Emilie Bousquier, Paris, 2006
La pauvreté et les inégalités dans le monde : état des lieux de la situation actuelle
Dans une déclaration conjointe du 10 novembre 2000, la Commission européenne et le Conseil ont stipulé que « le principal objectif de la politique de développement (…) doit être la réduction de la pauvreté en vue de son élimination à terme », en accord avec les OMD définis dans le cadre des Nations Unies, et lutte contre elle par le biais d’une approche sociale et économique intégrée.
I. La grande pauvreté diminue lentement dans le monde mais demeure alarmante
Au niveau mondial, malgré les progrès, le ralentissement de la réduction de la pauvreté est inquiétant : la décennie 1980 avait vu le taux de pauvreté réduit de plus de 12 points, la décennie 1990 de moins de 7 points.
La régression de la pauvreté est liée à deux facteurs : la croissance économique et l’affectation d’une partie de cette croissance aux pauvres. Aucun pays en stagnation n’a vu son taux se réduire. Une économie mondiale dans laquelle 20 % de la population vit avec moins d’un dollar par jour, seuil en dessous duquel il n’est pas possible de vivre humainement et de satisfaire ses besoins élémentaires (et 40 % vit avec moins de deux dollars) n’est guère propice au partage de la prospérité et de la croissance. En effet, le pourcentage de la population mondiale en proie à la pauvreté a diminué considérablement au cours de ces dernières décennies. Toutefois, vue la forte croissance démographique de nombreux pays, le nombre des « pauvres » dans le monde n’a pas changé : il atteint près de 1,2 milliards malgré les nombreux programmes bilatéraux et multilatéraux de lutte contre la pauvreté. La question qui se pose est de savoir comment fournir une aide qui soit utile et qui profite directement aux pauvres.
Le sud de la planète va plutôt mal ; la misère y fait des ravages, l’espérance de vie y décline, la scolarisation n’y progresse plus, les conflits y font rage… Ce drame ne touche pas la totalité des pays du sud mais la population vivant en dessous du seuil de pauvreté est, manifestement, très élevée.
Toutefois, il y a deux sortes de pays où la pauvreté absolue s’est véritablement aggravée. D’abord un certain nombre de pays d’Amérique latine tels que le Pérou, le Venezuela, le Brésil, le Nicaragua, la Bolivie…, étranglés par la dette et victimes des plans d’ajustement du FMI. La montée de la pauvreté est, pour eux, le résultat d’une gouvernance mondiale plus soucieuse du paiement des dettes que du sort des habitants. Ensuite, des pays victimes de guerres civiles où le problème, là, est davantage celui de la démocratie et de l’aide internationale, dramatiquement insuffisante.
De plus, s’il est vrai que certaines parties du monde ont connu une croissance sans précédent et une amélioration des conditions de vie ces dernières années, la pauvreté demeure une réalité et une grande partie du monde se trouve enlisée dans une « crise de l’inégalité ». Le « Rapport sur la situation sociale dans le monde, 2005 : la crise de l’inégalité », publié par l’ONU, tire la sonnette d’alarme face aux inégalités qui persistent et s’aggravent dans le monde entier. Le rapport met l’accent sur le fossé entre économie structurée et économie non structurée, l’écart qui ne cesse de se creuser entre travailleurs qualifiés et travailleurs non qualifiés ainsi que les disparités croissantes en matière de santé, d’éducation et de possibilités de participation dans les domaines social, économique et politique.
Le rapport indique également qu’une analyse axée sur la croissance et la création de revenus ne permet pas d’appréhender suffisamment la transmission de la pauvreté d’une génération à l’autre ni d’y porter remède ; or, celle-ci peut favoriser l’accumulation de la richesse par quelques personnes et aggraver la pauvreté d’un grand nombre. En fait, si de nombreuses régions ont enregistré une croissance économique considérable, les inégalités dans le monde sont plus prononcées qu’il y a dix ans.
Il s’avère que les inégalités dans les pays et entre ceux-ci sont allées de pair avec la mondialisation. Ces inégalités ont eu des conséquences négatives dans de nombreux domaines, notamment l’emploi et la sécurité de l’emploi. Le taux de chômage demeure élevé dans de nombreuses régions et en particulier chez les jeunes, qui sont deux à trois fois plus susceptibles que les adultes de se retrouver sans emploi. Ils représentent actuellement jusqu’à 47 % des 186 millions de chômeurs dans le monde. Des millions de personnes travaillent mais demeurent très pauvres. Effectivement, près du quart des travailleurs du monde ne gagne pas assez pour s’élever avec leur famille au dessus du seuil de pauvreté (soit un dollar par jour). L’évolution des marchés du travail et la concurrence plus poussés à l’échelle mondiale ont favorisé l’explosion de l’économie informelle et la détérioration des salaires en particulier dans les pays en développement.
II. La pauvreté et les inégalités en Amérique latine : un tissus social délité
La pauvreté affectait 48 % de la population latino-américaine en 1996 et 44,4 % en 2003, soit 227 millions d’habitants. En 2003, près d’un quart des citoyens de la région ont déclaré que leurs revenus ne leur permettaient pas de répondre à leurs besoins essentiels, il faut savoir qu’une personne sur quatre vit avec moins de deux dollars US par jour. Et l’extrême pauvreté touche 18,8 % de la population, soit 95 millions d’habitants. La pauvreté dans la région touche davantage les campagnes que les villes, les femmes que les hommes. D’après un rapport de la Banque Mondiale intitulé poverty reduction and growth : virtuous and vicious circles, au cours des années 1980, le PIB par habitant de l’Amérique latine a accusé une baisse de 0,7 % et a enregistré, dans les années 1990, une hausse d’environ 1,5 % qui n’a eu qu’une faible incidence sur les niveaux de pauvreté.
