Jean-Marie Muller, Bethléem, décembre 2005
Pour une force internationale d’intervention civile en Israël et en Palestine
Intervention de Jean-Marie Muller à Bethléem en décembre 2005.
Comme nous l’a rappelé Riad Malki dans son intervention d’hier, il convient de distinguer la non-violence en tant que principe moral, et la non-violence en tant que stratégie politique. En tant que principe moral – nous pourrions parler également de principe philosophique ou de principe spirituel, c’est à chacun de choisir l’expression qui lui semble la mieux appropriée… -, la non-violence nous invite au respect de tout être humain, au respect de l’humanité de tout être humain, au respect de la dignité de l’humanité de tout être humain et cela jusqu’au respect de l’adversaire avec lequel nous sommes en conflit, jusqu’au respect de notre ennemi. Il s’agit de prendre conscience de cette évidence occultée par la dureté du conflit : l’ennemi est aussi un être humain.
Pour autant, ce respect de l’adversaire, qui est l’un des principes essentiels de la non-violence, ne doit nous amener à aucune concession en ce qui regarde nos droits fondamentaux. Gandhi entendait concilier le respect de la personne de chaque Anglais avec la critique la plus radicale de l’occupation coloniale britannique de son pays. Dans la lettre qu’il fait parvenir au vice-roi en mars 1930 pour lui lancer un ultimatum avant de commencer la campagne de désobéissance civile à la loi sur le sel, Gandhi s’adresse à lui en l’appelant « cher ami ». À vrai dire, ses compagnons n’apprécièrent guère cette marque d’amitié qu’ils jugèrent déplacée. Probablement auraient-ils mieux accepté que Gandhi appelle le vice-roi « cher ennemi ». Mais dans la même lettre, le leader indien argumente longuement pour montrer que le régime britannique est « une malédiction » pour le peuple indien et pour exprimer toute sa détermination à le combattre jusqu’à l’indépendance de l’Inde. Le respect de l’adversaire, loin d’amoindrir la résistance contre l’injustice, permet de concentrer la lutte sur les objectifs qui réalisent la justice.
Comment appliquer ce principe du respect de l’ennemi dans le conflit israélo-palestinien ? Avant toute chose, je voudrais m’efforcer d’identifier quels sont les ennemis qui s’affrontent dans ce conflit. À la racine de ce conflit, il y a deux peuples qui s’affrontent pour la possession d’une même terre. Chacun de ces deux peuples affirme la légitimité qui fonde son droit à posséder la totalité de cette terre. Mais l’affrontement de ces deux légitimités ne laisse place à aucune solution du conflit. Il ne peut conduire qu’à une lutte à la vie et à la mort où chacun des deux camps cherche à vaincre et à éliminer l’autre. Chacun des deux camps s’enferme alors dans une logique d’exclusion qui rend impossible tout processus de paix. C’est pourquoi, peu à peu, dans chacune des deux sociétés, l’idée a émergé que, pour des raisons qui ne sont pas fondées sur les exigences du droit mais sur les contraintes de l’histoire, il fallait parvenir à un compromis sur le partage de cette terre, afin que chacun des deux peuples puisse vivre en paix dans un État libre et souverain. Le « principe de réalité » s’est imposé en permettant de discerner le possible et l’impossible.
Les deux peuples sont ainsi condamnés par l’histoire à vivre ensemble. Notons qu’il s’agit là d’une spécificité du conflit israélo-palestinien qu’on rencontre rarement dans d’autres conflits. Ainsi dans le conflit franco-algérien, il ne pouvait être question qu’une partie du territoire algérien reste sous souveraineté française. À aucun moment, il n’a été question d’un quelconque partage de la terre. Force est de reconnaître cependant que les discours extrémistes qui refusent tout compromis avec l’adversaire existent encore aussi bien dans le camp palestinien que dans le camp israélien. Les groupes qui les soutiennent sont sans doute minoritaires, mais ils risquent de constituer une minorité de blocage qui paralyse le processus de paix.
