Gaël Bordet, Sénégal, Proche Orient, Paris, 2002
Principes pour une gestion responsable et durable de l’eau : entre efficacité économique et justice sociale. Application au bassin du Jourdain
Eau et économie, quelles relations? La question « quelle eau nous voulons pour quel développement économique » permet de mener une réflexion sur la finalité de l’activité économique.
I. L’eau dans les économies régionale et globale
Il y a une tendance générale à considérer l’eau comme un bien d’importance égale pour tous les secteurs de l’économie nationale, ce qui tend à minimiser la nature vitale et incontournable de cette ressource, en faisant d’elle un élément naturel commun, fluide, omniprésent, transparent, renouvelable à souhait et finalement peu précieux du moins dans l’imaginaire social…
En réalité, le niveau de croissance d’une économie nationale, et par suite, la qualité de vie d’une population dépendent foncièrement du meilleur usage fait de l’eau ainsi que de l’allocation optimale de ce bien, qui se raréfie, avec les différentes activités économiques. Depuis les années 9O, plus précisément depuis la constitution en 1992 de la commission multilatérale sur l’eau dans le cadre des négociations de paix, les économies du Proche-Orient perçoivent de plus en plus sûrement l’eau comme un bien économique plutôt que comme une ressource naturelle éternellement renouvelable. Cette réévaluation du statut de l’eau a eu une double incidence :
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Premièrement, elle a favorisé l’application des principes économiques à un bien vital jusqu’alors peu considéré ;
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Deuxièmement, elle a provoqué un questionnement salutaire quant aux orientations économiques à privilégier : quelles activités encourager, selon quels critères faire ce choix, à quel coût, pour quelle préservation du patrimoine hydrique ?
Les riverains du Jourdain semblent, dans une certaine mesure, avoir désormais pris conscience de la nécessité de cette réorientation économique. Ainsi, une politique de préservation des réserves d’eau s’est mise progressivement en place depuis une vingtaine d’années, qui s’est traduite par une réduction drastique de l’utilisation de cette ressource dans les économies nationales : actuellement 97 % de l’économie israélienne repose sur à peine 5 % des capacités hydrauliques et en Jordanie, 93 % de l’activité économique n’utilise que 20 % des disponibilités nationales. En outre, parallèlement à cette volonté affirmée de réduction quantitative de l’eau dans la production économique, les pays de la région s’orientent de manière rapide vers une prédominance des activités industrielles dans leurs économies. Simultanément, Israël a par ailleurs entrepris de réduire significativement la part de l’eau utilisée dans l’irrigation, puisque entre 1986 et 1995, le seuil a été abaissé de 1,6 à 1,2 millions de mètres cubes annuels, soit une réduction de 25 % (ce qui représentait précisément le niveau de la surexploitation annuelle). D’autre part, les eaux ayant servi aux usages domestiques sont de plus en plus systématiquement recyclées, afin d’être réutilisées pour irriguer les terres agraires ; en 1994, le quart de l’irrigation était assurée par ces processus de recyclage (essayer de trouver des chiffres plus récents). Cette orientation résolument favorable à la préservation de l’équilibre écologique après avoir été confirmée dans les années 90 par le Commissionnaire israélien pour l’eau (1), a été fortement encouragée par la Banque Mondiale, prompte à présenter le modèle israélien de gestion de l’eau comme l’exemple à suivre par l’ensemble des riverains du Jourdain. Cependant, la gestion de l’eau dans ce bassin est de plus en plus soumise à un ensemble de facteurs exogènes du fait des exigences imposées par la globalisation commerciale sur le marché des produits alimentaires de base, et des dépendances rencontrées sur ce même marché.
L’économie, peut permettre de gérer les problèmes liés à l’eau, mais pas unilatéralement : les mesures adoptées doivent être le fruit d’une coopération régionale multidimensionnelle qui tiendrait compte des besoins, des contraintes naturelles, et aurait les moyens de planifier le développement et les orientations économiques régionales sans que ceci soit dicté par des pressions commerciales internationales, ou le moins possible.
