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Les défis d’une culture de la paix. L’obstacle épistémologique

L’UNESCO a eu raison de promouvoir la notion de « culture de la paix » depuis quelques années. Il faut toutefois reconnaître que l’irénologie, la science de la paix, est une discipline récente et encore balbutiante.

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Alors que la polémologie et la géopolitique reposent sur un corpus scientifique très solide, les démarches irénologiques sont encore largement perçues par les spécialistes comme tenant davantage de l’art et de la technique que d’une véritable science. Il y a à cela une raison fort simple : la guerre semble plus perceptible et intelligible que la paix. Revenant sur l’analogie fréquente entre guerre et maladie, paix et santé, Gaston Bouthoul a cette formule :

« L’un des critères de la bonne santé, c’est que l’on n’y sent pas ses organes. Le propre de leur bon fonctionnement est qu’il passe inaperçu, de même que la paix est machinale, sinon inconsciente.»

Pierre Hassner rappelle que la culture de la guerre repose sur toute une tradition philosophique pour laquelle le mode principal de relation entre les êtres est la contradiction : « Les formules ne manquent pas pour généraliser et fonder ontologiquement le primat de la guerre.(1) »

La plus fameuse des formules est probablement la dialectique de Héraclite, qui écrivit : « 1. Polemos est le père de toutes choses 2. Si la lutte et la guerre parmi les éléments de la nature étaient abolies, rien n’existerait. 3. Toutes les choses viennent à l’existence et disparaissent à travers la lutte. »

Ainsi, la lutte est la nature de la nature, le fondement des lois naturelles. Après Héraclite, tout le courant « réaliste » de la philosophie politique a voulu établir des liens analogiques ou logiques entre une certaine violence de la nature et la justification de la guerre. Or la philosophie politique réaliste imprègne encore l’enseignement des relations internationales et partant l’éducation de nos diplomates et de leurs conseillers.

Thomas Hobbes entend légitimer le primat de la force pour pacifier les rapports naturellement violents entre les hommes. Voulant donner un statut scientifique à la politique, Hobbes transposa l’étude des phénomènes naturels aux phénomènes sociaux. « Ce qu’Euclide a fait pour la géométrie et Galilée pour la physique, écrit Claude Polin, lui s’estime en mesure de le faire pour la politique, et ce sera la première science politique accomplie. »

Pour avoir la paix, les hommes doivent renoncer collectivement à leur pouvoir et remettre celui-ci au souverain. Ce dernier édicte ce que tous doivent faire pour la Communauté (Commonwealth) et façonne la vie de ses sujets selon son vouloir. Tel Dieu sur terre, le souverain a vocation à fabriquer l’homme. Let us make man : faisons l’homme, dira Hobbes. Pour lui, le souverain veut sincèrement le bien de ses sujets et use systématiquement de la raison. L’étude des relations internationales redonna vigueur aux idées de Hobbes. Pour les pionniers de cette discipline, les relations internationales sont caractérisées par l’état de nature entre les États, et par l’anarchie. Le seul moyen d’avoir la paix est que plusieurs États confient leur sécurité à un État plus puissant que tous les autres.

Pour Hobbes, la nature suit des lois rigoureusement mécaniques, et l’état de nature est un état d’affrontement entre les êtres. De même, l’homme, dans l’état de nature, convoite et envie l’autre homme et se méfie de tous. Cette crainte générale bloque toute évolution de la société. L’homme reste un loup pour l’homme (homo homini lupus). On peut seulement dépasser la loi de la jungle en créant la Cité. L’homme renonce à l’état de nature pour devenir citoyen. Dans l’état de nature, chacun est son propre maître, mais tous ces sujets dressés les uns contre les autres vivent dans la stérilité. Hobbes discerne « trois causes principales de querelles : premièrement la rivalité ; deuxièmement la méfiance ; troisièmement la fierté. La première de ces causes fait prendre l’offensive aux hommes en vue de leur profit. La seconde en vue de leur sécurité. La troisième en vue de leur réputation. Aussi longtemps que les hommes vivent sans un pouvoir commun qui les tienne en respect, ils sont dans cet état qui se nomme guerre, et cette guerre est guerre de chacun contre chacun. »

La philosophie allemande du 19e siècle fit triompher la dialectique dans notre représentation du monde : elle est la base du système de Karl Marx. Le marxisme affirme que les phénomènes naturels et les phénomènes sociaux ou historiques obéissent à des lois dites dialectiques, lesquelles permettent le mouvement et l’évolution. La dialectique de la nature est appelé matérialisme dialectique, la dialectique de l’histoire matérialisme historique.