Les pays d’Amérique latine ont réalisé des efforts considérables ces vingt dernières années afin de moderniser leurs économies et de stabiliser la démocratie, ce qui a permit une augmentation de la croissance. Mais cela ne s’est pas traduit par une amélioration généralisée des conditions de vie, à travers toutes les couches de la société. Malgré les efforts en terme d’amélioration des conditions de vie, d’accroissement et de préservation des dépenses publiques sociales, force est de constater une augmentation inquiétante de la population vivant en dessous du seuil de pauvreté ces dix dernières années. Et même si la région Amérique latine « génère un niveau de revenu relativement élevé par rapport à d’autres régions du monde, elle est cependant reconnue à ce jour comme l’une des moins égalitaires » (1) ; tous les records mondiaux sont battus. Le décile le plus riche de la population détient 48 % du revenu total, tandis que le décile le plus pauvre ne reçoit que 1,6 %. Ainsi, les inégalités sociales entravent le développement en Amérique latine
On peut dire que la pauvreté a des répercussions négatives dans certains domaines en Amérique latine. Au point de vue économique, le rapport de la Banque mondiale souligne que la croissance est certes indispensable pour combattre la pauvreté mais la pauvreté elle-même menace la croissance des pays d’Amérique latine. Cette situation s’explique par le fait que, souvent, les « pauvres » qui généralement n’ont pas accès au crédit ni à l’assurance, ne peuvent mener des activités lucratives qui stimulent l’investissement et la croissance. Cela crée un cercle vicieux dans lequel la faible croissance entraîne une forte pauvreté, et les niveaux de pauvreté élevés limitent la croissance. De plus, les régions pauvres ne disposent pas d’infrastructures et ne peuvent donc pas attirer les investissements. Les familles démunies, confrontées à des coûts d’opportunité élevés, des écoles en dessous des normes, et qui ont peu de chance d’accéder aux études supérieures, investissent très peu dans l’alimentation et la scolarité de leurs enfants. Enfin, les pays pauvres qui affichent d’importantes inégalités subissent des tensions sociales, et dans de telles conditions, il leur est difficile de mettre en place un bon climat d’affaire. En effet, la conjoncture actuelle montre que si, dans l’ensemble, « les indicateurs de niveaux de pauvreté baissent quand l’économie nationale est en croissance, d’une part il y a une très grande diversité de situations selon les pays quant à l’impact de la croissance sur la pauvreté ; d’autre part, il n’y a pas de corrélation automatique entre croissance et réduction des inégalités : des croissances positives n’empêchent pas le maintien, voire la montée des inégalités de revenus comme des inégalités structurelles. En retour, ces inégalités peuvent aussi avoir des effets de frein sur la croissance » (2). En réalité, une croissance soutenue est l’une des conditions essentielles, mais non suffisante, de la réduction de la pauvreté.
De plus, « le passage à la démocratie dans la région s’est traduit par un délitement progressif du tissus social, dont la cause principale est le creusement des inégalités et la manifestation la plus spectaculaire, la montée de la violence » (3). Le creusement continu des inégalités apparaît d’autant plus insupportable qu’il intervient en dehors d’une période de crise et s’accompagne d’un recul de la pauvreté. Et si la croissance économique accompagnée de politiques sociales semble se traduire par un recul de la pauvreté, elle n’est pas encore assez suffisante pour modifier de façon significative la structure de distribution des revenus. En réalité, dans la plupart des pays, la part de richesse captée par les catégories les plus basses a diminuée et le sort des classes moyennes n’est pas plus enviable. « Dans tous les pays, sauf en Uruguay, la part de la richesse nationale qui leur incombe a diminuée […] et ces classes moyennes sont au surcroît pénalisées par la nouvelle orientation prise par les politiques sociales (4)» en Amérique latine.
Cependant, en vertu du principe d’équité, les politiques sociales doivent désormais canaliser des ressources vers les couches défavorisées et cibler les groupes à risques tels que les enfants, les femmes seules ou les indiens. Mais il est clair que l’effort de redistribution se fait au détriment des couches moyennes qui, jusque là, « ont été les bénéficiaires exclusifs, voire même les produits, des politiques d’éducation, de santé ou de logement en Amérique latine (5)». Les secteurs des classes moyennes ne pouvant avoir accès aux services privés (éducation, soins…) se trouvent alors paupérisées. Les classes moyennes sont aussi les principales victimes de la hausse de la violence et de la délinquance. Le problème de la pauvreté en Amérique latine touche les classes les moins favorisées mais rattrape également la petite couche des classes moyennes.
Notes :
(1) : « L’Union européenne, l’Amérique latine et les Caraïbes : un partenariat stratégique », Commission européenne, op.cit., p. 28.
(2) : Lévy (Marc), Comment réduire pauvreté et inégalités – Pour une méthodologie des politiques publiques, IRD, Karthala, 2002, p. 20.
(3) : Dabène (Olivier), « La démocratie est-elle encore un chantier ouvert en Amérique latine ? », La revue internationale et stratégique, N°31 automne 1998, IRIS, Point de vue, p. 173.
(4) : Idem, p. 174.
(5) : Idem, p. 175.