Montargis, octobre 1999
Médiation et non-violence, complémentaires pour la gestion des conflits
« Que se serait-il passer si Martin Luther King avait choisi d’être médiateur plutôt que militant non-violent ?". Le médiateur John Paul Lederach estime que cette question est le “cauchemard” du médiateur… Sans aller jusque là, examinons le rapport entre la démarche de la médiation, et celle de l’action non-violente…
En 1955, les Noirs de Montgomery étaient de plus en plus excédés par les bus de la compagnie Jim Crow et leurs conducteurs insolents. En l’espace de dix mois, cette année-là, trois Noirs défièrent les réglementations Jim Crow dans les bus : tous trois furent arrêtés par la police et jetés en prison. Mais les autorités de la ville se contentaient de classer l’affaire ou accusaient les prévenus de désordre sur la voie publique. Le Jeudi 1er décembre au soir, Mme Rosa Parks, couturière dans un grand magasin du centre ville, avait pris place dans l’autobus sur le premier siège libre derrière la section des blancs. Le bus se remplissant, le conducteur ordonna à Mme Parks de laisser sa place à un Blanc qui venait de monter. Mme Parks refusa de bouger. Elle avait fait ses courses après son travail et avait mal aux pieds. Fatiguée comme elle l’était, elle ne pouvait se faire à l’idée d’effectuer tout le trajet debout. Le conducteur menaça d’appeler la police. “Allez-y, appelez-la”, soupira Mme Parks. Elle en avait assez de passer sa vie à assurer le confort des Blancs, de travailler à leur bien-être, sans même avoir le droit d’être traitée en être humain. Elle ne bougea pas.
Deux policiers la traînèrent au commissariat où on rédigea contre elle un procès-verbal pour avoir enfreint la réglementation des autobus urbains. Elle appela E.D. Nixon, un des dirigeants des sections de Montgomery de la NAACP (association nationale pour le progrès des gens de couleur, créée en 1909) qui accouru pour payer la caution afin qu’elle soit relâchée. C’était la première fois qu’un Noir était accusé d’avoir enfreint les règlements ségrégationnistes de la ville. Nixon voyait dans cet impair historique le cas exemplaire qu’il attendait : « Nous pouvons porter cette affaire devant la Cour suprême, dit-il ce soir-là chez les Parks, tout en organisant un boycott des bus ». Il dit tout cela à Martin Luther King qui, le soir même, proposa son église comme lieu de réunion. Un appel au boycott fut décidé pour le lundi 5 décembre. 7 000 tracts furent distribués.
Le jeudi 8 décembre, le boycott était sérieusement installé quand King prit la tête d’une délégation qui devait rencontrer deux commissaires ainsi que deux représentants de la compagnie des autobus. La négociation échoua. Les responsables municipaux refusaient de prendre le boycott au sérieux. Le maire les convoqua pour une seconde rencontre le 17 décembre durant laquelle il nomma huit Blancs et huit Noirs qui devaient se rencontrer le lundi suivant. La négociation échoua à nouveau pour ne plus reprendre.
Le 20 Décembre 1956, l’ordonnance de la Cour Suprême des Etats Unis arriva enfin à Montgomery déclarant anticonstitutionnelles les lois de la ville et de l’Etat de l’Alabama imposant la ségrégation raciale dans les autobus. C’est ainsi que fut enfin abolie la ségrégation dans les bus à Montgomery en Alabama. Mais à quel prix !
Imaginons un instant qu’au lieu d’être militant, King fut médiateur… Qui sait, peut-être aurait-il réussi à ce que Mme Parks et la compagnie de bus trouvent une solution entre eux ? Et la ségrégation raciale telle qu’elle existait aux Etats-Unis à l’époque aurait peut-être duré des décennies ans de plus ! Le médiateur étasunien et théoricien de la médiation John Paul Lederach qualifie ce scénario de « cauchemar du médiateur ». Mais, dans le contexte, M-L. King ne pouvait pas être médiateur, puisqu’il faisait partie du groupe victime de la ségrégation dans les bus. Par contre, la présence de médiateurs neutres et acceptés par les deux parties, lors des rencontres de négociation de décembre 1955, aurait peut-être permis un déblocage plus rapide de la situation et une moindre répression sur les militants des droits civiques.
L’action non-violente et la médiation ont en commun de pouvoir être des outils au service du rétablissement de la justice, du respect de la personne et des droits de l’Homme : “La non-violence est aux moyens ce que les droits de l’Homme sont aux fins” soulignait l’historien Jacques Semelin dans Non-Violence Actualité (n°187) et si l’on suit l’exemple de Martin Luther King, il est clair que c’est par l’action non-violente qu’il fallait changer la situation d’oppression dans laquelle la minorité noire des Etats-Unis était maintenue. L’action non-violente a permis aux Noirs de se constituer en groupe et, pour certains, de prendre pleinement conscience de l’oppression dont ils étaient victimes. Beaucoup de Blancs ont également pris conscience du problème. Elle a permis à cette minorité d’être reconnue comme interlocutrice et d’obtenir la reconnaissance légale et dans les faits de son égalité en droit.
