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Transformation de conflit, de Karine Gatelier, Claske Dijkema et Herrick Mouafo

Aux Éditions Charles Léopold Mayer (ECLM)

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Fiche d’analyse

Gustavo Marin, , juillet 2007

Repenser la gouvernance mondiale

Introduction : De l’équilibre international à la gouvernance mondiale

La chute de l’Union soviétique en 1991, plus que le choc du 11 septembre 2001, a marqué la fin d’une très longue période de l’histoire internationale, celle dite de l’« équilibre ». Depuis cet événement historique, la planète est en phase de rupture géostratégique. Le modèle de la « sécurité nationale », par exemple, bien que toujours en vigueur pour la plupart des gouvernements, laisse place progressivement à une conscience collective émergente qui dépasse ce cadre étriqué.

Pour certains, dont nous faisons partie, l’avenir de l’architecture mondiale passe par la mise en place d’un système de gouvernance mondiale. Or, aujourd’hui l’équation se complique sensiblement : alors qu’auparavant, il s’agissait essentiellement de réguler, et de limiter, le pouvoir individuel des États pour éviter les déséquilibres et la rupture du statu quo, il est désormais impératif de peser collectivement sur le destin du monde en instaurant un système de régulation de ces nombreuses interactions qui dépassent l’action des États. A contrario, l’homogénéisation politique de la planète, grâce à l’avènement de la démocratie dite libérale, qui se conjugue sous de multiples formes, semblerait faciliter la mise en place d’un système de gouvernance mondiale qui dépasse le laissez-faire du marché prôné par les libéraux et la paix démocratique élaborée au départ par Emmanuel Kant, et qui constitue une sorte de laissez-faire géopolitique.

Du 18e au 19e siècle, le problème principal fut celui de la puissance et de l’équilibre. A partir du 19e siècle, c’est le nationalisme qui émerge comme le moteur des relations internationales et qui, combiné avec les idéologies révolutionnaires ou réactionnaires, provoque les guerres en chaînes et les génocides. Le 19e siècle voit l’émergence de la liberté comme la superstructure philosophique qui nourrit à la fois l’idéologie révolutionnaire et le développement de la démocratie qui vont toutes les deux s’exprimer avec des fortunes diverses au 20e siècle. Le 21e siècle se dessine non pas comme celui de la religion (bien qu’ayant progressé comme force politique) – selon la célèbre prophétie d’André Malraux – mais comme celui de l’égalité, du moins celle de l’égalité en droit, à la fois des États et des peuples (cette égalité constituant le second volet philosophique, avec la liberté, hérité des Lumières). L’égalité économique étant plus compliquée à mettre en œuvre, le troisième volet hérité des Lumières : la fraternité, reste et restera certainement encore pour longtemps une utopie.

La volonté d’égalité, et l’idéologie égalitariste qui l’accompagne parfois, bouleversent à la fois la donne géopolitique puisque ce sont les « puissants » qui déterminent toujours le sort collectif du monde et elles remettent en cause la mondialisation. En effet, la mondialisation redistribue les cartes, de manière foncièrement inégalitaire, à une planète pour qui la croissance économique occupe désormais le rôle qui fut auparavant celui de la puissance politique, c’est à dire l’objectif premier que tous les gouvernants cherchent à accomplir. Comment concilier ce désir légitime d’égalité avec une réalité qui l’étouffe souvent dans l’œuf ? C’est bien là l’une des questions auxquelles il faudra bien un jour répondre.

I. L’héritage historique

Revenons un moment en arrière, de manière à visionner le système dont nous avons hérité, et certaines mentalités qui s’y rattachent, notamment chez les gouvernants, afin de mieux nous projeter vers l’avenir.

L’architecture politique moderne se met en place en 1648, à l’issue de la guerre de Trente ans, cataclysme religio-politique qui marque le paroxysme des guerres de religions européennes et qui voit l’ultime tentative hégémonique de l’empire Habsbourg. La paix de Westphalie met un terme au conflit et installe durablement le système géopolitique qui va gouverner l’Europe, puis l’ensemble du monde jusqu’en 1914. La révolution westphalienne se caractérise par la mise en place d’un échiquier d’Etats nations qui se maintient à travers un équilibre complexe des puissances. Le système est amoral, mais il n’est pas immoral : la raison d’État gouverne les relations inter-étatiques, la guerre est un recours normal au maintien de l’équilibre mais elle est « limitée » et progressivement codifiée. L’église, à partir de 1648, s’efface du jeu politique alors que le droit international fait une percée significative, la brillante synthèse d’Hugo Grotius – qui intègre un certain nombre de concepts théologiques - étant d’une certaine façon intégrée à la nouvelle architecture géopolitique. Le système « westphalien » s’affirme entre 1648 et 1789. Il vole en éclat avec Napoléon avant d’être rétabli au Congrès de Vienne en 1815. Puis c’est la longue déchéance qui débouche sur le premier conflit mondial qui, après une courte parenthèse de vingt ans, est suivi de la Seconde Guerre mondiale. Un autre système d’équilibre « post-westphalien » se met en place en 1945, bipolaire et maintenu par la menace d’un cataclysme nucléaire. 1991 marque la fin des systèmes d’équilibre. Comme en 1919 et 1945, lorsque des systèmes de sécurité collective sont mis sur pied, 1991 ouvre le champ théorique et pratique des possibilités qui se dessinent pour l’avenir. L’idée d’une gouvernance mondiale – concept antérieur à 1991 – fait son chemin.

