Nathalie Cooren, Paris, 2005
Confrontation des stratégies politiques lors de la consolidation démocratique
Confrontation des caractéristiques les plus marquantes des stratégies politiques mises en oeuvre lors de la consolidation démocratique en Argentine et au Costa Rica. Mise en perspective de Cuba.
Mots clefs : La démocratie, facteur de paix | Les difficultés d'une culture de paix dans une population ayant vécu la guerre | L'espoir facteur de paix | Respect du pluralisme politique | Militaires | Argentine | Cuba | Costa-Rica
I. Ouverture du jeu politique
Concernant l’Argentine, notons que la stratégie de « délégitimation » qui fonctionna au moment de la transition - notamment parce que Alfonsín n’était pas confronté à une concurrence crédible au sein de l’opposition - occasionna sa perte lors de la phase de consolidation de la démocratie. En effet la consolidation de la transition impliquant le fonctionnement efficace de mécanismes de contrôle du pouvoir exécutif et de partage de responsabilités au sein de l’appareil étatique, Alfonsín n’eut d’autres alternatives que d’ouvrir le jeu politique afin de permettre une concurrence effective entre les partis. Mais cette ouverture ne fut que tactique et à aucun moment Alfonsín n’eut une volonté réelle de partager l’initiative politique, si bien qu’il ne parvint jamais à trouver une solution efficace face à l’importance des tensions sociales dues à une crise socio-économique. L’échec d’Alfonsín est alors perçu au sein de la population comme un échec personnel, comme l’incapacité d’un homme à trouver des solutions efficaces et non pas comme l’échec du modèle démocratique.
La situation de blocage que l’on rencontre au Costa Rica lors de la phase de transition, oblige Figueres à changer de tactique. Et là encore nous assistons à une similitude avec l’Argentine, car Figueres n’eut d’autres alternatives que d’ouvrir le jeu politique en parvenant à un compromis avec Otilio Ulate : il lui cède le pouvoir à plusieurs conditions telles que l’abolition de l’institution militaire et le maintien de la législation sociale. Dans un premier temps, force est donc de constater que le régime démocratique instauré à partir de 1948 s’est consolidé du fait de l’impossibilité pour chaque groupe politique d’acquérir un pouvoir décisif. Notons ici une nuance importante avec ce qui se passe en Argentine. Au Costa Rica, la consolidation de la démocratie fonctionne à partir d’une stratégie non pas de « délégitimation » comme en Argentine, mais de « neutralisation » ou plutôt de « canalisation ».
Quant à Cuba, si dans un premier temps Castro chercha à s’attirer tout l’appui du peuple par des réformes sociales extrêmement importantes, il ne tarda pas à mettre en œuvre une politique d’oppression et de répression systématique à l’encontre de ceux qui n’adhéraient pas pleinement aux principes de la Révolution et cette attitude n’épargne en rien les divers acteurs politiques qui l’entourent, eux aussi contraints au silence ou à l’approbation.
La gestion des conflits par la voie de la démocratie ne saurait être entendue comme l’élimination du conflit : au contraire, la démocratie doit permettre la manifestation des divers intérêts politiques en présence, afin que l’ensemble des acteurs puisse trouver une voix d’expression. L’ouverture du système politique constitue donc un enjeu capital dans le cadre de la consolidation de la démocratie d’un pays.
II. L’institution militaire
L’institution militaire et son contrôle peuvent avoir une importance capitale pour la maîtrise du pouvoir et sa consolidation.
Notons une similitude cette fois entre le Costa Rica et Cuba. Si Figueres n’eut d’autre possibilité que de faire un pacte avec Otilio Ulate et de lui passer la main, il négocia en échange, l’abolition de l’institution militaire afin de s’assurer qu’Ulate ne puisse se servir de cet instrument pour rester au pouvoir éternellement.
Concernant Cuba, Fidel Castro a recours à une stratégie de consolidation du pouvoir absolu qui passe d’un côté par le désarmement des groupes qui pourraient être des rivaux potentiels, et de l’autre par la désignation comme chef de l’armée d’une personne non seulement digne de confiance, mais aussi du même sang que lui : son frère.
Si l’un se sert de l’abolition de l’armée pour partir serein et laisser sa place au pouvoir, l’autre désarme tous les opposants, conserve l’institution militaire et s’assure de son contrôle.
