Grenoble, avril 2008
Les problématiques liées aux interventions multilatérales dans un Etat failli
Gagner la paix par la force militaire ?
Introduction :
La Somalie est un exemple d’état failli. Selon le politologue John Mason (1), un état failli peut être est défini comme ne pouvant plus « faire face au critère crucial de la souveraineté nationale : la capacité à pacifier les territoires nationaux et assurer la protection des populations qui vivent a l’intérieur des frontières ». Ce type d’Etat se révèle également « incapable de tenir son rang comme membre de la communauté internationale ». Il est toutefois important de signaler qu’il existe un désaccord sur la terminologie de « failli ». En effet, certains universitaires spécialistes de la question préconisent l’emploi du terme « défaillant » quand le processus est encore en cours, ou « effondré », quand l’Etat est inexistant.
Dans le cas des états faillis ou effondrés, parfaitement illustré par le cas de la Somalie, on considère que l’autorité centrale n’est plus en mesure de gérer ses fonctions les plus essentielles, appelées aussi « régaliennes » (voir annexe 1).
D’après la définition classique (2), les 4 fonctions régaliennes traditionnelles d’un état sont :
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La sécurité du territoire, par la constitution d’une armée ;
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La sûreté de ses habitants, par la constitution d’une police ;
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L’édification et l’imposition du droit, à travers un ensemble de législations stables et un système judiciaire;
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La mise à disposition d’une monnaie commune à tous les agents économiques.
D’un point de vue occidental, le maintien de ces fonctions est indispensable à la stabilité politique, économique et sociale du pays. L’Etat est en effet l’instance qui permet de passer de l’état de guerre permanent entre individus ou groupes d’individus, à une vie sociale stable. C’est dans cette perspective que la situation de la Somalie a longtemps été qualifiée de « chaotique », notamment en raison de l’incapacité de l’Etat à asseoir sa souveraineté sur l’ensemble du territoire et à maintenir la sécurité intérieure.
Depuis 1992, de nombreux acteurs de la communauté internationale (entités étatiques comme non-gouvernementales) sont intervenus sur le territoire somalien pour tenter de pallier à l’absence d’Etat et de résoudre les problèmes liés au « désordre » interne.
Pour cette analyse nous nous sommes concentrées sur les problématiques liées aux interventions internationales dans cet Etat « effondré », et sur leur inadaptation au contexte sociopolitique somalien. Nous étudierons d’abord la mission ONUSOM I, et les opérations de l’UNITAF. Puis, nous nous intéresserons à l’intervention multilatérale ONUSOM II. Nous tenterons tout au long de notre analyse de mettre en lumière les raisons de l’échec de ces interventions.
ONUSOM 1 : une illustration de l’impuissance de l’ONU ?
Au vu du désordre interne régnant en Somalie, les Nations unies décident d’intervenir :
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La résolution 733 du 23 janvier 1992 appelle à un cessez-le-feu et à l’embargo sur les armes à destination de la Somalie, mais elle sera suivie de peu d’effets.
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La résolution 751 autorise la mise en place d’une opération à Mogadiscio à partir d’avril 1992 : l’Opération des Nations unies en Somalie (ONUSOM).
Cette opération a pour but de :
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Restaurer la sécurité intérieure en Somalie ;
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Surveiller le respect du cessez-le-feu à Mogadiscio ;
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Assurer la protection du personnel, des installations et du matériel de l’ONU à Mogadishu ;
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Escorter l’acheminement de l’aide humanitaire jusqu’aux centres de distribution de la capitale et de ses environs immédiats.
En août 1992, le mandat et l’effectif d’ONUSOM I ont été élargis de manière à lui permettre de protéger les convois humanitaires et les centres de distribution dans l’ensemble de la Somalie. Reposant sur le chapitre VI de la Charte des Nations Unies, qui prévoit la résolution pacifique des conflits, l’ONUSOM I est constituée d’une cinquantaine d’observateurs accompagnés d’environ 500 soldats.
L’opération se base cependant sur un faux postulat : que les parties aux conflits vont négocier et signer un cessez-le-feu rapidement. Les moyens envoyés en Somalie sont donc bien inférieurs à la réalité de la situation (50 observateurs accompagnés de forces armées en nombre largement insuffisant).