Sur le terrain, il n’existe aucune symétrie entre les situations des deux peuples. Il existe au contraire une asymétrie, une dissymétrie totale. Un peuple sans État et sans armée se trouve occupé, opprimé et humilié par l’État et l’armée d’un autre peuple. L’État d’Israël a le monopole de la puissance militaire ; il en use et en abuse en toute impunité. L’armée israélienne est toute-puissante et, cependant, elle ne peut obtenir aucune victoire politique, car on ne peut pas vaincre un peuple qui revendique sa liberté et sa dignité. Par ailleurs, les Palestiniens sont dans l’impossibilité d’établir un rapport de force en leur faveur par le moyen de la violence. La violence palestinienne ne peut que provoquer la répression israélienne. Non seulement la violence n’apporte pas de solution, mais elle éloigne toute solution en accumulant de part et d’autre les ressentiments, les haines, les peurs et les souffrances. Pour chacun des deux camps, la violence n’est pas la solution, elle est le problème.
Les deux adversaires sont prisonniers de la même rhétorique par laquelle chacun, dans l’imitation des discours de l’autre, justifie sa propre violence en affirmant se défendre contre la violence adverse et rejette la responsabilité sur le camp d’en face. Chacun brandit les meurtres de l’autre pour justifier ses propres meurtres en arguant de son droit à la légitime défense. Chacun pense avoir de bonnes raisons à faire prévaloir pour prétendre avoir raison. Et pourtant chacun se trompe et doit lui-même payer très cher le prix de son erreur. Les deux peuples s’enferment ensemble dans un processus suicidaire et, en définitive, il y a deux perdants. Ne nous y trompons pas, les enfants-soldat(e)s du peuple israélien (beaucoup en effet n’ont guère plus de vingt ans…) sont les premières victimes de la violence qu’ils exercent à l’encontre du peuple palestinien. Celui qui porte atteinte à la dignité de l’autre homme porte atteinte à sa propre dignité, et il s’en trouve profondément blessé.
Dans un tel contexte, comment peut s’appliquer le principe moral de la non-violence qui invite au respect de l’ennemi ? Pour répondre, je voudrais me référer au texte écrit sur une pancarte tenue par un Palestinien lors d’une manifestation contre le mur : « Peace needs bridges, no walls. » , « La paix a besoin de ponts, non de murs. » Une telle affirmation nous offre deux perspectives d’action : détruire les murs et construire des ponts. Soulignons que la violence ne peut que détruire les ponts et construire des murs. Notons également que l’architecture d’un mur est la plus bête et la plus méchante qui soit : il suffit de s’appuyer sur la force de la pesanteur. L’architecture des ponts demande infiniment plus d’intelligence et de savoir faire : il s’agit de vaincre la force de la pesanteur.
Les murs qui séparent les hommes ne sont pas seulement des murs de béton qui divisent la terre qu’il faudrait partager. Il existe aussi des murs dans le cœur et dans la tête des hommes. Ce sont les murs des préjugés, des mépris, des stigmatisations, des rancœurs, des ressentiments. C’est ici que le principe de la non-violence qui invite au respect de l’adversaire trouve son application. Il s’agit de détruire ces murs pour construire des ponts qui permettent aux hommes de se rencontrer, de se re-connaître, de se parler, de commencer à se comprendre. Ces ponts ne doivent pas enjamber le conflit, ils doivent enjamber les obstacles qui rendent impossible toute solution au conflit.
Certes, la paix n’est possible que dans la justice et, en ce sens, la justice est un préalable à la paix. Mais comment négocier la paix qui apportera la justice si ce n’est avec son propre ennemi ? C’est avec son ennemi qu’il faut construire la justice, comme c’est avec son ennemi qu’il faut faire la paix. Et il n’est possible de construire la justice qu’en reconnaissant et en respectant l’humanité de son propre ennemi.
Déjà, et c’est le signe d’espérance le plus fort dans ce conflit, dans chacune des deux sociétés civiles, des réseaux de citoyen(ne)s ont aujourd’hui la lucidité et le courage de vouloir détruire les murs et construire des ponts en s’opposant à la logique de guerre et en s’engageant dans une dynamique de paix. Il importe que ces réseaux puissent bénéficier de la solidarité internationale et d’abord de réseaux de citoyen(ne)s qui, partout dans le monde, se mobilisent pour une paix juste au Proche-Orient.