En Argentine, inutile de préciser qu’après dix ans de dictature, l’institution militaire constituait un problème stratégique pour le nouveau gouvernement. Il était évident que la responsabilité des militaires devait être reconnue afin de permettre au peuple argentin de cicatriser les plaies restées ouvertes, et de commencer un travail de mémoire. Mais Alfonsín perdit sa crédibilité lorsqu’il élabora un projet de loi dit « du point final » destiné à clore la période d’admissibilité de nouvelles poursuites contre des officiers impliqués dans des crimes commis pendant la dictature militaire. Cette perte de crédibilité, directement liée à la manière de gérer l’institution militaire post-dictature, montre à quel point la transition démocratique de l’Argentine ne peut être abordée sans tenir pleinement compte du contexte particulier qui l’entoure.
Un peuple n’aborde pas de la même manière les promesses démocratiques d’un gouvernement selon que le pays sort ou pas d’une période de forte répression.
III. Conclusion
La question que nous nous posons est donc celle de savoir s’il est possible de considérer que la consolidation de la démocratie a finalement été atteinte en Argentine, après le gouvernement d’Alfonsín, et au Costa Rica, après celui d’Otilio Ulate.
Selon Juan J. Linz (1):
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S’agissant des comportements, un régime démocratique est considéré comme étant consolidé dans un territoire « lorsqu’aucun acteur national, social, économique, politique ou institutionnel ne consacre de revenus importants à essayer d’atteindre ses objectifs en créant un régime non démocratique ou en se séparant de l’Etat » ;
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S’agissant des attitudes, un régime démocratique est considéré comme étant consolidé « lorsqu’une grande majorité de l’opinion publique, y compris lors des périodes de gros problèmes économiques et d’insatisfaction, continue de considérer que les procédures et institutions démocratiques constituent le mode le plus approprié de gouverner la vie collective et quand l’appui à des alternatives opposées au système en vigueur est faible ou se trouve plus ou moins isolé des forces démocratiques ».
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Enfin, d’un point de vue constitutionnel : un régime démocratique est considéré comme consolidé « lorsque les forces gouvernementales et non gouvernementales se soumettent à une résolution des conflits qui ait lieu dans les limites de la loi, des procédures et des institutions spécifiques désignées par le nouveau système politique ».
1. Consolidation de la démocratie d’un point de vue comportemental
L’Argentine sortant d’une période de dictature, le peuple n’avait d’autre rêve que d’accéder à un régime démocratique. Quant aux acteurs politiques à proprement parler, nous avons déjà analysé la percée exceptionnelle du discours d’Alfonsín qui avait centré sa campagne électorale sur les valeurs de la démocratie : il me semble donc possible de dire qu’aucun des acteurs nationaux n’a consacré de revenus importants à essayer d’atteindre ses objectifs en créant un régime non démocratique ou en se séparant de l’Etat, puisque cela aurait de toutes façons été perdu d’avance tant le modèle démocratique apparaissait comme la solution à tous les maux. De ce point de vue, il serait donc possible de parler de consolidation démocratique réussie. Mais il faut tenir compte de la stratégie de « délégitimation » mise en oeuvre par Alfonsín, car une telle option politique est intrinsèquement anti-démocratique. En effet, l’ouverture du jeu politique à d’autres acteurs est d’une importance capitale, le but étant de permettre à la fois à la société civile, aux divers acteurs politiques et aux forces armées de s’exprimer et d’obtenir que cet ensemble soutienne le régime, garantissant ainsi la survie de ce dernier. D’un point de vue comportemental, il semble donc qu’il ne puisse y avoir de consolidation démocratique sans liberté d’action et d’expression des divers groupes de pouvoir.
Quant au Costa Rica, la phase de consolidation qui a lieu sous la présidence d’Otilio Ulate, est imparfaite en ce sens que l’un des traits caractéristiques du système démocratique costaricien est que s’il existe un certain degré de stabilité du régime, celui-ci s’explique en partie par la manipulation économique des classes moyennes qu’il est censé représenter et par la répression politique, économique et sociale de la classe ouvrière. La répression politique consistait notamment à étouffer, réprimer les revendications de cette dernière afin de pouvoir satisfaire économiquement les classes moyennes. Le Costa Rica n’était donc pas un pays propice à la formation et à la libre action de groupes de classes, ce qui, d’un point de vue comportemental, ne remplit pas les conditions d’un régime réellement démocratique.
