et de l’eau sur l’ensemble du pays, éradiquant ainsi les tenures réglementées par la coutume et l’autorité des chefs locaux.
C’est ainsi qu’a émergé une nouvelle élite politique urbaine dont les revenus dépendaient exclusivement des ressources de l’Etat. Cette élite urbaine a alors lutté pour son enrichissement en s’assurant l’accès à l’appareil d’Etat. Ce mouvement prit alors le nom de tribalisme ou clanisme, bien qu’il n’y a rien à voir entre ce phénomène et celui de la traditionnelle médiation inter-tribale ou inter-clanique. Alors que l’Etat devenait la première source de revenus, la compétition au sein de l’élite urbaine se jouait de plus en plus suivant des préférences généalogiques, mais sans restriction par la loi coutumière (Xeer).
En retirant le pouvoir au niveau local et en sapant la loi coutumière, Barré a également sapé les fondements du système traditionnel de règlement des conflits et d’équilibre des pouvoirs qui avait été institués depuis des années. Les institutions étaient en place au niveau local. La volonté de Barré de construire une nation (Somalie) et de créer de nouvelles institutions, opposées aux anciennes, a créé le conflit. Remarquons que ces structures traditionnelles étaient d’autant plus nécessaires que naissait dans le pays une dispute autour des ressources disponibles. La bataille autour des ressources agricoles fit rage entre les représentants urbains de l’Etat et les fermiers locaux et ce, sans le contrôle d’aucune autorité et sans accès à l’Etat.
5. Fin de la guerre froide, fin des Etats « artificiels »
Avec le retrait du financement étranger à la fin de la guerre froide, les dirigeants politiques n’ont plus pu entretenir le système de clientélisme, ce qui a provoqué la perte de la légitimité économique, politique et morale de l’Etat. Il en a résulté par la suite, l’apparition de nouvelles relations au pouvoir et une désintégration des Etats. La Somalie en est l’exemple type.
Le retrait des financements américains en Somalie a mis un terme au système clientéliste dont les réseaux ne pouvaient plus être entretenus. Une délégitimation du régime en externe en est le résultat. Le système était déjà défaillant en interne depuis fin des années 1970. Les échecs militaires de 1978 font disparaître l’ambition d’une Grande Somalie qui était le projet fédérateur du pays. Ensuite, l’Etat ne fournit plus de services, donc les structures de solidarité des clans remplacent dans ce rôle l’Etat défaillant. Finalement, la politique de Barré n’est pas cohérente avec son idéal de dénoncer la loyauté des clans : les ressources de l’Etat sont avant tout distribuées au sein de son clan. Enfin, le système répressif de son régime empêche toute identification nationale. La corrélation de l’effondrement des deux légitimités - interne et externe - concourt à l’effondrement de l’Etat. Le régime de Barré a conservé plus longtemps sa légitimité à l’étranger où il était reconnu comme le régime légitime et souverain de la Somalie. Barré est resté au pouvoir grâce au soutien de l’étranger. Le financement international assure, jusqu’à son retrait, une certaine stabilité même si les structures ne servent plus à la population. Il a pour résultat que le régime - une fois effondré - ne peut pas être remplacé parce que les institutions n’existent plus ou n’ont plus aucune crédibilité. Le pays est tellement fractionné qu’un représentant unique ne peut être accepté pour représenter l’ensemble du territoire. Jusqu’à ce jour, quinze tentatives ont été entreprises pour installer un nouveau gouvernement central démocratique, mais la situation reste aussi instable qu’au début de disparition de Barré.
Conclusion
Cette historique nous montre que les sociétés africaines ont connus des chocs conséquents avec des énormes influences sur les systèmes traditionnels de gestion de conflits. Elle nous démontre que le conflit est inhérent au continent africain. Les conflits actuels doivent ainsi être interprétés comme le résultat des structures qui n’ont pas pu résisté aux changements. Je voudrai le comparer avec de l’élastique qui a tellement été étiré qu’elle n’a plus de force. Même si les systèmes traditionnels n’ont pas suffisamment de capacité pour faire face aux défis actuels, ils peuvent être source d’inspiration pour la gestion de conflits modernes. La fiche « Institutionnaliser le pouvoir des leaders traditionnels, source d’inspiration pour la gouvernance en Afrique? » donne des exemples comment.
Notes
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(1) : Kingsolver, Barbara The poisonwood bible, HarperPerennial, New York, page 333.
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(2) : Hochshild, 1998, p 6.
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(3) : Ali Moussa Iye a fait une étude du contrat socio-politique developpé par le tribu (pastorale) Issas en Somalie.
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(4) : La démocratie pastorale est décrit pour la première fois par I.M. Lewis en 1961 dans “A Pastoral Democracy: A Study of Pastoralism and Politics among the Northern Somali of the Horn of Africa”.
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(5) : Iye, Ali M. “Paix et Lait” Domestication du conflit chez les pasteurs somalis”, Unesco.
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(6) : D’autres facteurs sont plus circonstanciés comme le fait que son dirigeant autoritaire, Senghor, fut également un écrivain de renommée mondiale, d’après Fatton, professeur en administration publique et affaires étrangères à l’Université de Virginie aux Etats-Unis. Le statut culturel de Senghor facilita son départ de poste résidentiel et donc à l’institutionnalisation de la révolution passive comme il savait que sa fin de vie politique ne le renverrai ni en exile, ni à l’oubli, mais plutôt à son apothéose.