Le responsable de la mission, Mohammed Sahnoun, un diplomate algérien, œuvre à la résolution du conflit en tentant d’instaurer un dialogue entre les différentes parties (chefs de guerre, milices…), et en adoptant les méthodes traditionnelles somaliennes (discussions avec les anciens, avec les femmes…). Il affirme être sur le point d’obtenir un accord, quand il est démis de ses fonctions pour avoir critiqué ouvertement l’inefficacité de l’ONU (sur une même période, le Programme Alimentaire Mondial de l’ONU – le PAM - n’a pu délivrer que 18 857 tonnes de nourriture, alors que le Comité International pour la Croix Rouge – le CICR - a réussi à distribuer environ 53 900 tonnes).
Sahnoun est remplacé par Kittani, qui rompt le dialogue et dépeint un tableau catastrophique de la situation somalienne. L’ONUSOM n’est pas parvenue à remplir les objectifs fixés par son mandat : « faciliter la cessation immédiate et effective des hostilités et le maintien d’un cessez-le-feu dans l’ensemble du pays afin de promouvoir le processus de réconciliation et de règlement politique en Somalie et de fournir d’urgence une aide humanitaire. » (3) Les membres des ONG et des agences des Nations Unies opérant sur le terrain avec l’agrément des chefs de clans locaux et sous leur protection théorique, se trouvent constamment en situation de risques potentiels (attaques armées, enlèvements…), et l’acheminement de l’aide est toujours aussi difficile. L’organisation internationale peut être critiquable pour ne pas avoir mis en place des moyens à la hauteur de ses ambitions (Sahnoun a critiqué l’organisation pour son manque de moyens et de compétences en matière de résolution de conflits), mais également pour ne pas être intervenue avant que le conflit ne s’envenime (notamment quand elle a refusé d’appuyer les efforts de paix djiboutiens en 1991). Un officiel de l’UNICEF a déclaré à l’époque que la Somalie était « le grand échec de l’ONU. » (4)
UNITAF : une simple intervention militaro-humanitaire à l’initiative des USA ?
La couverture médiatique se focalisant sur l’urgence humanitaire, le gouvernement américain, en confiance depuis la chute du bloc soviétique et après sa victoire en Irak propose alors un nouveau plan d’intervention. Le secrétaire des Nations Unies, Boutros Ghali, y voit l’occasion d’affirmer plus fortement le rôle de l’ONU et d’appliquer son Agenda pour la Paix (programme où l’ONU se place comme une force supranationale garante de la sécurité mondiale) avec plus de moyens. En effet, les Etats-Unis ne financent les opérations sous commandement direct onusien qu’à hauteur de 30 %, alors qu’ils proposent de financer cette nouvelle intervention à hauteur de 75 %.
Le Conseil de sécurité décide dans sa résolution 794 du 3 décembre 1992 de la création d’une force d’intervention, l’UNITAF, sous autorité de l’ONU mais sous commandement autonome des États (5) y participant, c’est-à-dire principalement les Etats-Unis. Il s’agit de la première intervention menée au nom du droit international d’ingérence humanitaire. Cette force d’intervention unifiée a pour mission « d’employer tous les moyens nécessaires pour instaurer aussitôt que possible des conditions de sécurité pour les opérations de secours humanitaire en Somalie » (6), se basant cette fois sur le chapitre VII de la charte de l’ONU qui autorise le recours à la force armée.
Mais il y a plusieurs malentendus.
Pour George Bush, il s’agit seulement d’une mission « humanitaire », tandis que Boutros Ghali veut inclure le désarmement des milices, selon lui un facteur essentiel pour obtenir un cadre sécurisé. De plus, les Américains veulent intervenir uniquement sur un territoire réduit au sud de la Somalie, alors que l’ONU recommande une action sur tout le territoire. Finalement devant le refus des Etats-Unis, les parties de la mission ne relevant pas du champ technique resteront dévolues à l’ONUSOM (négociations pour la résolution du conflit, désarmement des milices), et l’UNITAF n’interviendra que sur 40 % du territoire au sud du pays.