Concernant Cuba, est-il simplement utile de rappeler que la stratégie de Castro fut de tout mettre en œuvre pour parvenir à ses objectifs quel qu’en soit le prix humain, économique ou social ? Le respect des principes démocratiques n’est pas un point fort du Comandante.
2. L’opinion publique
S’agissant de l’opinion publique et de sa croyance dans les institutions démocratiques malgré d’éventuels problèmes économiques ou autres, il est très intéressant de rappeler qu’en Argentine lorsque le pays était en pleine crise économique - une crise qu’Alfonsín ne su canaliser - le peuple argentin ne tourna pas le dos au régime mais à « l’homme » : les Argentins ont considéré, non pas que les institutions démocratiques avaient échoué dans leur devoir d’apporter prospérité, liberté, paix et justice sociale, mais qu’Alfonsín n’était pas l’homme de la démocratie. En ce sens, la consolidation du régime démocratique peut être considérée comme ayant été atteinte.
Quant au Costa Rica, dès son indépendance, le pays s’est engagé sur la voie de la démocratie : il constitue presque une exception en Amérique latine, étant donné qu’il est le seul pays à ne pas vivre l’expérience du caudillisme mais au contraire à faire l’expérience d’un système démocratique avec une représentation populaire désignée au moyen du suffrage. Même si l’histoire du pays connut des parenthèses de gouvernements militaires, comme la dictature de don Tomas Guardia qui dura douze ans (1870-1882), les Costariciens ont toujours eu confiance dans les institutions démocratiques. Il n’est donc pas question, pour eux, de remettre en cause le système, y compris en période de crise économique ou de grande insatisfaction.
S’agissant de Cuba, que dire si ce n’est que les Cubains n’ont pas vraiment eu la possibilité de croire dans les principes démocratiques étant donné que leur expérience dans ce domaine ne fut que de très courte durée : Cuba connaît entre 1940 et 1952 (période du coup d’Etat de Batista), une époque d’élections démocratiques et de relative stabilité. Une douzaine d’années durant lesquelles domine une classe politique marquée par la corruption et l’affairisme. Lorsque l’on évoque la possibilité d’élections à Cuba, il faut garder à l’esprit que l’unique expérience des Cubains en la matière a été de courte durée. Les élections et le multipartisme ont laissé un souvenir mitigé dans un pays jeune sans véritable tradition démocratique.
3. Consolidation démocratique d’un point de vue constitutionnel
Rappelons tout d’abord que si ce critère existe c’est avant tout parce que la gestion des conflits par la voie de la démocratie ne saurait être entendue comme l’élimination du conflit : au contraire, la démocratie doit permettre la manifestation des divers intérêts politiques en présence, afin de donner la possibilité à l’ensemble des acteurs de trouver un moyen d’expression. Partant donc du postulat que les conflits ne sont pas anti-démocratiques, les forces gouvernementales et non gouvernementales doivent impérativement se soumettre à une résolution des conflits qui ait lieu dans le cadre de la loi, des procédures et des institutions spécifiques désignées par le nouveau système politique.
En Argentine, l’une des erreurs fondamentales commises par Alfonsín fut de promulguer la « loi du point final » destinée à mettre fin aux procès des militaires. Ce « conflit » héritage du passé aurait dû, pour la consolidation des institutions démocratiques, être résolu selon les procédures en vigueur. Le régime de faveur octroyé, eut comme conséquence la « décrédibilisation » d’Alfonsín aux yeux du peuple argentin : il n’y avait aucune raison pour que les militaires qui s’étaient rendus coupables de crimes et d’exactions impitoyables ne soient pas jugés selon les règles de la démocratie, or la démocratie impose que les criminels de guerre soient punis par la loi.
Au Costa Rica, le conflit n’a que peu de chance d’exploser à la surface puisque nous avons vu que la stratégie mise en œuvre depuis 1948 est celle d’une répression politique, économique et sociale de la classe ouvrière, de sorte que celle-ci ne puisse exprimer ouvertement ses insatisfactions. Il ne peut y avoir de véritable « conflit » si l’ensemble des acteurs ne dispose pas de liberté d’expression. Quant à la loi qui est censée permettre de résoudre ces conflits rendus improbables, nous avons vu qu’elle était manipulée par les dirigeants en place afin d’anéantir son effectivité.
A Cuba, tous ceux qui n’adhèrent pas au régime sont « jugés », mais leur sort dépend uniquement de Fidel Castro : il n’existe absolument aucune indépendance entre le pouvoir judiciaire et le pouvoir politique…