Les actions non-violentes lancées ont permis d’interpeler l’opinion publique étasunienne et internationale. Celle-ci peut exercer une force sur les pouvoirs ou les groupes oppresseurs. Le mouvement civique sut également utiliser la loi supérieure américaine, la loi fédérale, contre les lois de certains Etats du Sud qui lui étaient opposées. “Si l’histoire a quelque chose à nous enseigner, c’est que le mal est par nature farouche et récalcitrant et qu’il ne lâche jamais volontairement prise sans livrer au préalable une résistance quasi fanatique (…). Il serait fallacieux de s’imaginer que, seul, le recours à l’éthique et à la persuasion parviendra à faire régner la justice. Non pas qu’il soit inutile d’en appeler à la morale, mais il faut, en même temps, prendre appui sur une force de contrainte réelle” écrivait Martin Luther King (1).
Si l’on prend un exemple en France, l’association Droit Au Logement utilise des formes d’action non-violentes (cela figure dans ses statuts), pour demander une réelle application de la loi sur la réquisition de logement et le droit de tous à un toit, droit reconnu par la loi française. L’action non-violente est, dans ce cas, un outil démocratique pour imposer à l’Etat, à certains de ses représentants ou à certains élus, d’appliquer la loi. Dans ce domaine du logement, la médiation peut intervenir pour gérer un conflit entre propriétaire ou locataire, par exemple, mais elle ne peut remplacer l’action non-violente dans certains cas (intervenir contre des expulsions).
Dans ce cas du DAL, comme dans le cas des actions contre les Organismes Génétiquement Modifiés actuellement, des citoyens et citoyennes peuvent se mettre hors la loi pour refuser de soutenir un choix de l’Etat. Ainsi des mouvements d’objection fiscale existent un peu partout dans le monde : certains contribuables refusent de payer tout ou partie de leur impôt pour protester contre le surarmement. Le but est de refuser de s’associer à une politique considérée comme nuisible, et que le gouvernement change cette politique.
Par leur refus commun de la violence, médiation et action non-violente permettent toujours le dialogue avec les parties adverses. Ces deux approches permettent aux personnes en souffrance de sortir d’une position éventuelle de victime pour devenir actrice dans le conflit qu’elles vivent. Elles ont également en commun de rétablir une forme d’équilibre dans le conflit, d’une part, et de miser sur l’humanité et la créativité des personnes et des groupes pour sortir de la violence et construire une solution juste aux conflits. L’action non-violente vise une modification du rapport de force alors que la médiation ne peut intervenir qu’entre des parties qui se reconnaissent égales en existence et acceptent une médiation neutre.
La médiation vise une forme d’impartialité alors que l’action militante est, forcément, partisane ou perçue comme telle par la partie adverse. Cependant, prendre partie pour une cause ne doit pas amener à un aveuglement de la part de celles et ceux qui prennent partie et qui doivent conserver un esprit critique et une ouverture. L’action non-violente a, clairement, pour objectif un changement de la société vers plus de justice, de paix, et de respect des droits de l’Homme, non vers plus de fanatisme ! La médiation peut changer la société en profondeur, à certaines conditions examinées par Jacques Salzer (pages 4 et 5). L’un des buts de la médiation est de permettre au conflit d’exister. Elle représente cette assurance qu’il n’est pas indispensable de passer par la violence pour se faire entendre, que l’on peut transfigurer la violence et lui donner un nouveau visage qui est celui du conflit. En cela, elle est porteuse du même projet que l’action non-violente. Face à telle colère d’un groupe social, face à une situation d’oppression qui ne change pas, faut-il privilégier la médiation ou l’action non-violente ? Ces deux approches apparaissent complémentaires, pouvant intervenir à des moments différents dans la gestion de crise et de conflits, mais ne pouvant se substituer l’une à l’autre.
Christian Le Meut (*)
Notes
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(*) Merci à Nicole Bernard pour ses remarques et pour avoir écrit la première partie de ce texte sur le boycott des bus de Montgomery et à Anne-Catherine Bisot pour ses remarques.
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(1) “Où allons-nous ?”, M-L. King, Ed. Payot, 1968, cité dans “Martin Luther King, contre toutes les exclusions”, Ed. Desclée de Brouwer, Vincent Roussel (diffusion NVA : 87F port compris). Autres sources : Martin Luther King, biographie de Stephen Oates, Ed. Le Centurion et le hors-série de NVA (92F port compris).