Pour autant, il serait contre productif de nier la résilience de certains concepts clefs hérités du système westphalien ou post-westphalien et de surestimer les capacités du système de sécurité collective mis en place en 1945, dont l’ONU est le plus beau fleuron. L’évolution des relations internationales procède de révolutions et de ruptures. Néanmoins, chaque époque hérite, pour le meilleur ou pour le pire, de certains bagages, parfois lourds, du passé. Le résultat est une architecture complexe faite de substrats qui s’additionnent les uns avec les autres avec une cohérence qui n’est pas toujours parfaite ni harmonieuse. Cette architecture, inévitablement, est faite de paradoxes. Par ailleurs, certains éléments issus du passé prennent, parce qu’ils sont plus importants ou parce que d’autres éléments ont disparu, une ampleur accrue avec le temps. La mondialisation, phénomène ancien, est aujourd’hui perçue comme la grande révolution du moment, à la fois parce que les rivalités du passé ont disparus et parce que la libéralisation de la planète politique et la révolution informatique ont modifié la donne. C’est le cas aussi du terrorisme, phénomène vieux comme le monde mais qui, de par la disparition d’autres risques, apparaît aujourd’hui plus inquiétant puisque c’est le seul qui menace l’intégrité de nos sociétés sur-protégées. Le problème de la prolifération nucléaire qui inquiète tant n’est que le résultat somme tout positif de la fin du bras de fer (nucléaire) qui, on a tendance à l’oublier, menaçait d’anéantir l’ensemble de la planète.

L’évolution des sociétés et certaines prises de conscience, par exemple sur l’environnement, le développement durable, la biosphère, les inégalités, modifient par ailleurs la nature des rapports entre les peuples et les rapports de l’humanité avec sa planète. Cette évolution des mentalités, plus rapide que celle des institutions, a pour effet de créer un décalage permanent entre notre vision collective de la réalité, et la réalité elle-même.

Le monde, il y une vingtaine d’année, paraissait étonnement simple. Le « paradigme » prédominant de l’anarchie mondiale – hérité du philosophe Thomas Hobbes – envisageait un ensemble dominé par des États qui, de manière rationnelle, agissaient selon le principe de la sécurité nationale et de l’intelligence des rapports de forces, suivant les règles simples d’un système idéologiquement hétérogène voyant deux blocs s’affronter l’un avec l’autre. La stabilité de ce système provenait d’un équilibre savant, nourri de la terreur de la guerre nucléaire, où, en fin de compte, chacun cherchait à maintenir le statu quo tout en grappillant du terrain sur l’adversaire. L’absence de régulateur mondial des rapports de force nourrissait le caractère « anarchique » d’un système par ailleurs relativement stable. Le modèle de la sécurité collective, incarné par l’ONU, théorique rival de celui de l’anarchie, ne faisait en fait qu’appuyer le statu quo puisque les puissances dominantes de 1945 constituaient aussi celles qui détenaient, à travers le Conseil permanent de sécurité, les cartes maîtresses d’une sécurité collective plus virtuelle que réelle.

C’est ce « malentendu » sur la nature de la sécurité collective qui, soixante ans après la création de l’ONU, contribue au fait que cette institution certes utile et incontournable est si compliquée à réformer. Or, le discours sur la réforme de l’Organisation des Nations Unies constitue aujourd’hui, comme hier, le discours dominant sur l’avenir de la gouvernance mondiale. Mais c’est un discours qui paraît sans issue tant les choses bougent lentement. L’ONU évolue, certes, mais représente-t-elle véritablement l’avenir de la gouvernance mondiale?

II. L’aboutissement des modèles philosophiques

Thomas Hobbes nous a livré au 17e siècle le modèle anarchique que Thucydide avait auparavant décrit de manière pénétrante dans sa relation de La Guerre du Péloponnèse. Rousseau et Kant nous ont proposé des modèles fédéraux et de sécurité collective dont s’est inspiré le 20e siècle. Karl Marx a admirablement décrit, dans des termes qui résonnent encore aujourd’hui, les effets du capitalisme et de la mondialisation. Tocqueville, au même moment, a su très tôt percevoir les possibilités et les limites de la démocratie moderne. Aujourd’hui, ce cheminement de la pensée politique et économique entamé par Hobbes aboutit aux paradoxes de la situation actuelle.

L’anarchie hobbesienne prédomine toujours avec un système international hybride où les États continuent de jouer un rôle prédominant, où la puissance et l’influence qu’ils exercent de manière individuelle, parfois collective, déterminent les rapports du moment, où la guerre continue d’être un instrument de la politique (Afghanistan, Irak, Proche Orient), où le système onusien s’est fait une place sans toutefois s’imposer, où la démocratie a fait un bond en avant quantitatif tout en s’imposant comme le modèle unique de l’organisation politique, où la globalisation/mondialisation modifie considérablement les arrangements sociaux sur l’ensemble de la planète, où l’Europe a démontré des possibilités inouïes au regard du poids du passé sur le plan de la construction fédérale, où la paix a gagné durablement des pans entiers de la planète.

Pour autant, ce « système » qui n’en est pas ou plus un, a rompu avec les équilibres du passé alors que la mondialisation/globalisation qui gagne la sphère géopolitique est complètement freinée par le poids des États, créant un décalage gigantesque avec la globalisation économique. La démocratie libérale, modèle « vainqueur » de la lutte anti-totalitaire et de la guerre froide, démontre au même moment ses limites et ses faiblesses. L’ONU, comme nous l’avons suggéré, est globalement irréformable bien qu’elle continue de représenter dans les esprits l’avenir de la gouvernance mondiale. L’Europe, qui a remarquablement intégré l’ensemble ou presque de son espace continental et admirablement négocié le virage de l’après guerre froide démontre également les limites de son modèle. En somme, le monde du 21e siècle est en quelque sorte l’aboutissement d’un cycle historique démarré depuis plusieurs siècles mais c’est paradoxalement en même temps un modèle inachevé, imparfait et à moyen et long terme, non viable. Le modèle Hobbesien devait aboutir en théorie à un gouvernement mondial autoritaire, celui de Rousseau à une confédération internationale, celui de Kant à une collectivité d’États réformés, pacifiques et agissant pour le bien de l’humanité. Pour l’heure, aucun de ces modèles ne semble se profiler à l’horizon. Par ailleurs, si la guerre inter-étatique s’est pratiquement évaporée, d’autres conflits, souvent d’une violence extrême, et d’autres menaces, émaillent un horizon dont le ciel est perpétuellement assombri de nuages. Et, malgré la fin des totalitarismes et des grands conflits entre nations, le 21e siècle perpétue une fâcheuse tradition entamée au siècle précédent, celle de la victime civile dont le ratio par rapport à la victime militaire ne cesse de croître (même si, en chiffres absolus, le nombre de victimes décroît).