L’ensemble de ces contraintes, internes (nécessités d’une gestion équilibrée) et externes (pressions du commerce international), conditionnent l’organisation du tissu économique des pays concernés qui tendent inéluctablement vers ce principe désormais incontournable : savoir utiliser au mieux cette ressource rare que représente l’eau, dans des activités à la fois rentables, adaptées, et respectueuses de l’équilibre environnemental. Dès lors, il convient de s’interroger sur le fait de savoir comment mesurer la rentabilité d’une activité économique, et si les pays touchés par le déficit croissant peuvent concilier leur structuration économique - en adaptant celle-ci aux contraintes de l’internationalisation des marchés – avec un souci grandissant de préservation d’une ressource rare ? Si Israël paraît avoir les moyens d’une politique économique équilibrée, ce n’est pas nécessairement le cas de ses voisins (qui auront besoin de l’aide d’Israël, d’un financement international, etc. ; et Israël a intérêt à coopérer : l’eau peut être un facteur aggravant des conflits), car une telle politique qui nécessite une modernisation des moyens de production ainsi qu’une restructuration économique importante, a un coût élevé.
II. Economie de l’eau.
{« Une politique concertée de l’eau est nécessaire si l’on ne veut pas voir le triomphe d’intérêts sectoriels avec toutes les conséquences (…). Pour qu’une telle politique puisse se mettre en place, deux ensembles doivent être pris en compte:
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Les ressources en eau
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Les utilisations de l’eau. (2) »}
A. Les ressources en eau.
Il s’agit d’organiser « l’aménagement de la ressource » et pour ce faire, J-J.Gouguet distingue quatre types d’actions envisageables qui ne seront pas nécessairement compatibles :
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Le transfert d’eau ;
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La régulation des flux ;
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L’augmentation de la disponibilité en eau ;
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Enfin la conservation de l’eau.
Il s’avèrera ainsi nécessaire de prendre en compte les critères permettant de choisir l’option la mieux adaptée à la situation.
L’un des critères à privilégier, dans cette optique, serait l’ajustement de la demande aux ressources disponibles et influencer ainsi le comportement des consommateurs. Cette voie semble avoir été choisie par la majorité des Etats menacés de pénuries car si « dans le passé, les pratiques de gestion des ressources en eau étaient centrées sur l’offre (…), la période où on répondait à la demande croissante en développant l’offre est en train de se terminer ». Ce constat formulé par des experts de la FAO (3) est encourageant puisqu’il révèle une prise de conscience de la nature précaire des ressources hydriques. L’institution propose d’ailleurs plusieurs « questions clés » à partir desquelles il convient de déterminer les grands axes d’une politique susceptible de renforcer la responsabilisation des usagers et de susciter les initiatives de la société civile. Voici quelques unes de ces pistes :
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Les politiques nationales de l’eau sont en train de passer d’une orientation de projets à une orientation de politiques ;
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L’eau pourrait devenir un terrain d’essai pour les réformes économiques, la libéralisation et la responsabilisation ;
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Le processus d’élaboration, d’estimation et d’évaluation des politiques de l’eau doit s’ouvrir à des groupes qui soient représentatifs de composantes politiques, techniques, gestionnaires et surtout des associations d’usagers de l’eau. Ces groupes de concertation seraient consultés avant de procéder au choix des orientations et fourniraient ensuite un feed back ;
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L’objectif est d’élargir le champ des options disponibles pour la politique de l’eau, d’aboutir à une gestion durable et plus résistante aux pressions externes.
La protection des ressources hydriques passera donc vraisemblablement par une étude des besoins et devra faire l’objet d’un débat technique et écologique entre l’ensemble des acteurs de l’économie de l’eau.
B. Les utilisations de l’eau
Ces utilisations reposent sur les critères qui présideront à une certaine « planification » elle-même dépendante de « la nature des conflits qui apparaissent inévitablement pour l’appropriation d’une denrée rare » (4). Nous pouvons dégager quatre usages économiques principaux de l’eau d’importances variables. Au Proche-Orient et plus généralement pour l’ensemble des pays en voie de développement, les usages agricoles de l’eau sont les plus fréquents, puis suivent les usages domestiques (alimentation, soins du corps, entretien du foyer), la production d’électricité et la production industrielle. Or, il est fort probable que ces usages ne sont pas conciliables et qu’il faille de nouveau déterminer des usages prioritaires pour affronter les pénuries. Etablir des priorités implique d’avoir une conception globale de la gestion d’un bassin et au-delà, cela pose la question de la nature du développement économique à privilégier.
A qui incombe la décision du choix de l’orientation économique à favoriser, au nom de quelles valeurs et selon quels critères ? Quelle éthique se dissimule derrière ces prises de décisions ? Ces questions se posent avec encore plus d’acuité dans le bassin du Jourdain tant la situation est complexe et la pénurie menaçante.