Jusqu’à présent, malgré l’existence de ces réseaux, les deux peuples n’ont pas été en mesure de créer un processus de paix qui leur permette de se re-connaître, de se respecter et de se parler. Ils sont restés prisonniers d’un affrontement bipolaire qui ne laisse aucune place à la rencontre et à la négociation. C’est pourquoi il est urgent d’étudier la faisabilité d’une médiation de la communauté internationale qui brise cet affrontement binaire et ouvre un espace politique intermédiaire où les deux peuples puissent se rencontrer et se parler. Dans le contexte actuel, la diplomatie internationale s’avère incapable de prendre une initiative de paix qui se traduise sur le terrain par des mesures de confiance entre les deux sociétés civiles. Au demeurant, deux ou trois diplomates internationaux qui font la navette entre les autorités politiques des deux camps ne sont pas plus capables de faire la paix que deux ou trois généraux ne sont capables de faire la guerre. Même lorsqu’ils parviennent à un « accord de paix » , il ne s’agit que d’un « accord de papier » qui n’est pas traduit sur le terrain.
Il importe donc d’innover en mettant l’imagination au pouvoir. Dans cette perspective, le Mouvement pour une Alternative non-violence (MAN), en partenariat avec d’autres organisations de la société civile française, a pris l’initiative de lancer une campagne pour étudier la faisabilité du déploiement d’une force d’intervention civile de paix à la fois sur le territoire palestinien et sur le territoire israélien. Aujourd’hui, cette campagne est également organisée en Italie et en Espagne et relayée dans d’autres pays d’Europe.
Cette force serait composée de volontaires internationaux sans armes, ayant reçu une formation à la résolution non-violente des conflits, qui auraient pour mission de mener, au sein des populations civiles, des actions d’observation, d’interposition et de médiation de proximité, afin de permettre aux acteurs de paix palestiniens et israéliens de se réapproprier les enjeux du conflit aujourd’hui confisqués par la logique de la violence et de créer les conditions d’une résolution politique du conflit acceptable par les deux parties en présence. Il s’agirait de déployer sur le terrain des dizaines, des centaines, des milliers de diplomates de proximité dont la présence désarmée au sein des sociétés civiles aurait pour première finalité de faire reculer les peurs et de faire baisser le sentiment d’insécurité et de créer des mesures de confiance entre les acteurs du conflit. Cette présence désarmée aurait également pour but de dissuader les acteurs armés des deux camps de commettre des actes de violence. Quelles qu’en soient les explications et les justifications avancées, ceux-ci sont contre-productifs.
Cette intervention civile ne doit pas être conçue comme un bouclier humain qui s’interpose entre les acteurs armés, mais comme une présence désarmée de volontaires qui partagent les risques encourus par les populations civiles. Il s’agirait, en définitive, de construire un pont entre les deux sociétés civiles afin que celles-ci puissent se rencontrer et se re-connaître. Pour ériger ce pont, c’est à la fois une nécessité architecturale, une obligation politique et une exigence stratégique d’être présent dans les deux territoires afin d’y construire solidement les deux piliers qui soutiendront son arche. La présence des internationaux sur le territoire d’Israël voudra signifier clairement au peuple israélien que ses peurs et ses souffrances sont prises en compte, que son aspiration à vivre en sécurité est reconnue et qu’il a toute sa place dans le processus de paix, dès lors qu’il reconnaîtra le droit inaliénable du peuple palestinien à être maître de son destin.
Il reste que les membres d’une intervention civile, par le fait même qu’ils sont désarmés, se trouvent "sans défense" face à la menace toujours possible d’acteurs armés. D’un point de vue purement théorique, la capacité de violence d’acteurs armés face à des personnes désarmées est techniquement sans limites. Mais la mise en oeuvre de la violence ne dépend pas seulement de facteurs techniques. Il arrive souvent que des facteurs humains, psychologiques, sociaux et politiques imposent aux décideurs des limites dont ils ne peuvent pas s’affranchir facilement. Une violence sans limites est "aveugle", dans tous les sens de l’expression. Elle constitue une fuite en avant ne correspondant à aucun objectif politique rationnel. Elle risque d’entraîner des conséquences qui ont un coût politique, diplomatique et économique tel qu’il est de l’intérêt des décideurs d’y renoncer. Il existe donc des situations où, techniquement possible, elle n’est pas politiquement la plus probable. Les volontaires n’auraient d’autre protection que leur vulnérabilité et leur présence désarmée voudrait être désarmante.