III. L’effet de rupture

Avant de parler de l’architecture d’une gouvernance mondiale, résumons donc la situation actuelle des « relations internationales », marquées, ne serait-ce que par un effet d’accumulation, par une rupture en profondeur avec le passé.

  • Héritage westphalien lourd avec le rôle prépondérant des États, avec des rapports de forces favorisant les grandes puissances et des relations entre États marquées par les règles du passé.

  • Retrait, relatif et peut-être momentanée, des deux superpuissances de la guerre froide, y compris les USA après le fiasco irakien démontrant les limites de la projection de leur puissance et une légitimité affaiblie du modèle politique américain.

  • Montée en puissance de nouveaux acteurs, généralement d’anciennes, et même très anciennes, superpuissances : Chine, Inde, Iran.

  • Fin de l’hégémonie occidentale, vieille de plusieurs siècles, sur les relations internationales.

  • Mondialisation/globalisation qui permet à certains pays et peuples d’accéder à la prospérité, voire à la liberté et la démocratie mais qui projette d’autres pays dans les abîmes de l’histoire.

  • Stagnation de l’ONU, celle-ci incarnant malgré tout le modèle de sécurité collective censé remplacer le modèle westphalien.

  • Percée de la démocratie comme modèle premier d’organisation politique, malgré les insatisfactions que ce modèle peut générer.

  • Avancée significative de la paix et arrêt presque complet des conflits classiques entre États.

  • Irrésolution de conflits endémiques (Proche orient, région des grands lacs africains, Sri Lanka, Colombie).

  • Stagnation de pans entiers de la planète, avec, comme au Moyen Orient, risque sérieux de crises potentielles.

  • Rapidité inattendue et inespérée de la transition démographique durant les trois dernières décennies.

  • Rejet de certains principes du système westphalien, tel que le respect de la souveraineté nationale (devoir d’ingérence).

  • Rôle accru d’acteurs non-étatiques de type Al-Qaeda.

  • Progression significative de la religion dans la sphère politique.

  • Problèmes potentiels concernant la prolifération nucléaire.

La guerre considérée de plus en plus comme une faillite de la politique et non plus comme sa continuation.

  • Prise de conscience grandissante des menaces à l’environnement, de l’importance de l’écologie, plus généralement, de la place de l’être humain dans son environnement.

  • Révolution informatique et ses conséquences, y compris sur la politique internationale.

Contrairement à un sentiment partagé depuis 1991, et surtout depuis 2001, le monde est, globalement, beaucoup plus sûr et pacifique qu’il ne l’était durant la période précédente, à fortiori durant la première moitié du 20e siècle, malgré l’irruption de nouveaux conflits et la non-résolution de conflits anciens. Or, si l’état du monde ne nous permet pas encore de baisser la garde, encore moins de nous réjouir, toutes les études ou presque sur le sujet démontrent que le monde, dans son ensemble est beaucoup plus pacifique aujourd’hui – peut-être serait-il d’ailleurs plus exact de dire « moins belliqueux » - qu’il ne le fut durant les décennies et même les siècles précédents.

Ce constat est important, et même très important puisqu’il nous permet de fixer notre attention et notre énergie sur d’autres problèmes qui, s’ils ne sont pas nouveaux, apparaissent aujourd’hui comme de première importance alors qu’ils semblaient inexistants voici quelques années. Ce constat de paix est primordial, surtout, parce que les nouveaux enjeux ne sont plus uniquement du ressort des États comme ce fut le cas auparavant. Ceci permet à la société civile de faire une apparition en force, à l’image de ce qu’elle peut accomplir au sein d’une démocratie. Les problèmes liés à l’environnement, par exemple, touchent non seulement les États mais aussi leurs populations. Malgré tout, ce monde moins belliqueux n’en est pas moins instable et incertain, peut-être justement parce qu’il est plus pacifique et que les problèmes de stabilité paraissent moins urgents. De fait, et contrairement à toutes les périodes de rupture géostratégiques précédentes, la fin de la guerre froide est unique en ce sens qu’elle n’a pas produit de « contrat géopolitique » (donc de traités internationaux) entre les États constitutifs du nouvel échiquier. C’est cette absence de « contrat » qui pose aujourd’hui problème et qui fait qu’une crise venue de nulle part pourrait éventuellement embraser l’ensemble d’un monde qui, tout le monde est d’accord, est de plus en plus interdépendant et de moins en moins organisé.

Aujourd’hui, les problèmes qui nous concernaient auparavant ont soit disparus, soit se sont nettement atténués. Qu’on en juge :

  • Fin ou presque des conflits inter-étatiques qui définissaient l’essence même des relations internationales.

  • Fin de la menace d’un cataclysme nucléaire, la grande menace de la période 1945-1991.

  • Disparition des grands empires coloniaux dont le dernier à tomber fut l’Union soviétique.

  • Emergence d’une Europe pacifique et unie alors qu’elle fut pendant des siècles le premier foyer de conflits armés.

  • Fin du choc idéologique caractéristique du 20e siècle et disparition des grands États totalitaires.

  • Disparition des « superpuissances », les Etats-Unis, dernière superpuissance en date, ayant compromis ses chances de maintenir ce statut durablement suite aux événements de l’après 2001, principalement du fait de la politique de George W. Bush destinée paradoxalement à amplifier ce statut.

Période de rupture profonde, l’après 1991 a ceci de particulier qu’il n’a pas engendré de révolution dans le domaine des relations internationales, comme ce fut le cas, par exemple, en 1648, en 1815 (dans ce cas, une « contre-révolution »), 1919, 1945. Les institutions sont restées sensiblement inchangées ; l’architecture géopolitique, exception faite du démembrement de l’URSS, n’a guère été modifiée. Il n’y a pas eu, comme en 1945, de création de nouveaux modes de régulation internationaux (Bretton Woods, ONU, etc.), ni de plans « Marshall », ni même de fil conducteur politique à peu près cohérent (stratégie du containment), les théories sur la fin de l’histoire ou le choc des civilisations ne constituant qu’une interprétation, pour beaucoup d’observateurs douteuse et même néfaste, des nouvelles réalités, certes complexes, du moment.