J-J.Gouguet oppose deux approches économiques qui reposent sur deux éthiques contraires :
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L’optique « purement économicienne » d’une part, qui prend en considération les stratégies de production des différentes branches (agriculture, industrie, énergie…) puis en déduit les besoins en eau; - Une optique plus « écologiste » d’autre part, qui part d’un bilan quantitatif et qualitatif de la ressource disponible (attention portée à son épuisement et à sa qualité) puis analyse quelle utilisation optimale peut être faite dans chaque branche.
Il paraît indéniable que c’est l’approche écologiste qui devrait être privilégiée car c’est la seule des deux approches économiques qui pose la question importante, à savoir, « quelle eau nous voulons pour quel développement économique » et permet de mener une réflexion sur la finalité de l’activité économique.
Cependant, aucune réponse partielle ou isolée ne peut permettre de saisir la complexité de l’enjeu que représente l’utilisation rationnelle de l’eau.
Les réponses apportées à ces enjeux dépendent non seulement de la détermination par chaque pays des contraintes qui pèsent sur le secteur national de l’eau, mais sont également conditionnées par le contexte régional et les contraintes auxquelles sont soumis les pays qui partagent les mêmes ressources hydriques, et enfin, ces réponses dépendent des orientations macro économiques retenues par chaque pays pour son développement. Toute la difficulté consiste à concilier ces trois dimensions, ce qui rend nécessaire une concertation à l’échelle du bassin hydrographique*.
C. L’organisation, l’action.
Lorsque les bilans sont établis et les enjeux identifiés, il reste à répondre aux besoins. C’est le rôle des décideurs publics, mais cela engage également l’ensemble des riverains et exige une coopération financière et technologique.
Sur le plan national, il s’agit donc d’encourager les Etats du bassin du Jourdain à accentuer le poids de la gestion publique de l’eau, afin de garantir un accès à l’eau pour toutes les populations. Il appartient également aux pouvoirs publics de veiller au respect des normes sanitaires et de réguler le prix de l’eau, d’engager les changements institutionnels et structurels qui s’imposent, d’opérer des choix dans les usages économiques de l’eau, d’éduquer et de sensibiliser les populations, et d’accentuer la coopération régionale. L’une des conditions d’une politique efficace dans le secteur de l’eau est l’établissement d’un partenariat avec de grandes entreprises, le plus souvent multinationales qui, outre la maîtrise technologique, disposent d’une capacité financière leur permettant de traiter des chantiers importants, garantissent une continuité à long terme.
Or, cet engagement du secteur public requiert au préalable la mise en place d’un contexte politique stable, ce qui n’est pas encore le cas dans le bassin du Jourdain. En effet, comme le souligne Dominique Lorrain, « pour privatiser, il ne suffit pas d’organiser un appel d’offre international et de vendre des morceaux d’entreprise publique, mais il faut d’abord réunir les conditions socio-politiques qui permettent l’action » (5).
Les gouvernements de la région sont caractérisés par un fort éclatement du contrôle de l’eau, mais à l’intérieur du domaine public. L’entreprise privée n’est pas la forme dominante, loin s’en faut, surtout pour les ressources naturelles jugées vitales et d’intérêt public : la délégation, pourtant nécessaire mettra sans doute du temps à se réaliser.
D. Principes pour une gestion à l’échelle du bassin : entre efficacité économique et justice sociale.
L’eau devrait être considérée comme une ressource économique. Une ressource rare et universelle, donc une ressource économique. Il est indispensable que l’ensemble des Etats du bassin du Jourdain s’accordent sur quelques principes fondamentaux qui permettent de gérer efficacement leur patrimoine hydrique et de faire face aux difficultés rencontrées, car comme nous avons eu l’occasion de le relever, ces difficultés sont communes, dans des proportions variables, à tous les riverains.
La gestion doit pour ce faire répondre à plusieurs critères :
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Elle doit tendre tout d’abord à l’efficacité. L’eau est un sujet sensible dans la plupart des sociétés, et orienter le comportement des gens vis à vis de ce bien précieux n’est pas une tâche aisée : les coûts politiques, culturels et administratifs d’une telle démarche peuvent être élevés. Souvent, la première décision à prendre est d’opérer une hausse du prix unitaire de l’eau, ce qui entraîne une grande élasticité de la demande qui devient alors souvent difficile à contrôler ou à anticiper. Les bénéfices économiques des politiques menées doivent être supérieurs à leurs coûts humains, technologiques, économiques et écologiques.
