Fiche d’analyse Dossier : L’Amérique Latine, des sociétés en pleine recomposition: quelques enjeux pour la construction de paix

, Costa Rica, janvier 2006

Des sociétés latino-américaines choisissent des gouvernements de gauche en mesure d’entamer des démarches de résistance à l’instauration d’un monde dominé par une seule puissance et ses intérêts.

Le non établissement de la ZLEA (Zone de libre-échange des Amériques) proposée par les États-Unis est aussi le reflet d’une volonté de résistance de nombreux pays de l’Amérique latine à la domination des États-Unis.

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Introduction

La création de la ZLEA (Zone de libre-échange des Amériques), proposée par les États-Unis lors de la réunion de chefs d’État des Amériques tenue à Miami en 1994 devait être mise en place en 2005. La ZLEA aurait permis l’ouverture économique des frontières allant de l’Alaska à la terre de feu, la libéralisation des marchés, la privatisation de nombreux services et l’instauration d’un seul système économique sur le continent des Amériques selon le modèle des États-Unis.

Parce que cette initiative n’était pas sans conséquences dans tous les autres domaines (politique, social, culturel, etc.), elle a provoqué de sérieuses inquiétudes auprès des pays latino-américains. L’une des raisons premières : « l’attitude » assumée par l’administration Bush après les attentats du 11 septembre 2001.

Une année après ces attentats, dans un document signé par George W. Bush le 17 septembre 2002, ce dernier présentait au monde sa doctrine géostratégique et les axes opérationnels de sa politique internationale de sécurité.

Le positionnement géopolitique adopté ici révèle la « continuité » de la politique étrangère américaine mais aussi sa « rupture. En effet, il est construit sur une dynamique nouvelle consistant à cumuler trois fonctions fondamentales :

  • Fonction militaire : consistant à décider de faire la guerre dans n’importe quel endroit de la planète. L’administration américaine se place en tant que seule hyperpuissance militaire à l’échelle planétaire se donnant le droit de décider de faire la guerre et de décider du sort d’autres gouvernements, peuples et nations. De par leur vision des choses et de par leurs intérêts, les responsables américains montrent leur hégémonie militaire en utilisant la violence contre ceux qu’ils définissent comme leurs ennemis, sans avoir besoin d’aucune légitimation, ni de la communauté internationale, ni des Nations unies, ni même des citoyens américains.

  • Fonction juridique : consistant à anéantir les règles destinées à réguler les relations internationales. En l’absence d’une autorité internationale incontestée disant le droit pour réguler les relations internationales (une place qui reviendrait à l’ONU si elle n’était pas l’enjeu des intérêts des États membres, traversée par des limites structurelles très importantes), les USA revendiquent la place de cette autorité internationale absente. Ils se placent en position d’hégémonie juridique à l’échelle planétaire décidant que ce n’est pas uniquement au droit de réguler les relations internationales mais aussi à la force, concrètement à leur force. Allant jusqu’à remplacer le droit par la force, les USA sont en mesure de remplacer le droit.

  • Fonction morale : consistant à définir le bien et le mal. Ce positionnement géostratégique est fondé sur une approche moraliste radicale : le monde est divisé en « bons et méchants », revenant aux USA de décider qui est d’un côté et qui est de l’autre. Les USA prétendent « incarner la morale ». Cette fonction est parfois sacralisée lorsque des principes religieux sont utilisés pour justifier une approche du monde en noir et blanc, sans nuances.

En utilisant une approche religieuse et moraliste les néoconservateurs américains dissocient le monde en bons et méchants, en anéantissant la force du droit ils mettent le monde à la merci du plus puissant et en utilisant la force des armes ils le divisent en vainqueurs et en vaincus.

Les États-Unis peuvent faire peur

L’histoire que les USA ont tissée avec les autres nations du continent américain est construite sur des richesses et de la solidarité mais également sur des pauvretés et de la domination.

L’époque de la guerre froide constitue un bon exemple : le soutien à la dictature de Pinochet au Chili, l’appui aux généraux argentins, les armes fournies aux contras nicaraguayens pour attaquer le régime sandiniste, le coup d’État du Guatemala de 1954 avec intervention directe de la CIA, le silence, sinon la complicité, face aux violations dramatiques des droits humains par les généraux latino-américains pendant la guerre froide (séquestrations, massacres, etc.), montrent que les USA peuvent faire beaucoup de mal tout en portant l’étendard de la justice.