Les attentats du 11 septembre, s’ils n’ont guère modifié le monde comme l’avait fait la chute de l’URSS, ont néanmoins eu pour effet de révéler, principalement de manière indirecte ou involontaire, le décalage qui s’était installé au cours de décennie précédente entre d’une part la nouvelle réalité, et d’autre part la vision dominante de cette réalité telle qu’elle était véhiculée, en particulier, par les gouvernants, c’est à dire les acteurs principaux de la grande politique. Les effets négatifs de la mondialisation, l’érosion de la puissance des États, la montée de certaines inégalités, notamment entre les peuples, n’en sont apparus que plus insoutenables dans la mesure où l’idéologie dominante nous promettait un monde de plus en plus libre, prospère, sûr et égalitaire. Les États, les grandes institutions internationales (et les ONG) et le « marché » ne sauraient à eux seuls répondre aux menaces et aux défis que pose déjà le 21e siècle et dont on ne voit que le sommet de l’iceberg.

C’est pourquoi l’élaboration et la construction d’une nouvelle architecture de gouvernance mondiale est apparue comme une nécessité et même comme un devoir moral dans un monde où tout est possible, le meilleur comme le pire, l’une ou l’autre issue dépendant dans une large mesure de la manière dont le problème de la gouvernance mondiale sera abordé dans les prochaines années.

Or, les grandes puissances « émergentes » du moment, la Chine, et l’Inde, également l’Europe – avec quelques réserves sur ces capacités de progresser dans l’avenir - vont potentiellement jouer un rôle considérable dans la résolution de ce problème puisqu’elles incarnent à leur façon deux modèles de réussite économique (pour la Chine et l’Inde), sociale et politique (pour l’Europe) alors que les puissances du passé (récent), Russie ou Etats-Unis, agissent toujours selon les repères de la guerre froide, comme en attestent la politique intérieure brutale de Poutine et la politique extérieure anachronique –sorte de continuation de cette guerre froide – de George W. Bush. Bien que notre volonté égalitariste nous pousserait à croire que tous les pays petits et grands ont leur mot à dire, le réalisme qui caractérise la grande politique nous démontre chaque jour que les acteurs de premier plan ont un poids beaucoup plus grand que les « seconds rôles », le modèle européen permettant d’ailleurs à ces derniers, lorsqu’ils ont la chance d’occuper un espace géographique au sein de l’Europe, de s’intégrer à un ensemble jouant les premiers rôles. Il reste que ces trois entités politiques ont chacune des problèmes - politiques, économiques et sociaux - qui peuvent constituer des entraves paralysantes pour ces superpuissances en devenir.

IV. Une approche réaliste : l’État au cœur de la gouvernance mondiale

Qu’on le veuille ou non, l’avenir de la gouvernance mondiale passe obligatoirement par une reconfiguration en profondeur des modes qui gouvernent les relations entre les premiers acteurs du grand échiquier : les États. Ce constat pourrait paraître paradoxal puisque l’ « État » se caractérise d’abord par ses limites, ses aveuglements, ses mauvaises habitudes, et son inhabilité à aborder le problème de la mondialisation. Il est d’ailleurs convenu de parler d’une érosion inéluctable de l’État, avec dans l’idée que celui-ci est, à terme, condamné. Rien de neuf dans tout cela puisque Marx lui-même avançait cette hypothèse au 19e siècle. Or, même si d’autres acteurs plus ou moins légitimes ont pris une place grandissante sur l’échiquier planétaire suite au dégel de l’après guerre froide et à la révolution des communications, ceux-ci n’ont qu’un rôle au mieux secondaire – y compris l’ONU ou les grandes multinationales – dans la conduite des grandes affaires de ce monde. L’État sera au cœur de la mise en place, si elle a lieu, d’une nouvelle architecture de la gouvernance mondiale.

Comme pour l’histoire de la poule et de l’œuf, il est difficile de concevoir si c’est la réforme – nécessaire - de l’État qui engendrerait cette nouvelle architecture ou si c’est cette construction qui provoquerait cette réforme. Gageons que cette double transformation sera simultanée, une nouvelle architecture étant impossible sans une réforme du modèle étatique et une réforme du modèle étatique ne pouvant être provoquée en fin de compte que par la pression des plaques tectoniques de la géopolitique (et géoéconomie) planétaire.

Pour avancer, il est nécessaire de poser quelques bases, et aussi d’abandonner quelques préjugés. Commençons par ces derniers. Jusqu’à présent, l’architecture des relations internationales s’est définie à partir de trois modèles : celui de l’Empire, celui de l’équilibre, celui de la sécurité collective. Ce sont ces trois modèles qui, encore aujourd’hui, dominent les débats et les politiques, même si on leur accorde d’autres noms (Modèle hégémonique, politique unilatérale ou multilatérale par exemple). Or, ces modèles furent constitués pour gérer la puissance des États, dans un environnement où le but de chacun était à la fois de préserver sa sécurité et, suivant les cas, d’augmenter son territoire, sa puissance, son influence (les classements divers – poids économique ou militaire, par exemple - que l’on trouve régulièrement dans les quotidiens attestent de cette attitude de compétition agressive entre les pays).

Or, désormais, ni le territoire, ni même la puissance brute ne sont finalement des enjeux importants pour la grande majorité des États. Le désir d’influencer demeure mais il n’est plus obligatoirement rattaché aux considérations de prestige ou de sécurité nationale. Globalement, et avec des exceptions notoires, l’État est devenu un outil au service des peuples et non plus un outil au service de la nation, distinction historique dont les conséquences sont fondamentales. C’est pour l’avoir confondu que l’administration Bush, pour reprendre l’exemple le plus frappant de la décennie, s’est engagée par choix dans l’une des aventures les plus désastreuses des cinquante dernières années et qui dépasse même le cas d’école du conflit vietnamien.