Le matérialisme dialectique énonce trois « lois » qui se veulent scientifiques : selon la loi d’interrelation des opposés, toute entité est faite de deux sous-entités qui se contredisent radicalement l’une l’autre. « C’est la contradiction, le conflit des opposés, écrit le marxiste Afanasiev, qui sont la principale source de développement de la matière et de la conscience ». La deuxième loi énonce que tout espèce de changement dans l’univers est d’abord un changement de quantité, puis se traduit en changement qualitatif. Des changements de degré amènent des changements de nature. La troisième loi est la loi de négation de la négation. Toute entité existe d’abord comme affirmation, puis se trouve niée, et la négation est de nouveau niée.

Le darwinisme perçoit les phénomènes naturels de la même façon. Darwin voulut comprendre deux mécanismes à l’œuvre dans la nature : le mécanisme de la variation, ou encore de la différenciation des espèces, et le mécanisme de la sélection naturelle. La concurrence entre les espèces fait disparaître les variations défavorables, en même temps que les individus qui en sont porteurs.

Le capitalisme naissant fut qualifié de darwinien car il semblait justifier l’exploitation de la main d’œuvre ouvrière pour une amélioration générale de la société. Herbert Spencer appliqua le darwinisme pour expliquer la montée et le déclin des civilisations et justifier la notion de civilisations supérieures. Ces théories, même après la faillite politique du marxisme, influencent toujours profondément nos modes de pensée. Leurs points communs sont évidents :

  • Elles veulent articuler les lois de la nature et les lois de la société pour fonder une science sociale.

  • Elles s’appuient sur un matérialisme et un mécanicisme rigoureux. Seule existe la matière, animée par des mécanismes internes, des forces qui expliquent le mouvement et le développement.

  • Elles aboutissent à justifier la toute-puissance comme seul moyen de réaliser l’unité et la paix du genre humain. La toute puissance dans ces philosophies politiques est une alliance de la force et de la raison au plus haut niveau de l’appareil d’État, chez Hobbes comme dans le marxisme. Cette toute-puissance est au service d’une ingénierie sociale qui vise à transformer la condition humaine, en créant l’homme nouveau. Il s’agit donc de discours messianiques à la fois matérialistes et exaltant la toute-puissance de l’homme.

Le succès de cette vision du monde dans les temps modernes doit beaucoup à l’expérience vécue de l’État-nation. La révolution française se coupe de l’histoire antérieure et fonde une histoire nouvelle avec un calendrier nouveau et un peuple nouveau seul maître de son destin. L’accession à cette toute puissance exige la militarisation de la société et culmine avec la terreur pendant la période révolutionnaire. Elle se prolonge avec l’épopée napoléonienne. La Raison dans l’histoire, incarnée par Napoléon, ordonne la levée en masse du peuple français tout entier pour faire la guerre à l’Europe et la remodeler à l’image de la France toute-puissante.

La raison étant commune à tous les hommes, tous sont citoyens. Etant tous citoyens et détenteurs du pouvoir, ils ont le devoir sacré de prendre les armes pour défendre la souveraineté et l’étendre aux peuples rebelles. Fille aînée des Lumières, la France célèbre sans scrupule l’alliance du sabre et de la raison, elle doit vaincre par la force ceux qui ne se soumettent pas à la Loi. Ceux qui mourront les armes à la main pour libérer les peuples captifs seront les grands hommes, les nouveaux martyrs de la raison toute-puissante. Les plus grands d’entre ces héros sont promis au Panthéon, littéralement « tous les dieux. »