Il apparaît évident pour les sociétés civiles latino-américaines qu’en ce début de siècle, en raison de la nouvelle politique étrangère du gouvernement Bush, les accords économiques et les partenariats politiques avec les USA comportent des risques importants.

Les États-Unis sont sur le point de devenir une hyperpuissance militaire mondiale revendiquant le droit à faire justice elle-même, par le biais de la guerre, au nom du « bien », sans tenir compte des conséquences possibles et néfastes de leurs pratiques. La certitude affichée par les USA d’agir en « justes » peut devenir le brouillard de la réalité. Leurs envies d’attaquer « le mal » peuvent déclencher des réactions en chaîne aussi dangereuses qu’imprévisibles. Non seulement parce qu’en attaquant militairement une nation, d’autres peuples peuvent se sentir concernés et s’engager dans la violence, mais aussi parce qu’une attaque auto-légitimée contre une nation, n’importe laquelle, peut favoriser l’instauration de relations internationales dans une atmosphère de crainte et d’angoisse de la part des nations contraintes de jouer au grand jeu de la géostratégie dans des conditions de faiblesse extrême.

Si le contenu des initiatives économiques des USA pour l’Amérique latine, notamment la création de la zone ZLEA pose problème, leur signification, elle, est inquiétante. En effet, accepter de constituer des partenariats dans une situation d’inégalité extrême où le partenaire le plus fort peut utiliser sa puissance pour dominer les autres partenaires, pour les menacer et aussi pour les attaquer de façon massive en se donnant à lui-même des justifications moralistes, constitue un grand risque. Les États latino-américains peuvent se sentir sous la menace des USA : ces derniers pourraient un jour s’attaquer à l’un d’entre eux au nom d’une mesure de « prévention » car le pays visé pourrait représenter une « menace » contre la sécurité des États-Unis.

Il est tout à fait possible de déceler des liens entre la guerre contre un pays et les bénéfices économiques qui peuvent découler de la victoire. La fausse démarche culturelle prétendant apporter la bonne civilisation ainsi que l’argument « moral » mettant en avant l’intention d’éradiquer le mal (faisant appel à la figure mythique du « conflit entre le bien et le mal » ou de la guerre des « bons » contre « les méchants »), peuvent bien s’appliquer à des intérêts matériels précis : exploitation de main d’œuvre bon marché, conquête des marchés, contrôle des ressources naturelles, etc.

Prenons des exemples concrets

À la suite des attentats du 11 septembre 2001 contre les USA, l’administration Bush a défini le mouvement guérillero colombien comme un groupe terroriste. Ensuite, il a établi le « plan Colombie » permettant, entre autres, une présence militaire permanente de l’armée américaine sur le territoire colombien. Peut-il s’agir d’un préalable logique instauré dans un pays dont les ressources naturelles riches en minéraux, en pierres précieuses et en pétrole non encore exploité pourraient devenir l’enjeu non avoué d’une intervention militaire américaine en Colombie, déguisée en attaque contre « le terrorisme », contre « le mal » ?

Comment les Vénézuéliens ne seraient-ils pas inquiets alors qu’ils possèdent, eux aussi, les deux éléments nécessaires à une telle démarche américaine, à savoir, un président mal aimé par les Américains et beaucoup de pétrole ?

Lorsque le contrôle de biens matériels stratégiques pour les intérêts des USA est en jeu, n’y a-t-il pas un risque d’intervention de l’armée américaine venant faire du « nettoyage politique », contrôler les territoires, encadrer leurs populations et gérer les biens matériels stratégiques qui les intéressent ?

Les Panaméens se souviennent encore de la dernière invasion des USA qui, au nom de la lutte contre le trafic de drogue, a servi à évincer le gouvernement en place et à le remplacer par un autre allié des USA, à prendre le contrôle du territoire et des populations et à gérer le stratégique canal de Panama.

Est-il possible de trouver la même démarche derrière le plan des États-Unis « Puebla-Panama » ayant comme objectif la création d’une zone allant du centre du Mexique jusqu’à la frontière de l’Amérique centrale avec la Colombie qui serait l’objet de programmes de développement spécifiques en vue de l’aider à s’intégrer effectivement à la ZLEA ? En effet, il s’agit d’une zone stratégique pour les USA : elle représente leur « arrière-cour », peuplée de populations mayas vivant dans des conditions matérielles très difficiles, se soulevant de temps en temps pour exiger le respect de leurs droits, d’un territoire riche en ressources naturelles, notamment en bois et en pétrole au sud du Mexique et au Guatemala…

Les États-Unis peuvent avoir peur

Les approches et les intentions de M. Bush montrent bien qu’un processus dangereux d’une nouvelle nature est à présent entamé par les USA. Ce processus part de la certitude d’être du bon côté. En instaurant la nouvelle donne selon laquelle les moyens politiques, diplomatiques et les réformes ne sont plus pertinentes pour chercher des solutions à la violence, à la guerre et à la terreur, mais selon laquelle il faut plutôt résoudre les problèmes par la violence et la guerre, ce processus peut mener à ce que Mme Anne Arendt a appelé « la banalisation du mal ».

