Morgane Auge, Pierre Bardin, Emmanuel Bargues, Christelle Bony, Claire Grandadam, Nicholas Zylberglajt, Paris, juin 2006
La fragmentation des réseaux de solidarité constitués en France
Le contexte historique
Une mobilisation différente pour les Chiliens et les Argentins
L’opinion française a été sensibilisée à la cause des réfugiés à partir de la fin des années 1960, notamment dans la lignée des événements de 1968. En effet, c’est l’époque où se développe un certain militantisme de gauche qui promeut la défense des droits de l’Homme et la démocratie. Dans ce contexte, les coups d’Etat successifs en Amérique Latine, entamés le 1er avril 1964 au Brésil, ont largement contribué à renforcer les actions militantes et/ou de solidarité à l’égard des victimes des dictatures. Ainsi, ont été créés France Terre d’Asile en 1971, le Comité de soutien à la lutte révolutionnaire du peuple chilien, créé en juillet 1972, le Groupe inter - Amérique Latine au sein de Justice et Paix en 1971-72, ou encore l’Action des Chrétiens pour l’Abolition de la Torture (ACAT) en 1974. L’asile attire plus particulièrement l’attention de certains organismes et individus à la suite des menaces de renvoi d’étrangers, résidant en France, dans leur pays.
La mobilisation connaît un nouvel essor après le coup d’Etat du 11 septembre 1973 au Chili qui marque particulièrement l’opinion publique française car il s’agit du renversement violent d’un régime démocratiquement élu. Le coup d’Etat a facilité le développement d’un fort courant de sympathie envers la cause chilienne, en particulier à gauche, l’Unidad Popular Chilienne étant souvent plus ou moins identifiée à l’Union de la gauche en France. En outre, le Haut Commissariat aux Réfugiés (HCR) a lancé un appel incitant à accueillir des réfugiés chiliens. Dès lors, l’importante médiatisation qui a accompagné les événements a permis de faire connaître le sort des réfugiés et incité au développement des réseaux de solidarité sur le sol français. L’aide à destination des Chiliens s’organise également selon des voies officielles en France : l’Etat décide de prendre en charge l’accueil des réfugiés, reconnaissant, dès 1976, ces derniers comme une catégorie particulière de bénéficiaires de l’aide sociale. Ce contexte permettra aux Argentins de profiter de l’expérience des réseaux constitués pour les Chiliens. D’autre part, la présence des Chiliens eux-mêmes, influents dans les réseaux de solidarité, facilitera la mobilisation pour la cause argentine.
Puis, le visage des auteurs du coup d’Etat argentin du 24 mars 1976 se révèle peu à peu. Le danger dans lequel se trouvent les militants politiques argentins est progressivement connu et redouté par les institutions internationales. Le 22 juin 1976, le HCR lance un appel demandant que des visas soient accordés pour permettre aux réfugiés de quitter l’Argentine. D’autres réactions se font connaître : l’OIT, le Parlement européen, de associations et organisations oecuméniques manifestent leur inquiétude face à la situation argentine. La France répond immédiatement à l’appel du HCR et devient une terre d’accueil pour les émigrés. L’obtention du statut de réfugié y est assez aisée, et neuf candidats sur dix l’obtiennent sans grande difficulté.
Et pourtant, malgré l’ampleur désormais connue de la répression en Argentine, les réactions face au cas argentin sont moins vives qu’elles ne l’ont été pour le Chili (comme pour certains pays d’Asie du sud-est ou plus tard pour des pays d’Amérique centrale). Si, au lendemain du coup d’Etat chilien, 50 000 personnes défilaient devant l’Ambassade chilienne près du métro la Motte-Picquet, rien ne fut organisé dans cette proportion pour l’Argentine.
Les raisons de cette différence de mobilisation sont multiples.
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Premièrement, le coup d’Etat au Chili a été accompagné d’images violentes retransmises par les télévisions, qui ont suscité une intense émotion.
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Deuxièmement, le Chili est un pays avec lequel les partis politiques européens de gauche avaient de nombreux liens. La structure politique chilienne a permis à la gauche française une identification quand le péronisme et sa triste fin suscitaient plutôt de la méfiance. En effet, au Chili les courants de pensée socialiste, communiste, radical et démocrate-chrétien de gauche trouvaient des homologues européens, alors qu’en Argentine ceux qui détenaient le pouvoir, se réclamant d’une variante conservatrice du péronisme populiste, échappaient aux grilles de lecture européennes. En outre, le régime renversé n’apparaissait pas exemplaire : il avait laissé assassiner les péronistes de gauche et les guévaristes par l’AAA (Alliance Anticommuniste Argentine). La forte mobilisation des partis de gauche au lendemain de la prise de pouvoir au Chili avait aussi été un contrecoup du traumatisme ressenti par la gauche française lorsque, après guerre, elle avait reconsidéré avec sévérité sa propre attitude à l’égard des réfugiés de la Guerre civile espagnole (la CGT avait par exemple, alors demandé que les exilés espagnols ne puissent pas travailler). La gauche française a ressenti l’envie de laver cette « mauvaise conscience collective » à l’annonce d’un coup d’Etat qui rappelait beaucoup, par sa violence, celui de Franco.
Aussi, dans les faits, bien qu’ils aient été moins nombreux que les Chiliens, les réfugiés argentins n’ont pas bénéficié, au lendemain du coup d’Etat, d’une aide aussi conséquente que ceux-là. Peu d’organismes de solidarité français se sont constitués spécifiquement pour le cas argentin. Il existait déjà des structures tournées vers l’Argentine, à l’instar de l’Association des amitiés franco-argentines, l’Association France-Argentine, ou encore le Comité de Soutien aux Luttes du Peuple Argentin (CSLPA), et elles se sont mobilisées. Des réseaux à destination plus large, comme le Comité Latino Américain des Réfugiés (CLAR), ont aussi participé. Mais l’action a été plus ponctuelle, plus fragmentée, voire plus individuelle que dans l’assistance portée aux Chiliens.
La Coupe du Monde de Football organisée en Argentine en 1978 a constitué la première occasion d’une mobilisation importante. Elle va être suivie de manifestations hebdomadaires devant l’ambassade d’Argentine qui dureront principalement jusqu’en 1984.
Il convient toutefois de distinguer deux sortes d’actions de solidarité : l’organisation de l’accueil des Argentins, et la récolte d’informations sur l’Argentine liée à des actions plus militantes.