En ce qui concerne le bilan de la mission, celui-ci est mitigé. Du point de vue américain, il s’agit d’une réussite tant sur le plan du secours aux populations que sur celui de la reconstruction des infrastructures (plus de 2.000 km de routes refaites, construction ou réhabilitation de nombreux hôpitaux, écoles, orphelinats, etc). Cependant, on peut regretter que l’UNITAF n’ait pas instauré un réel dialogue de paix et tenté de désarmer les milices, alors que l’occasion se présentait. En effet la population locale a réservé un bon accueil aux troupes, y voyant une chance pour la résolution du conflit, et les chefs de guerre ont également toléré leur présence. L’UNITAF a permis la mise en place d’accords pour le cessez-le-feu, pour une conférence de réconciliation nationale à Addis Abeba et pour un Conseil national de Transition. Ces mesures n’ont malheureusement pas été suivies d’effets probants. L’UNITAF ne se trouve donc qu’être un succès technique, ce à quoi aspiraient les Etats-Unis, qui annonçaient dès le début de la mission qu’il ne s’agissait que d’une intervention à but humanitaire. Même de ce point de vue, le succès est relatif car le nombre de vies sauvées ne s’élèverait pas à plus de 10 000 (7).
ONUSOM II: un champ d’intervention trop large et des solutions inadaptées ?
Après l’arrêt de l’opération Restore Hope en mai 1993, suite au changement de la politique extérieure américaine après l’élection de Bill Clinton, l’UNITAF est réduit à moins de 2 000 soldats et repasse sous contrôle direct de l’ONU.
La résolution 814 du 26 mars 1993 crée l’ONUSOM II qui interviendra sur l’ensemble du territoire somalien (UNITAF cantonnée au sud du pays).
Cette nouvelle mission intègre à la fois les objectifs des 2 précédentes et un cadre d’intervention élargi. En effet, aux actions de rétablissement de la paix (notamment la négociation de la cessation des hostilités entre les différents entre les groupes en présence dans le conflit, la prévention de la reprise des violences, le travail de désarmement…), et de protection de l’activité humanitaire (sécurité dans les ports, aéroports et voies de communication ) s’ajoutaient des objectifs de plus long terme comme :
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La reconstruction de l’économie et de la vie sociale du pays ;
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La remise en état des structures institutionnelles du pays ;
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La mise en place du rapatriement des réfugiés…
Toutefois une mauvaise analyse de la situation et une méconnaissance de la structure sociale et politique de la Somalie vont conduire à un échec de cette dernière mission. La réconciliation politique nationale prônée par l’ONU vise à reconstituer un État somalien avec un régime démocratique fondé sur le modèle d’un Etat nation. Dans cette logique, la négociation avec les différents protagonistes ne s’accompagne pas de l’élaboration d’une solution adaptée et conduisent à des confrontations armées avec les forces onusiennes. En effet, très rapidement les soldats déployés dans le cadre de l’ONUSOM II doivent faire face à une recrudescence du nombre attaques, et à un retour de la violence à Mogadiscio même. Les forces occidentales n’ont en réalité pas anticipé la réaction des différentes factions somaliennes. Les troupes armées se sont heurtées à l’opposition de groupes armés mobiles, pourtant rivaux entre eux. Les Américains sont harcelés par de jeunes pillards qui les entraînent dans une escalade de la violence où finalement les hélicoptères américains mitraillent la foule derrière laquelle s’abritaient les combattants. En dépit de l’élaboration d’un texte commun, la conférence d’Addis-Abeba tenue sous l’égide de l’ONU et qui réunit en mars 1993 les représentants de quinze factions somaliennes, se solde par un échec. Les partisans d’une solution militaire reprennent l’avantage.
