Nathalie Cooren, Paris, 2005
Consolidation de la démocratie au Costa Rica
Analyse du processus de consolidation de la démocratie au Costa Rica.
I. Une erreur d’interprétation des événements de 1948
Le soulèvement de 1948 a été interprété par beaucoup comme étant la gestation de la démocratie. Mais cette interprétation est fausse et découle de la confusion trop souvent faite entre le figuerisme et le populisme.
Les théoriciens nord-américains ont expliqué l’origine de la stabilité démocratique par le développement des classes moyennes latino-américaines. Ils ont pensé que, comme cela avait été le cas en Angleterre ou en Belgique au XIXè siècle, une bourgeoisie industrielle et une classe moyenne de tendance libérale, prôneraient leur intégration au régime politique et ouvriraient par conséquent les portes aux classes ouvrières (1). Mais ce que ces théoriciens n’ont pas vu, c’est que l’intégration politique du prolétariat en Angleterre et en Europe occidentale était davantage due à des situations « anormales » découlant de la première guerre mondiale qu’à la tolérance des classes moyennes.
Le mode de développement politique est ainsi devenu la base de toute interprétation historique et c’est justement ce qui explique la vision erronée des événements de 1948 : historiens et politologues semblent avoir adhéré trop facilement à la version officielle, donnée par les vainqueurs du conflit, analysant 1948 comme le point culminant d’un processus démocratique qui a permis aux classes moyennes, bastions de la démocratie en Amérique latine, d’accéder au pouvoir.
Le raisonnement suivi par les tenants de cette théorie fut le suivant : si la démocratie s’est affirmée en 1948 sur des bases encore plus solides, cela montrait bien que le pays s’était battu pour des considérations démocratiques. Si les événements de 1948 ont permis de consolider le pouvoir des classes moyennes du pays et si les auteurs du conflit étaient les représentants de ces classes, leurs motivations ne pouvaient être autres que la démocratisation du régime, l’incorporation de la classe ouvrière au système politique, de la même manière que les classes moyennes d’Europe occidentale avaient permis, elles aussi, l’ouverture progressive du système politique.
Par ailleurs, l’autre erreur commise par les théoriciens étrangers fut d’identifier le populisme au réformisme et donc de considérer le mouvement figueriste (opposé à l’oligarchie et anti-impérialiste), comme étant un mouvement populiste à caractère démocratique ; or nous l’avons vu, à la différence des populistes, les figueristes sont réformistes en ce sens qu’ils prônent la diversification de l’économie et la modification des structures économiques du pays. Leur but n’est nullement d’intégrer les classes populaires au système politique. Autrement dit, le mouvement figueriste, à l’origine des événements de 1948, ne constitua pas un mouvement pleinement démocratique car, n’ayant pas besoin de faire alliance avec les classes populaires, il n’a pas jugé utile de les incorporer au système.
II. Une stratégie de « neutralisation » des classes
Le régime démocratique instauré à partir de 1948 se serait consolidé du fait de l’impossibilité pour chaque groupe politique d’acquérir un pouvoir décisif, de dominer pleinement. C’est ce que Jacobo Schifter appelle la « neutralisation des classes » (2). Les grandes tendances du paysage politique étaient constituées du PLN (3) (fondé en 1951) qui représentait les classes moyennes issues du secteur agraire et des zones urbaines, tandis que l’opposition continuait d’être incarnée par l’oligarchie costaricienne. Le régime démocratique fut instauré en 1948 pour représenter les classes moyennes. Et l’un des traits caractéristiques du système démocratique costaricien est qu’il existe un certain degré de stabilité du fait de :
-
la manipulation économique de ces classes moyennes ;
-
la mise à l’écart politique, économique et sociale de la classe ouvrière.
La « répression » politique consistait notamment à étouffer, réprimer les revendications de cette dernière afin de pouvoir satisfaire économiquement les classes moyennes. Le problème de la classe ouvrière au Costa Rica est une réalité dont il ne faut pas oublier de tenir compte, tout comme la faible syndicalisation au sein du pays.
O. Cuellar, S. Quevedo, A. Lanuz, E. Diaz et W. Cantoni ont accumulé dans leurs travaux des données statistiques qui permettent de démontrer clairement que le syndicalisme au Costa Rica est l’affaire des classes moyennes, qui du fait d’être affiliées au PLN et donc de bénéficier d’une part considérable du PNB, ont le droit de s’organiser afin de lutter pour défendre leurs intérêts (4). En revanche, la classe ouvrière, assimilée au mouvement calderoniste, ne jouit pas de telles prérogatives et ne bénéficie nullement du développement économique du pays, du fait notamment du type d’industrialisation, qui réduit le besoin de main d’œuvre.