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Ce premier critère est interdépendant d’un second, qui est celui de l’acceptabilité des choix de gestion par la population, ainsi que la cohérence de ces choix en terme de positionnement politique. Ce point est essentiel : nous avons vu comment le lobby agricole israélien a provoqué, par ses pressions, le rejet du plan Johnston. Il est donc indispensable de connaître l’état des forces sociales ainsi que leur positionnement et leurs revendications, puis de réaliser un consensus national avant d’entreprendre une coopération régionale. « Des mesures ont plus de chances d’être acceptées s’il apparaît qu’elles s’attaquent à un problème grave, si leurs coûts et les bénéfices retirés semblent équitablement répartis, s’il y a un fort soutien des politiciens et des personnalités les plus importantes de la communauté, si elles sont accompagnées de suffisamment de campagnes d’informations, et si la population fait preuve de civisme » (6). Dans ce sens, l’interaction avec le processus de paix et de la domestication de la violence physique est évident.
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Il est important que les politiques mises en place favorisent l’équité et l’universalité dans la distribution de l’eau en tenant compte des besoins des communautés locales. D’autre part, les effets d’un trou budgétaire conséquent dans le sous-secteur de la distribution de l’eau et les besoins permanents de subventions pour les zones pauvres lient l’équité aux critères de santé publique. Cela concerne notamment la coopération israélo-palestinienne.
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Le quatrième critère s’attache à la santé publique et à la nutrition. Il s’agit non seulement d’aménager les réseaux de distribution d’eau et les infrastructures sanitaires afin de réduire les risques qu’une eau insalubre ou insuffisante fait peser sur les populations, mais également de prendre en compte les bénéfices qui seraient retirés d’une sécurité alimentaire satisfaisante à l’échelle régionale pour améliorer les bilans nutritionnels nationaux. C’est une autre façon de s’interroger sur l’alternative entre « l’eau virtuelle » (importation de produits alimentaires) et l’entretien d’une agriculture coûteuse. D’autre part, cela implique de repenser l’urbanisme et la ville arabe pour affronter les problèmes de vétusté des centres urbains, et s’adapter à la croissance démographique qui touche en priorité les villes.
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Les effets sur l’environnement, cinquième critère, doivent dans la mesure du possible être intégrés à toutes les étapes du processus d’évaluation d’un projet régional. Aménagements hydrauliques, options économiques, ajustements structurels et réformes sectorielles peuvent, selon les voies de développement retenues, avoir un impact sur l’environnement et permettre de préserver un certain équilibre écologique bien menacé, particulièrement dans la bande de Gaza.
Une politique durable serait celle qui aurait un effet positif sur les finances publiques…
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Le septième critère à considérer, est la préférence pour la durabilité. Au delà des mesures prises pour répondre à un besoin urgent (sécheresse, coupures, débits irréguliers…), il est indispensable de rechercher des alternatives durables aux problèmes rencontrés. Ceci peut se faire par des adaptations technologiques (dessalement*, adductions, rénovation des infrastructures…), qui doivent s’accompagner d’une sensibilisation des populations (éducation, information) et d’un changement des habitudes de vie. Il s’agit en quelque sorte d’engager un processus de responsabilisation et de modernisation qui se poursuivrait de lui-même. Il va de soi que ce processus rejoint celui d’une éducation à la paix…
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Enfin, huitième et dernier critère d’une bonne gestion de l’eau à l’échelle du bassin, le développement d’une agriculture durable : des choix devront être opérés concernant les cultures rentables (tant pour l’alimentation locale que pour l’exportation et l’équilibre de la balance commerciale) et les technologies (goutte à goutte, recyclage…) à privilégier.
Notes
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Se reporter également à la fiche de notions intitulée : « Le principe de vulnérabilité ».
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(1) : Cf. Voice of Israel, 1991
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(2) : Jean-Jacques Gouguet, L’analyse économique et la gestion des ressources en eau. Reflets et perspectives économiques, novembre 1990. p. 369.
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(3) : FAO, Réformer les politiques dans le domaine de l’eau, 1997
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(4) : Idem.
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(5) : « La socio économie de l’eau ou les facteurs invisibles » , in Gestions urbaines de l’eau, Economica 1995, p.4 . Etude entreprise pour le compte du Conseil de Concertation de l’Eau et de l’Assainissement, créé en 1990.
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(6) : FAO 1997, op.cit.