Dans les jours qui suivent, des attaques répétées visent les forces de l’ONUSOM II, principalement des Américains, et plusieurs d’entre eux sont tués ou gravement blessés. À partir du 8 août 1993 les États-Unis re-déployent des troupes afin de pouvoir lancer des attaques lourdes contre les factions somaliennes, au-delà des limites du mandat de l’ONUSOM II. Cette nouvelle phase, menée sous le nom de code Operation Gothic Serpent, vise à capturer ou éliminer Mohamed Aidid. Ce dernier, promu héros de la résistance nationale, attire dans son sillage une coalition hétéroclite de seigneurs de guerre, de divers clans et d’islamistes. La légitimité reconnue à Mohamed Aidid (issu du clan Habr Gidr) symbolise bien la rupture entre le système traditionnel de possession et de transmission du pouvoir en Somalie et le modèle étatique proposé par l’ONU.
La rupture de dialogue entre l’Onu et les factions rebelles somaliennes atteint son point culminant avec les affrontements de la « bataille de Mogadiscio », les 3 et 4 octobre 1993, qui feront de nombreux morts et blessés. Cette bataille sera déterminante dans le changement de la politique des Etats-Unis, notamment à cause de la réaction de l’opinion publique américaine suite à la diffusion des images montrant les émeutes contre les soldats américains dans Mogadiscio.
Les mois suivants, la situation se dégrade encore. Les pays fournisseurs des principaux contingents, les Etats-Unis en tête, constatant leur incapacité à « restaurer l’espoir » et encore moins la paix, commencent à retirer leurs troupes et à limiter leurs actions. L’échec des négociations entre les différents clans, en plus des pertes occidentales et somaliennes, force l’ONU à restreindre ses actions. L’ONUSOM II, reconverti en force d’assistance humanitaire, se contente alors de protéger les ONG du pillage et du racket. Elle apporte également son soutien, surtout financier, aux réunions de réconciliation organisées par les chefs traditionnels qui obtiennent ainsi un complément de revenu.
Finalement, l’ONU décide son retrait du pays en mars 1995. Le pouvoir politique est encore plus désorganisé et aucune autorité ne réussit à s’imposer sur l’ensemble du territoire. L’intervention onusienne laisse donc derrière elle une Somalie dans une situation presque plus chaotique qu’à son arrivée.
Conclusion :
Aujourd’hui le sentiment anti-occidental est vif auprès de la population somalienne. Bien que les interventions occidentales n’aient pas été de complets échecs (acheminement de l’aide, cessez-le-feu momentanés, reconstruction d’infrastructures locales…), elles n’ont pas réussi à apporter une solution durable à la crise somalienne, comme escompté. Les négociations pour restaurer la paix se sont révélées pour la plupart infructueuses, car les Occidentaux ont mal évalué les parties au conflit et la place accordée à chacun (refus de traiter avec le seigneur de guerre Mohamed Aidid bien qu’il rallie de nombreuses milices derrière lui). On peut également souligner le flou entourant les ordres de missions, et les consignes aux forces armées (escorte de l’acheminement de l’aide ou/et désarmement des milices). De profondes divergences à l’intérieur de l’ONUSOM, et entre l’ONU et les Etats-Unis ont empêché de définir une politique claire de désarmement et de contrôle des trafics d’armes.
La communauté internationale a depuis lors quelque peu délaissé la Somalie, ou n’intervient que par pays interposés (comme les Etats-Unis à travers l’Ethiopie). Bien qu’elle apporte son soutien au gouvernement de transition somalien, aucune intervention militaire occidentale n’est prévue sur le sol somalien (présence de l’Union Africaine).
Notes
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(1) : John Mason, Failing nations : what US response ? Great Decisions 96, Foreign Policy Association, New York, Janvier 1996.
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(2) : Portail d’Introduction aux sciences économiques.
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(3) : Résolution 751, art. 7
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(4) : The State of Africa, “Black Hawk Down”, Martin Meridith p 474
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(5) : Autres pays participants à l’UNITAF: Allemagne, Arabie saoudite, Australie, Belgique, Botswana, Canada, Egypte, Emirats Arabes Unis, Espagne, France, Inde, Italie, Koweit, Maroc, Nouvelle Zélande, Nigeria, Norvège, Pakistan, Royaume-Uni, Suède, Tunisie, Turquie et Zimbabwe.
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(6) : Résolution 794 du 3 décembre 1992.
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(7) : Opportunities for preventive diplomacy.