Henri Bauer, Quito, Equateur, July 2003
L’Équateur, un autre monde est possible. Présentation des enjeux de quelques initiatives de paix de l’Equateur
la société civile équatorienne est porteuse d’une initiative innovante pour la mise en place de modalités alternatives de gouvernance.
Juillet 2003, je suis en plein cœur de Quito, ville indienne et coloniale à la fois, entourée par de hautes montagnes, sillonnée tous les jours par des milliers d’Indiens descendants des Incas. Il est midi, je profite d’une pause pour visiter l’Église san Francisco : il y a la messe. Je suis un peu étonné d’entendre les prières du prêtre car avant de prononcer la prière du Notre Père, il fait appel « aux saints de notre peuple : Manco Capac « le fils du Soleil », Inca Roca « le grand guerrier », Cacha « le roi de Quito » » etc. À la fin de cette prière, il rend grâce à Dieu « car il protège son peuple indien, il lui donne l’unité, la force, l’espoir pour continuer à résister et à se battre pour que le peuple inca soit le maître de son propre destin… ».
Que connaissons-nous de l’histoire de l’Équateur, de ses populations, de ses enjeux politiques, de ses défis ?
Les représentations actuelles des civilisations indiennes des Amériques ont été élaborées au XIXe et au XXe siècle par des ethnologues, des archéologues, des anthropologues occidentaux, notamment des États-Unis et de l’Europe, avec des éléments d’ordre magique. Il s’agirait de civilisations qui auraient disparu de façon mystérieuse avant l’arrivée des espagnols, ou qui se seraient totalement ébranlées à la suite de la conquête en devenant par la suite absentes. Celles-ci seraient devenues invisibles pour émerger à nouveau par la suite à partir de nulle part. Cette vision fantasmagorique permet de postuler des « réapparitions » périodiques : la théorie du « sommeil profond » fonde l’hypothèse actuelle du « réveil des Indiens ». Ceci est valable pour les Aztèques qui n’habitent plus Tenochtitlan, pour les Mayas qui n’habitent plus Tikal, pour les Incas qui n’habitent plus Machu Picchu… J’ai voulu éviter d’entrer dans cette représentation mythique des Indiens afin de les aborder dans leur réalité actuelle.
En Équateur, sur une population totale de douze millions d’habitants, il y a aujourd’hui plus de cinq millions d’Indiens. La société civile, composée majoritairement de populations indiennes, a été toujours très active, malgré des conditions extrêmement difficiles. en effet, l’agriculture, l’économie, la protection de l’environnement, les modalités de gouvernance locale, le droit consuétudinaire, la religion, l’élaboration de symboles, etc. sont des domaines où celle-ci a toujours joué un rôle important.
Même si le système social, économique et politique équatorien entrave le développement de ces initiatives et même si tout au long du XXe siècle, des tentatives concrètes à l’encontre de cette société civile se sont multipliées (par le biais de l’autoritarisme, de l’oppression et de la répression, par le biais également de tentatives révolutionnaires n’ayant produit que le mirage d’un renversement de situations par la violence avec, en plus, de nombreuses victimes parmi les Indiens-guérilleros et par le biais, enfin, du populisme et de l’indigénisme paternaliste et assistentialiste) le régime autoritaire, le mouvement guérillero et l’indigénisme ont échoué en tant que modèles d’organisation politique pour la société équatorienne. Cet échec a ouvert une brèche pour des initiatives alternatives, partant de la société civile elle-même.
Après avoir trouvé un hôtel dans la banlieue de Quito, je me mets à parler avec la femme de l’accueil : elle me parle de ses ancêtres indiens avec fierté ainsi que de son engagement social au sein de la CONAIE.