Le système démocratique du pays et sa stabilité tient, entre autre, au fait que la classe ouvrière ne dispose d’aucun moyen d’expression et donc de contestation. A l’inverse, les classes moyennes, bénéficiaires directes du régime démocratique et du système économique en vigueur, disposent de l’argent, de la possibilité de s’organiser et d’exprimer leur satisfaction, donnant l’impression d’une situation sociale pleinement homogène et égalitaire. Selon Cuellar et Quevedo, « la conclusion évidente est que la syndicalisation au Costa Rica est fondamentalement une syndicalisation des classes moyennes, et il existerait certains aspects d’ordre légal destinés à ce que les syndicats représentant les couches les moins élevées de la population ne puissent s’exprimer d’aucune façon » (5). Cette absence de protection et de statut syndical permettrait d’expliquer en grande partie ce respect apparent de la « différenciation sociale » (6). La législation costaricienne elle-même, reconnaît et réglemente le droit syndical et le droit de grève. Bien que cette réglementation semble garantir largement la libre association et l’usage du droit de grève, le Costa Rica d’après 1948 a manipulé de façon habile certaines omissions et restrictions au sein de cette législation afin d’anéantir considérablement son effectivité. De la même manière, la mise à l’écart politique dont fait l’objet la classe ouvrière est une conséquence directe de son échec de 1948 car depuis, le Code du travail est entre les mains des vainqueurs et donc de ceux qui cherchent à tout prix tout oubli ou erreur contenu dans ce dernier, à utiliser contre elle.
Le processus de consolidation de la démocratie au Costa Rica serait donc basé essentiellement sur le phénomène de « neutralisation des classes » qui naît en 1948. En effet, les mouvements populiste et réformiste, ont mobilisé des groupes sociaux qui, malgré la victoire militaire des réformistes, ont conservé des contradictions internes (de classes) suffisamment marquées pour empêcher que populistes ou réformistes puissent prétendre pleinement et durablement au pouvoir, en tant que représentants du peuple et de ses aspirations.
La démocratie au Costa Rica a été perçue comme un moindre mal et une seconde alternative pour les différents groupes en conflit. Cette option démocratique a permis à la classe moyenne et à l’oligarchie de parvenir à un compromis, en se « partageant » l’initiative politique. Mais notons que cette expérience démocratique s’avéra plutôt répressive et restrictive concernant la mobilisation politique de la classe ouvrière du pays. Et c’est ce mécanisme qui est à l’origine de la stabilité politique du régime, puisqu’il permet la concentration des bénéfices entre les mains des classes moyennes et de l’oligarchie, au détriment des ouvriers.
Conclusion
Le Costa Rica de 1948 est perçu comme l’oasis démocratique par excellence, de l’Amérique latine. Cette réussite démocratique durable et stable semble donc découler d’un mécanisme complexe et subtile qui consiste à donner satisfaction à certains groupes qui disposent pleinement de la liberté d’expression et d’association, au détriment d’autres groupes (en l’occurrence la classe ouvrière) à qui au contraire ce régime démocratique ne bénéficie en rien, les laissant totalement à l’écart. Cette situation permet d’assurer une apparente stabilité ou harmonie, qui cache en fait un système semi-libéral, ou plutôt restrictif, qui d’un côté permet à ceux que le système satisfait de s’exprimer, et qui de l’autre côté ôte toute possibilité de manifestation et de contestation à ceux auxquels le système nuit. C’est en ce sens que J. Schifter parle s’agissant du Costa Rica, d’une démocratie a medias (d’une semi-démocratie), qui pour satisfaire certains, nuit à d’autres. Cette situation imparfaite permet d’assurer tant bien que mal une certaine stabilité, puisque seuls ceux qui bénéficient des atouts du régime ont le droit de s’exprimer et de faire de la politique.
Cette théorie de la neutralisation des classes ne fait toutefois pas l’unanimité et peut être serait-il plus prudent de parler aujourd’hui de « canalisation » plutôt que de « neutralisation ». En effet, cela permettrait de nuancer les propos antérieurs, en tenant compte notamment du fait qu’au Costa Rica cette classe moyenne est extrêmement nombreuse ; aussi les personnes qui bénéficient du système en place ne font-elles pas partie d’un groupe restreint mais de la majorité.
Notes :
(1) : Jacobo Schifter, Democracia en Costa Rica, cinco opiniones polémicas, San José, Editorial Universidad Estatal a Distancia, 1978, p.174.
(2) : Jacobo Schifter, op. cit., p.173
(3) : Partido de Liberación Nacional
(4) : Jacobo Schifter, op. cit., p.223
(5) : Jacobo Schifter, op. cit., p.226
(6) : Jacobo Schifter, op. cit., p.226