Fiche d’analyse

, Grenoble, France, mars 2006

Cambodge, le contraire d’une « tragédie sans importance » (1)

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Pourquoi ouvrir plus particulièrement le dossier du Cambodge ?

Parce que s’est produit dans ce pays l’un des pires génocides de l’histoire de l’humanité et que la réaction humanitaire qu’il a suscitée est, pour une bonne part, à l’origine d’engagements multiples qui ont fini par forcer une sortie du conflit - parmi ceux-ci, une mobilisation qui devait conduire aussi à l’Ecole de la paix, à Grenoble ! Mais aussi parce que, au vu de la situation du pays et de sa population aujourd’hui, il est difficile d’affirmer que les Cambodgiens vivent véritablement en paix. A quelles conditions la paix est-elle possible ?

Un « règlement politique global »  : le rôle des Nations Unies

La situation historique du Cambodge est particulièrement paradoxale : un puissant royaume réduit, au fil des siècles, à un petit pays dont la survie n’a tenue qu’à la présence coloniale de la France (1865) ; une réputation de « Suisse de l’Asie » largement usurpée mais traduisant une certaine neutralité obtenue par un dirigeant roué et figurant en bonne place parmi les leaders du tiers-monde ; un basculement dans le chaos d’un conflit à la fois régional et mondial, victime, en définitive, de la guerre froide et d’une « théorie des dominos » (1971) ; un peuple « paisible » soumis à une expérience révolutionnaire inédite s’achevant en véritable folie criminelle (1979); enfin, un sauvetage tardif par la communauté internationale et qui ne peut masquer le problème de la gouvernance des Cambodgiens eux-mêmes (1991).

Ainsi le Cambodge est passé des « pertes et profits » de l’Histoire au premier plan de la scène internationale, en particulier lorsque les Accords de Paris d’octobre 1991 décidèrent de la mise en œuvre d’un plan de paix global de l’Organisation des Nations Unies. Celui-ci prévoyait aussi bien des mesures de transition de nature tant politiques que militaires, que les dispositions destinées à assurer une vie politique normale, notamment à partir d’élections et de la rédaction d’une nouvelle constitution, et les actions nécessaires au retour des réfugiés ainsi qu’au « relèvement et à la reconstruction du pays » . De fait c’est la plus importante opération de l’histoire des Nations Unies qui devait être organisée, après le Congo ex-belge au début des années 60.

La réalité cambodgienne : une « nation sinistrée »

Le Cambodge est un pays totalement dévasté qui a subi successivement les bombardements aveugles des B52 américains, la barbarie des Khmers rouges responsables de l’élimination de près de 2 millions de Cambodgiens - soit environ un cinquième de la population !  - , l’impact ambigu du corps expéditionnaire vietnamien qui a chassé les Khmers rouges mais aussi des contingents de l’ONU et des organisations non gouvernementales du « charity business » , et qui, aujourd’hui, voit sa reconstruction menacée par l’affairisme et la corruption mais aussi la faiblesse des institutions. C’est pourtant dans le cadre d’un effort de mise en cohérence de l’action humanitaire et de la responsabilité politique, envisageant les conséquences physiques, morales et politiques de ces traumatismes, que la recommandation fut faite, au début des années 80, de déclarer le Cambodge « nation sinistrée » et « pris en charge par la communauté internationale » .

L’ampleur des destructions ne pouvait cependant être mesurée dans toutes ses dimensions notamment du fait de l’élimination des intellectuels et des élites par le régime khmer rouge, du déséquilibre entre les populations masculines et féminines au sortir du génocide, de la disparition de nombre d’éléments culturels et spirituels qui faisaient également la société cambodgienne, etc. La sortie de la crise se révèle particulièrement problématique étant donné cette fragilisation générale du pays et les déséquilibres sont aggravés dans le contexte de la mondialisation. L’exploitation sans retenue du bois, par exemple, a considérablement réduit la surface de la forêt cambodgienne au mépris de la gestion des ressources dans une perspective de développement durable. Celui-ci est pourtant une condition essentielle de la consolidation de la paix.

Mais comment pourrait-il en être autrement tant les témoins, sur le terrain, constatent le besoin d’un « travail de fourmi » pour « une transformation lente des mentalités et des cœurs » , seule susceptible d’entraîner un changement des comportements ?

Trente ans après : la mémoire, la vérité et la justice

La période actuelle constitue un nouveau rendez-vous avec l’histoire pour le Cambodge lui-même mais aussi pour la communauté internationale dans la mesure où on ne peut miser seulement sur le temps et l’oubli pour consolider la paix dans un pays qui reste « hanté par le génocide khmer rouge » et dont la reconstruction, à la fois matérielle et humaine, dépend encore largement de l’aide extérieure. A l’évidence, deux groupes de problèmes se manifestent et interagissent : la relation, autour du traumatisme de la société – un ancien responsable du programme Culture de la paix de l’UNESCO au Cambodge dit qu’elle a été « confrontée à une brutale perte de sens, individuelle et collective, ressentie par les survivants et par leurs descendants »  - entre les exigences de vérité et de justice, d’une part, la combinaison entre la faiblesse de l’état et le maintien d’une grande pauvreté que ne peuvent résoudre une croissance rapide du tourisme et les bénéfices de délocalisations, instables par définition, dans le secteur textile par exemple, d’autre part.

Les principaux maux qui affligent le pays et sa population étant identifiés, l’équation qui reste actuellement à résoudre pourrait donc être celle qui combine les trois variables suivantes : la paix, la politique et le pardon. La première, à condition qu’en soient bien définis les contours et les contraintes. La seconde, comme expression en même temps que moyen de la gouvernance qu’il convient d’améliorer. La troisième, auquel il pourrait falloir se résoudre, en relation avec ou à défaut du procès « équitable et juste,… [qui] impliquerait beaucoup de pays si on voulait aller au fond des choses » (F. Ponchaud) et paraît donc peu probable. La solution qui sera trouvée à ce triple défi passe sans doute, en l’état actuel des rapports de forces à l’intérieur du Cambodge et étant donné sa dépendance vis à vis de l’extérieur, par l’exercice d’une pression que devraient faire, selon certains observateurs, les Etats donateurs sur les dirigeants du pays. Il s’agit là d’une forme d’action qui reste largement à élaborer dans un cadre multilatéral.

Notes

(1)Propos d’un officiel américain, rapporté par William Shawcross