En effet, me dit-elle, à partir des années 1980, la société civile équatorienne, composée d’une diversité importante de mouvements et de groupes sociaux : paysans, écologistes, femmes, organisations de défense des droits de l’homme, Église catholique, militaires, etc. a entamé une démarche commune de construction d’une société politique plus démocratique et plus participative. Cette société civile, portée en grande partie par le mouvement indien organisé au sein de la « Confederacion de Naciones Indigenas de Ecuador » (CONAIE), a organisé depuis 1990 plusieurs soulèvements socio-politiques de désobéissance civile non-violente. La CONAIE s’est doté d’un bras politique aujourd’hui très important : le Pachakutik Nuevo Pais (« le retour des bons temps, nouveau pays »). Elle me raconte avec beaucoup d’espoir comment ces soulèvements non violents ont réussi le renversement du gouvernement, en 1997 et en 2000. Lorsque je lui pose la question concernant les raisons de son combat politique, elle m’explique qu’il s’agit d’une question « naturelle » car les humains composent une seule famille, m’explique elle, et qu’ils doivent travailler pour empêcher les divisions de causer la souffrance des plus démunis, qu’ils doivent vivre dans l’harmonie entre eux et avec le monde. Elle me dit tout de suite qu’elle agit non par besoin matériel, mais par solidarité avec tous ses frères ainsi qu’avec la nature : en effet, elle n’est pas employée à l’hôtel, elle et son mari en sont les propriétaires.
Des questions de fond traversent mon esprit. Le mouvement indien équatorien serait-il une véritable alternative politique ? Ce mouvement local est nouveau, la société civile équatorienne est orpheline de modèles : elle refuse d’être associée à des mouvements révolutionnaires armés tels que la FARC colombienne, l’armée zapatiste mexicaine ou autres. Elle ne se reconnaît pas non plus dans les idéologies de gauche qui, disent-elles, agissaient plus au service de modèles dogmatiques utilisant des conceptions abstraites des « classes populaires », qu’au service de la richesse et de la diversité des populations latino-américaines. D’autre part, tout en reconnaissant les héritages du passé et les continuités historiques, cette société civile se révèle assez lucide pour se rendre compte qu’elle est placée face à des défis nouveaux.
Un exemple concret chargé de sens : en janvier 2000, alors que le pays entrait dans une crise économique et politique importante, la société civile, avec la CONAIE, a non seulement utilisé des techniques classiques de désobéissance civile : bloquage de routes, manifestations de rue, etc. mais elle est aussi allée beaucoup plus loin. Des représentants de toutes les organisations sociales et politiques d’opposition ont constitué le « Parlement national des Peuples de l’Équateur », un Parlement citoyen alternatif. N’est-ce pas un geste citoyen d’une grande portée symbolique ? N’est-ce pas d’ores et déjà une bonne illustration des nouveaux sentiers que pourrait prendre une société civile mondiale en gestation ?
En 2003, ce mouvement connaît une disjonction importante. D’une part, ses concrétisations politiques sont l’objet des ambiguïtés du pouvoir depuis qu’il a commencé à participer au gouvernement : elles sont démantelées les unes après les autres. D’autre part, l’alliance constituée par la plupart des organisations citoyennes équatoriennes demeure vivante et pertinente en tant que mouvement. Ceci montre bien qu’il ne s’agit pas de prendre le pouvoir aujourd’hui pour gouverner avec les institutions et les méthodes d’hier, mais qu’il s’agit plutôt d’inventer des modalités alternatives de gouvernance.
C’est dans ce sens que la société civile équatorienne est porteuse d’une initiative innovante pour la mise en place de modalités alternatives de gouvernance allant du local au global. Cependant, sa richesse ne concerne pas uniquement le domaine politique. De par la pratique de ses différents membres, notamment de la population indienne, cette société civile est porteuse de véritables alternatives dans d’autres domaines tels que les relations avec l’environnement et la protection de la biosphère, l’invention de nouveaux modèles de développement durable, l’élaboration de symboles et de valeurs porteurs d’une éthique de responsabilité et de solidarité…
Cette diversité d’initiatives a aussi enrichi mon travail en Équateur. J’ai rencontré de nombreuses personnes et organismes plus intéressants les uns que les autres. Par exemple, le programme UN Habitat des Nations unies qui réalise un travail au niveau de l’habitat dans plusieurs villes d’Amérique latine ; la Fondation Heifer qui soutient la recherche de modèles alternatifs des relations entre besoins économiques, gestion des ressources naturelles notamment de la terre et de la culture indienne ; j’ai noué aussi des contacts avec des militaires équatoriens qui, à la différence de la plupart des militaires latino-américains des dernières décennies, exercent leur métier dans une démarche de soutien à la société civile, de respect des droits de l’homme, d’instauration des modalités démocratiques, etc.