La caractéristique première du concept de gouvernance mondiale est de se projeter au-delà de l’idée de gestion de la puissance qui était au cœur des relations internationales. Reste à savoir pourquoi, dans un contexte où les pays riches sont dans une situation favorable, ils rechercheraient ou favoriseraient un système de gouvernance mondiale qui risquerait de bousculer le statu quo. La réponse simple à cette question postule le grand retour de l’éthique dans les choix politiques, et la prise de conscience qu’un destin planétaire nous unit où l’enjeu principal serait la préservation de notre environnent plutôt que, comme ce fut le cas jusqu’à présent, l’élaboration et la diffusion d’un modèle politique, économique, social et culturel à vocation universelle (Etats-Unis et France après 1776 et 1789). Ce changement d’attitude, en contraste avec le laissez-faire économique caractéristique de la mondialisation, constitue le moyen pour le « politique » de reprendre la main qu’il a perdue au profit de l’ « économique. »

Globalement, l’État qui sert le peuple est par définition démocratique. Certes, les Etats-Unis sont un modèle de démocratie dont le bilan dans ce domaine est douteux à l’heure actuelle mais la capacité démocratique d’un pays se mesure sur le moyen et long terme, pas sur les quelques années que peut durer un mandat électoral. La démocratie est donc au cœur de la gouvernance mondiale, pour reprendre les termes de Rousseau, de Kant ou de Woodrow Wilson, parmi d’autres.

V. L’équation démocratique

En théorie, une communauté d’États démocratiques serait susceptible d’assurer une paix durable puisque les pays démocratiques, c’est bien connu, ne se font pas la guerre entre eux (ce qui n’empêche les querelles ou même les conflits non militaires). Le problème épineux de la « paix démocratique » est qu’elle nécessite un environnement géopolitique où tous les États sont démocratiques, ce qui, malgré les avancées dans ce domaine, n’est pas encore le cas actuellement et ne le sera d’ailleurs peut-être jamais. Par ailleurs, cette démocratisation globale ne peut être imposée artificiellement, surtout par la force. Le processus de démocratisation est difficile est c’est une source d’instabilité. La démocratisation d’une région comme le Moyen Orient, par exemple, est loin d’être simple ou acquise. Au delà de la démocratisation totale ou quasi totale de l’échiquier planétaire, d’autres problèmes post-bellum réclament des solutions que la démocratisation ne résout pas automatiquement. Il faut donc procéder au-delà de la démocratisation, alors même que cette dernière, déjà, est une condition préalable pour avancer.

Pour compliquer la tâche, l’évolution des sociétés, plus rapide que celle des institutions, a engendré une crise de l’État démocratique, celui-ci souffrant d’un déficit croissant de légitimité dans un contexte où il est incapable de traiter directement tous les problèmes et où les contraintes imposées par le système électoral empêchent l’évolution nécessaire de la réflexion politique indispensable à la régénérescence des systèmes. Il en résulte, à l’image des Etats-Unis, une croissance notoire du recours au fétichisme institutionnel (respect absolu et borné des principes des Pères fondateurs) et à une contagion politique du sacré dans des États pourtant fondés sur le principe de laïcité.

La démocratie est un système de gouvernance qui touche avant tous les États. Conçue dans l’antiquité pour des micro-États, la démocratie a démontré contre toute attente qu’elle pouvait, au sein d’un État, gouverner plusieurs centaines de millions d’individus, comme c’est le cas en Inde et, surtout, qu’elle pouvait s’adapter à tous les modes nationaux, sociaux et culturels puisque l’expérience de la démocratie, contrairement à une idée répandue, n’est pas une condition pour sa mise en place et sa réussite. C’est pourquoi l’idée d’une démocratie planétaire, sorte de gouvernement démocratique mondial est séduisante. Néanmoins, elle n’est pas réaliste puisque les États, petits ou grands, ne sont pas prêts d’abandonner leur souveraineté nationale. Or, le problème de la gouvernance mondiale, comme l’a été historiquement celui des relations internationales, est de concilier la structure politique qui gouverne les peuples avec celle qui gouverne les relations entre ces peuples.

Or, comme pour la physique et ses théories de l’infiniment grand et de l’infiniment petit, la gestion politique du national est complètement séparée de la gestion politique de l’inter ou du supra national. D’où la notion d’ « anarchie » chère aux politologues spécialistes des relations internationales qui voit le régime des relations internationales guidé par une absence totale de gouvernement là où l’État, traditionnellement, s’est focalisé sur « l’appareil d’État » justement. En effet, le problème principal de l’organisation politique, et donc de la gouvernance, est de savoir jusqu’où l’État peut s’immiscer dans la gestion de la société et les affaires des citoyens. C’est ce problème que traitent déjà Platon dans sa République et Aristote dans son Éthique et sa Politique, dans des termes qui nous touchent encore aujourd’hui. Or, la démocratie est justement un moyen relativement efficace de contrôler l’appareil d’État, celui-ci ayant naturellement tendance vouloir augmenter son pouvoir et son étendue. Même si, dans certains pays en voie de développement ou en transition, le problème est inverse puisque l’État est incapable d’assurer les fonctions vitales de la société, il n’en demeure pas moins que la question principale de la gouvernance est d’ajuster le pouvoir de l’État et des régimes politiques qui sont placés à sa tête. Nous parlons là évidemment de la gouvernance classique, celle de l’État, et dans un contexte où le gouvernement est légitime. Le cadre international est tout autre puisqu’il se caractérise par le fait qu’aucun appareil étatique ou politique ne gouverne l’ensemble. Pourtant, le problème de base reste le même puisqu’il s’agit de gérer la puissance, en l’occurrence des États, et de la contrôler. En l’absence d’appareils politiques, juridiques et législatifs vraiment efficaces – malgré la présence d’organisations internationales, de conventions, de traités, etc. - l’échiquier international est un système qui navigue entre l’anarchie et l’autogestion maladroite.