Sachant que la branche militaire de l’hyperpuissance mondiale actuelle est en train de céder à la triple divine tentation de s’auto-instituer en seule instance autorisée à définir le bien et le mal, à remplacer le droit par la force et à décider la guerre, il ne nous restera alors qu’à regarder dans les médias les images de la guerre « du bien contre le mal » et à écouter des informations sur les victimes en termes comptables. La notion qui sera encore une fois réutilisée manifestera bien la banalisation du mal à l’œuvre : les victimes de la guerre, militaires et civils, enfants et vieillards, l’environnement, les ressources naturelles, l’infrastructure, les liens sociaux, les repères symboliques, etc. ne seront plus que des « dégâts collatéraux ».

Le véritable problème concerne la dislocation, que les États-Unis ont subie pendant le XXe siècle, qui se manifeste aujourd’hui par une ambiguïté que je pourrais nommer « Janus » de façon strictement allégorique.

Le premier élément de ce phénomène porte sur les conséquences d’un double paradoxe.

Celui d’une situation interne qui affiche des succès sur la croissance économique, le développement technique, l’enrichissement financier, etc. fabriquant en même temps des pauvretés scandaleuses d’une part. D’autre part, celui du rôle international des États-Unis qui se veulent toujours « civilisateurs », défenseurs de la liberté, de la démocratie et des droits humains tout en produisant des phénomènes d’oppression, de violence et de violations flagrantes des droits humains…

Ce double paradoxe, national et international, produit des contradictions internes de plus en plus importantes, montrant le visage d’une nation disloquée, en conflit avec elle-même.

  • Les États-Unis du début du XXIe siècle se sentent incompris par une grande partie des citoyens à l’échelle planétaire qui dénonce leur arrogance : les USA se sentent accusés.

  • Les États-Unis vivent aujourd’hui dans le sentiment d’avoir été blessés par les attentats du 11 septembre 2001, voire humiliés : ils se placent en position de victime.

  • Ils sont pris par une angoisse face à l’autre qui peut se transformer en haine de l’autre : ils se sentent menacés.

À la suite des deux immenses victoires que les USA ont connues au XXe siècle, celle de la Deuxième Guerre mondiale et celle de la fin de la guerre froide, il est devenu très difficile pour eux d’ouvrir leur schéma mental composé de la triade « victoire, puissance, confiance » à d’autres éléments tels que la fragilité, la menace ou le doute… Les États-Unis découvrent une expérience jusqu’à maintenant inconnue : celle de se sentir menacés, blessés, humiliés, victimes.

Au seuil du XXIe siècle, les USA montrent leur force de façon spectaculaire non pas parce qu’ils se sentent forts mais parce qu’ils se sentent faibles. Les États-Unis montrent moins aujourd’hui leurs capacités d’analyse rationnelle, de négociation diplomatique, d’approche géostratégique critique. Ils n’ont plus de confiance, ils ne sont plus sereins. C’est une situation totalement nouvelle, non seulement pour le monde, mais d’abord pour eux-mêmes : les États-Unis ont peur.

À cette situation difficile et délicate vient s’ajouter un deuxième élément aussi capital : la sophistication et la puissance de l’armement américain. Pour des raisons autant géopolitiques qu’idéologiques, les États-Unis ont développé un équipement militaire d’une ampleur inégalée, à tous les niveaux : national, international, satellitaire, et dans toutes les catégories : armes conventionnelles, nucléaires, chimiques, biologiques… Ils sont devenus la seule hyperpuissance militaire à l’échelle planétaire.

Voilà le drame non avoué des pays latino-américains : ils reçoivent des propositions pour établir des partenariats économiques, des alliances politiques de la part d’un gouvernement américain donnant d’inquiétants signes de doute et possédant un armement extrêmement puissant. Il n’est pas paradoxal que les citoyens latino-américains fassent le choix de gouvernements en mesure d’entamer des démarches de résistance à l’instauration d’un monde dominé par une seule puissance et ses intérêts.