Théoricien de la guerre moderne, Clausewitz méditera longuement l’expérience révolutionnaire française : rejetant toute tradition sacrée, un peuple se déclare souverain et érige la Raison en principe suprême de gouvernement. Il ne vit plus dans l’histoire, mais il écrit l’histoire, sous forme de conquête militaire au service d’un idéal philosophique et politique. La guerre devient ainsi l’instrument privilégié de l’action politique, d’où la formule : « La guerre n’est qu’un prolongement de la politique par d’autres moyens. » Clausewitz, s’inscrivant dans la pure tradition dialectique, écrit aussi : « La guerre est un acte de violence dont l’objectif est de contraindre l’adversaire à exécuter notre volonté. » La rationalité et la volonté humaine sont ici détachées de la poursuite de la vertu et se mettent sciemment au service de la violence. L’union de la violence et de la rationalité intrépide fait désormais l’histoire humaine S’agissant d’une guerre nationale, elle suppose la levée en masse, le devoir sacré de mourir pour les siens. Le nationalisme français suscitera sur tout le continent européen le mouvement des nationalités, menant à l’anarchie internationale et à la terrible boucherie de la Première Guerre mondiale, guerre d’extermination de tous par tous.

Aujourd’hui, la folie nationaliste et la levée en masse semblent désuets. L’héroïsme militaire exerce moins de prestige. Mais en l’absence de modèle altruiste, observons combien de jeunes occidentaux s’adonnent aux conduites dites déviantes : drogue, vitesse excessive, délinquance ou sexualité à risque, nous voyons resurgir le rêve de dépasser la limite, de devenir un homme nouveau, de flirter avec le sacré via l’interdit, la violence, la transgression. La massification de ces phénomènes et leur énorme coût social sont inquiétants.

Quand triomphent le matérialisme et le rationalisme, les déviances se multiplient. Une région du monde gravement menacée par ce fléau est l’Asie du Sud-Est : après des décennies de guerres révolutionnaires dévoreuses de vies humaines, les pays consentent des sacrifices volontaires à l’intégration régionale. Mais la loi du marché domine trop les rapports entre les États. L’accroissement des conduites déviantes commence à alerter les dirigeants : l’Indonésie fut longtemps un État centralisateur, technocrate et militariste. Elle est travaillée par les tensions interreligieuses, la tentation terroriste de certains milieux islamiques et le séparatisme de certaines provinces.

Après la folie khmère rouge, le Cambodge s’ouvre au marché mais garde un régime néocommuniste : le pays connaît une croissance inquiétante de la criminalité et du SIDA et ne connaît pas de sursaut moral.

Un pays retiendra notre attention. Pays de tradition monarchique, dont l’image d’amabilité souriante reflète une réelle sagesse, la Thaïlande ne fut jamais colonisée, évita l’occupation nipponne, résista au mirage révolutionnaire. Son système politique reste profondément asiatique et traditionnel. Le pays a peu souffert par rapport à ses voisins. Par son poids et son prestige, la Thaïlande pourrait exercer un magistère moral. Cela lui demanderait d’agir en État-phare de la région. En n’assumant pas cette responsabilité, qui l’exposerait à des sacrifices, la Thaïlande est menacée dans ses forces vives : la jeunesse est attirée par la drogue, le sexe, l’argent facile, les sensations fortes. Le bouddhisme possède de fortes figures morales, qui essaient d’incarner l’âme thaïe, mais le clergé reste trop rituel et lié à l’appareil d’État pour se réformer en profondeur et devenir une véritable puissance spirituelle et morale.

Dans la région, le leadership moral revient-il à Singapour ? La fantastique prospérité de la Cité-État doit presque tout aux fameuses valeurs asiatiques, particulièrement aux sacrifices consentis par la cellule familiale. Parvenu à un rôle régional et même mondial, le petit État reste trop rigide, son leadership moral a un côté austère et rigoriste.

Notes :

(1) : Pierre Hassner, article « Guerre et Paix » dans Dictionnaire de Philosophie politique et morale, sous la direction de Philippe Raynaud et Stéphane Rials, PUF, Paris, 1996, P. 257