Si, à un moment particulier de l’histoire, l’emprise de l’Église chrétienne en Europe occidentale avait momentanément rapproché la gouvernance des États de la gouvernance supra-nationale, l’histoire mondiale, sur la question de la gouvernance, est une histoire qui marche à deux vitesses, où les progrès accomplis dans le domaine de la gouvernance « nationale » n’ont généralement eu, au mieux, que des effets indirects secondaires sur la gouvernance mondiale. Et, si l’État, au 21e siècle, n’a que peu de rapport avec l’État antique, médiéval ou moderne, on peut affirmer que la gouvernance supra-nationale n’a finalement que peu évolué avec le temps : l’affrontement entre l’URSS et les Etats-Unis n’était pas si différent du conflit entre Sparte et Athènes.

Donc, comment concilier gouvernance nationale et gouvernance mondiale? C’est bien là que se trouve le nœud du problème puisque la clef de l’histoire des relations internationales se trouve justement dans le fait que ces deux problèmes ont été abordés de manière radicalement différente et même opposée. A titre d’exemple, les États n’auront eu de cesse de rendre illégal le meurtre d’autrui, chemin culminant avec l’abolition de la peine de mort, alors même que nombre de problèmes « internationaux » continuent d’être résolus par l’usage de la force, avec la mort d’individus – parfois très nombreux - que ce choix peut entraîner et qui, dans ce cadre, est considéré comme tout à fait légitime.

Or, et c’est peut-être là la caractéristique essentielle de notre position actuelle, savoir qu’il faudra désormais rattacher ensemble ces deux volets. En d’autres termes, la réforme de la gouvernance ne sera possible qu’à travers une réforme de la gouvernance mondiale et inversement. A ce titre, et pour poursuivre avec l’exemple ci-dessus, un phénomène s’est produit récemment qui ne trompe pas : pour la première fois dans l’histoire, un gouvernement s’est gardé de donner publiquement le chiffres des victimes ennemies, de peur de choquer l’opinion publique : il s’agissait du gouvernement américain lors de la guerre du Golfe (1991).

Le problème principal de la gouvernance, problème auquel nous devons faire face chaque jour dans notre vie quotidienne, est que des institutions ont été mises en place qui définissent leurs objectifs par rapport à leurs compétences (et leurs limites) alors qu’elles devraient faire l’inverse. La problématique de la gouvernance mondiale se caractérise par le fait que les objectifs se définissent à travers un vide institutionnel au niveau international – l’ONU, et plus généralement le droit international public, jouant le rôle de l’arbre qui cache la forêt - qui fait que ce sont les États qui sont amenés à résoudre des problèmes qui dépassent leurs compétences et même leur compréhension. Or, comment l’État, dont les institutions sont mal armées pour résoudre des problèmes domestiques, pourrait-il prétendre résoudre des problèmes qui dépassent son cadre politique ? A ce titre, le concept de « sécurité collective » ne fait que repousser le problème puisque cette sécurité n’est qu’un agrégat d’institutions étatiques. Il est significatif que le concept de gouvernance en lui-même est perçu comme un tout qui ne fait que peu de distinction entre la gouvernance du local, du national et du mondial, les objectifs sur ces divers niveaux étant souvent proches ou interconnectés.

VI. Une gouvernance mondiale réaliste

Le problème auquel sont confrontés ceux qui voudraient voir émerger une véritable architecture de la gouvernance mondiale est que la réalisation de ce que l’on rêve de bâtir ne ressemble en rien à ce qu’on pourrait éventuellement construire, étant donné les contraintes, les limites et les obstacles qui sont les nôtres et qu’on l’on est souvent tenté d’occulter ou de minimiser. Donc, plutôt que de rêver d’une démocratie mondiale chimérique ou d’un gouvernement mondial hypothétique, il nous semble beaucoup plus raisonnable d’avancer progressivement, en définissant les problèmes et les objectifs pour envisager le type de structures et d’institutions susceptibles d’engager des actions vigoureuses pour solutionner les problèmes donnés, et précis. Ce n’est qu’en avançant de la sorte que pourra éventuellement se dessiner une « gouvernance mondiale » digne de ce nom, et dont il est impossible d’envisager à l’avance ce à quoi elle pourrait ressembler puisque, par définition, elle épousera la forme des objectifs qu’elle se fixe au fur et à mesure.

Cette approche ne ressemble en rien à celle des architectes de la Société de nations après la Première Guerre mondiale, ou de l’ONU après la Seconde, ni même, en remontant plus loin, au rêve internationaliste qu’entretenait Henri IV avec son « Grand Dessein » pour l’Europe. D’un point de vue philosophique, notre approche serait plus proche de celle qui fut adopté par Jean Monnet et les premiers architectes de la future Union Européenne.

VII. Une structure tripartite

Il paraît nécessaire, avant d’aborder des problèmes d’ordre concrets, de donner à ce plan pour une architecture globale une structure de base, sorte de charpente qui guiderait la mise en œuvre du chantier. Pour accomplir la construction d’un tel régime de gouvernance, on peut envisager une méthode visant à définir à la fois des objectifs (à travers une Constitution mondiale), des dispositifs pour les réaliser, et une éthique (Charte des responsabilités humaines par exemple) servant de fil conducteur à l’entreprise.

L’idée d’une « constitution mondiale » est basée sur quelques concepts précis, notamment dans un domaine délaissé auparavant par les « relations internationales », celui de l’éthique. Une telle structure pourrait être basée sur quatre piliers :

  • Vaincre la pauvreté : Devoir de vaincre la pauvreté et de sauvegarder notre Terre pour nous et pour nos enfants.

  • Établir la Dignité : La dignité de chacun implique qu’il contribue à la liberté et à la dignité des autres.

  • Établir la Paix et la justice : Une paix durable n’est pas établie sans une justice respectueuse de la dignité et des droits humains.

  • Assurer la légitimité du pouvoir : L’exercice du pouvoir n’est légitime que lorsqu’il est mis au service de tous et contrôlé par les peuples.

En somme, nous devons réaffirmer une fois de plus le principe fondateur de la communauté internationale : notre monde appartient à tous et aucun gouvernement ni institution ne peuvent se prévaloir de l’autorité sans la volonté démocratique des tous les citoyens.

La Charte des responsabilités humaines invite à faire face aux défis du 21e siècle en définissant un nouveau pacte social à travers une éthique universelle, fondée sur le principe de la responsabilité, qui complète la Déclaration universelle des droits de l’homme et la Charte des Nations Unies.

VIII. Quelques problèmes concrets

Ensuite, il s’agit d’aborder des problèmes précis. Nous pourrions évoquer une longue liste de problèmes qui nous touchent à plus ou moins longue échéance et qui ressortent du domaine de la santé publique, de l’environnement, du développement durable, des émigrants. Nous nous limiterons ici à quelques problèmes qui furent, et restent à ce jour, des problèmes classique des « relations internationales. »

1. La violence organisée

Commençons par ce problème qui, depuis l’antiquité, est au cœur du débat sur la gouvernance, celui de la violence organisée et de sa légitimité.

Aujourd’hui, avec les problèmes liés à la prolifération nucléaire et au terrorisme, avec aussi la remise en cause par certains du sacro-saint principe du respect de la souveraineté nationale et son corollaire, celui de la non-ingérence, ce sujet est d’une actualité brûlante.

De ce point de vue, les contestables élections présidentielles de 2000 aux Etats-Unis et l’invasion de l’Irak qui en est l’une des conséquences, ont doublement démontré que la démocratie – qui plus est dans le pays qui s’affiche comme son modèle universel – n’est pas capable de répondre au problème de la légitimité de l’usage de la violence organisée à partir du moment où un infime groupe d’individus (par exemple dans un quartier d’une ville de Floride) décide du sort d’un peuple entier et même d’une région (le Moyen-Orient) sans même savoir que leur choix aura un effet quelconque sur celle-ci. L’exemple israélien, dans le cadre du conflit au Proche-Orient, démontre comment l’action d’une démocratie par ailleurs exemplaire, se traduit dans les faits par une politique de puissance dure d’où est absente cette dimension morale pourtant à la base des principes démocratiques.

Par ailleurs, l’invasion de l’Irak décidée par le gouvernement américain démontre la futilité des principes traditionnels de la « raison d’État » dans un contexte géopolitique où l’usage de la force militaire est devenu extrêmement limitée, et d’une portée très faible – l’ « hyperpuissance » étant incapable de s’imposer sur un théâtre secondaire. Au même moment, un usage multilatéral de la diplomatie, voire de la force militaire, ne serait-il pas utile au Darfour ou même au Zimbabwe, deux cas où la (très) mauvaise gouvernance est responsable de maux indescriptibles pour les populations touchées ?

Or, ni les États concernés – et ceux qui devraient l’être – ne sont aujourd’hui capables de résoudre cette question cruciale de la légitimité de l’usage de la violence. Les Nations Unies, qui certes ont un certain poids, ne sont pas non plus capables de répondre à ce problème alors qu’elles ne peuvent pas remettre en cause les principes puisque ce sont les États qui forment cet organisme, et les plus puissants d’entre eux qui la dirigent.

Que faire ? Pour l’heure, c’est l’opinion publique, en démocratie, qui est cause de l’évolution des mentalités dans ce domaine. C’est grâce à cette opinion publique et aux mouvements sociaux pour l’émancipation que s’est produite la décolonisation. C’est grâce à cette opinion publique – certains diront à cause d’elle – que les Etats-Unis ne peuvent peser de tout leur poids en Irak et ailleurs. Mais l’opinion publique évolue lentement et elle est manipulable, surtout à court terme, à la fois par les médias et, surtout, par les gouvernements.

Il faut donc aller plus loin pour bousculer des mentalités solidement ancrées dans l’idée traditionnelle que l’État est l’unique source de légitimité dans l’usage de la force et que l’exercice de ses prérogatives dans ce domaine touchent essentiellement à sa sécurité nationale ou du moins à ce que le gouvernement entend par ce concept finalement très malléable.

Se pose donc désormais le problème de savoir si une autre source de légitimité pourrait servir de boussole, sinon d’autorité, pour tout ce qui touche aux problèmes liés à l’usage de la violence organisée (principalement la force militaire mais pas uniquement). Et qu’elle serait cette source? Serait-ce une espèce de « Haute autorité de la gouvernance internationale » indépendante ? Serait-ce un Conseil de sages ou un conseil « supra constitutionnel » ? Serait-ce un comité de représentants des États, des gouvernements ou de la société civile ? De toute manière, il s’agirait d’une institution indépendante et fonctionnant selon les principes les plus rigoureux de la démocratie et de l’éthique car c’est bien la nouveauté, savoir que l’éthique occupe une part importante des décisions.

La question mérite donc d’être posée même si les réticences seront au départ extrêmement élevées puisqu’une telle initiative enfreindrait la liberté d’action des États les plus puissants, et des autres aussi. Or, la mise sur pied d’une telle entité pourrait se faire, au départ, avec des moyens limités, avec l’idée que son succès grandissant augmenterait progressivement sa légitimité et son pouvoir de peser sur les grandes décisions.

2. La menace terroriste

Depuis 2001, on a beaucoup parlé de la menace terroriste, et même de manière exagérée de la part de certains gouvernements qui ont exploité cette menace à leur profit. Le terrorisme ne menace pas la stabilité de la planète et encore moins la survie de l’Occident. Néanmoins, c’est une menace qui dépasse le cadre des frontières nationales et qui, potentiellement, touche tout le monde. C’est même un des rares problèmes de sécurité qui est à cheval sur l’international, le national et le local. La lutte anti-terroriste, par exemple, implique à la fois les villes, les polices, les agences de renseignements, les armées nationales, les Nations Unies et Interpol, pour citer les plus importants. Plus généralement, le combat anti-terroriste implique aussi le simple citoyen. Face à cette menace, on voit depuis 2001 – qui marque la grande prise de conscience de cette menace plus que centenaire – qu’il n’existe aucun appareil susceptible de coordonner la lutte anti-terroriste sur le plan international, ni même d’institutions capables d’informer les citoyens sur la nature de cette menace dont la cible, justement, est le simple citoyen, et qui se joue presque essentiellement sur le théâtre d’un affrontement psychologique où l’enjeu est l’opinion publique. Certes des contacts ont été pris entres diverses agences et des réseaux ont été tissés mais il s’agit souvent d’actions disparates auxquelles il manque une véritable cheville ouvrière.

3. Le Nucléaire

Le nucléaire présente l’exemple parfait d’un problème qui aurait du être résolu depuis un bon nombre d’années et dont on ne voit pas aujourd’hui comment il pourrait être solutionné de manière définitive. Or, la fin de la guerre froide n’a vu aucune évolution significative dans ce domaine si ce n’est la poursuite des accords entamés en plein affrontement des deux blocs. Si la stratégie nucléaire a peut-être eu un certain sens politique – même dans un contexte absurde sur le plan éthique et philosophique – durant la guerre froide, la possession d’arsenaux nucléaires, même réduits, par un petit groupe de pays, dont les puissances nucléaires traditionnelles (celles du conseil permanent de sécurité de l’ONU) plus trois ou quatre autres pays, rien ne justifie aujourd’hui le maintien, et encore moins le développement d’armes nucléaires.

Or, que voit-on ? Non seulement les puissances traditionnelles ne se posent-elles même pas la question de savoir si elles pourraient abandonner leurs arsenaux et leurs programmes, mais elles tentent de refuser à certains (Corée, Iran) – certes aux objectifs douteux - l’accès à la technologie nucléaire tout en cautionnant d’autres nations (Inde). N’est-ce pas la une manière d’affirmer que la puissance et la loi du plus fort continue de régenter les affaires internationales ?

Contrairement au terrorisme qui est un phénomène complexe et multi-dimensionnel, le nucléaire est un problème simple puisqu’il ne concerne jusqu’à nouvel ordre que les États (qui aiment agiter le drapeau de la soit disante menace d’un terrorisme nucléaire), et qu’une poignée d’entre eux. Mais, si le problème est simple, il est néanmoins épineux puisqu’une explosion nucléaire a par définition un formidable potentiel de destruction. Or, ni les États concernés, ni les Nations Unies (même chose ou presque dans ce cas) n’ont la volonté d’abandonner un instrument de prestige pouvant éventuellement servir aux torsions de bras diplomatiques – et n’oublions pas que la nouvelle doctrine nucléaire étasunienne envisage un usage très élargi de l’arme nucléaire (préemption, lutte anti-terroriste, etc.). Le nucléaire, produit résiduel de la guerre froide, devrait être résolu. Pour l’heure, il est loin de l’être.

4. Les nouvelles guerres

Les conflits classiques ont fait long feu. Aujourd’hui, il n’y a pratiquement plus de guerres entre États. L’effondrement de tous les empires a signifié aussi la fin des guerres de libérations nationales. Les nouveaux conflits sont d’un autre ordre. D’abord, ils touchent surtout les pays « périphériques » ou « marginaux », donc éloignés des épicentres géopolitiques. Ces pays qui sont souvent à la fois pauvres ou appauvris et mal gouvernés. De nouvelles causes de conflits sont également nées. Elles sont de moins en moins politiques et de plus en plus économiques et liées à l’environnement. Les problèmes d’environnement (sécheresses, accès à l’eau potable) sont désormais causes de conflits avec toutes les conséquences que cela peut avoir (déplacement de population par exemple) et qui se greffent à d’autres sources potentiels de conflits (ressentiments historiques, animosités inter-ethniques, conflits d’opinions). Pour ces conflits de nouvelles approches sont nécessaires, y compris une bonne connaissance des problèmes, une volonté partagée de prévenir l’escalade le devoir de s’ingérer dans les affaires d’un État souvent incapable, au mieux, de prévenir le conflit.

Il est impératif que la prévention de nouveaux conflits de type Darfour devienne une des priorités de la communauté internationale dans l’avenir. Là encore, comment avancer? Dans ce domaine, l’approche classique est vouée à l’échec puisque ces conflits, de par leur complexité et de par le fait qu’ils interviennent souvent dans des régions considérées comme de portée stratégique faible, n’intéressent pas à priori les pays qui pourraient intervenir. C’est là, plus qu’ailleurs encore, qu’il faut développer de nouveaux outils conceptuels susceptibles de déboucher sur des actions concrètes de préventions de ces types de conflits qui, s’ils ne sont pas jugulés, vont se multiplier dans l’avenir, avec pour conséquences de véritables catastrophes humaines. D’autres problèmes, occultés jusqu’à présent, nécessitent aussi d’être étudiés. Prenons un exemple : le ressentiment. Combien de conflits, de crises, de tensions naissent de ressentiments dont certains datent de plusieurs siècles ? Aujourd’hui, alors que les guerres coloniales sont terminées ou que les grands conflits d’intérêts ou les luttes de puissance entre les États semblent en recul, le ressentiment est peut-être la cause principale des guerres et des crises du moment. Or, que font les gouvernants pour comprendre ce phénomène pourtant crucial de l’histoire et particulièrement de l’histoire contemporaine ? Même les historiens et les politologues ne se sont pas jusqu’à présent beaucoup penchés sur la question. Or, si la guerre préventive est un leurre, la paix, elle, est essentiellement préventive. Pour prévenir, pour agir aussi, il est impératif de comprendre. Pour construire le monde de demain, il faut donc comprendre le monde d’aujourd’hui. Ceci pourrait être un slogan politique creux. C’est pourtant bien d’un éclairage qui nous fait souvent défaut dont nous avons besoin pour bâtir l’architecture d’une gouvernance mondiale efficace, solidaire et responsable.