Les missions d’une intervention civile ne sauraient prétendre faire preuve de "neutralité", du moins si l’on donne à ce mot, selon son étymologie latine (ne, ni et uter, l’un des deux), le sens de "ni l’un ni l’autre, aucun des deux". Ainsi, en cas de conflit international, un pays neutre est celui qui ne prend parti pour aucun des deux camps adverses, qui n’accorde son soutien et n’apporte son aide à aucun d’entre eux et reste en dehors du conflit. Or, précisément, les membres d’une mission de paix qui vise sinon à la réconciliation, du moins à la conciliation des deux parties engagées dans un conflit, n’ont pas pour mandat de ne prendre parti pour "aucun des deux" adversaires, mais de prendre parti pour "tous les deux". Ils s’engagent aux côtés de l’un et de l’autre : ils s’engagent deux fois, ils prennent deux fois parti. Mais ce double parti pris n’est jamais inconditionnel : il est chaque fois un parti pris de discernement et d’équité. En ce sens, on peut dire que les membres d’une intervention civile ne sont pas neutres, mais "équitables" : ils s’efforcent de donner à chacun selon son dû. C’est ainsi qu’ils peuvent gagner la confiance des deux adversaires et favoriser le dialogue entre eux.
L’équité n’implique pas qu’on renvoie dos-à-dos les adversaires. Et cela est particulièrement vrai pour le conflit israélo-palestinien où, il importe de ne jamais oublier, il n’existe aucune symétrie dans la situation des deux adversaires. Disons le encore : sur le terrain, il y a un peuple occupé et un peuple occupant. Au demeurant, la présence d’une force d’intervention civile ne saurait signifier la fin de la résistance palestinienne à l’occupation israélienne. Elle devrait au contraire favoriser le développement d’une résistance non-violente dont la légitimité doit être reconnue. Dans le même temps, nous affirmons notre conviction que ce n’est pas être moins solidaires des Palestiniens que de vouloir favoriser la création d’un processus de paix fondé sur le respect du droit des Israéliens à vivre en sécurité sur leur territoire. S’enfermer dans une solidarité unilatérale avec l’un des deux camps ne peut que resserrer les nœuds du conflit, alors qu’il s’agit de les desserrer. Une solidarité unilatérale qui exclue l’autre partie du processus de paix renforce la solidité des murs et ne permet pas de construire des ponts.
Ce positionnement à la fois éthique et politique qui veut créer l’espace d’une médiation entre les deux peuples nous semble le seul capable d’éliminer les causes de la violence et de construire les fondements d’une paix juste et durable. Ce positionnement nous apparaît comme le socle fondateur sur lequel il est possible de rapprocher les deux peuples aujourd’hui séparés par les murs de l’incompréhension et de l’exclusion. La possibilité de mettre en œuvre cette force de médiation reste incertaine, mais cette espérance fragile nous semble la seule possible.
Une telle force d’intervention ne saurait être mise en œuvre par des organisations non gouvernementales. Seule une organisation intergouvernementale peut se donner les moyens d’une telle mission. C’est pourquoi, dans un premier temps, nous demandons aux autorités politiques de l’Union Européenne d’étudier la faisabilité d’une telle intervention.
Pour autant, il nous faut prendre la mesure de toutes les difficultés qui aujourd’hui font obstacle à la mise en ouvre sur le terrain d’une telle force d’intervention. À l’évidence, les conditions politiques ne sont pas réalisées pour envisager la réalisation de ce que j’appellerai « l’hypothèse haute » de notre projet, c’est-à-dire le déploiement de centaines de volontaires internationaux sur les deux territoires avec le mandat politique d’une instance intergouvernementale. C’est pourquoi il est prématuré de vouloir préciser dès maintenant les modalités concrètes de la mise en place de cette force d’intervention, même si les principes d’action sont clairement définis. Cependant, dès maintenant, il s’agit de faire en sorte, que le moment venu, lorsque les conditions politiques le permettront, la communauté internationale dispose des moyens de proposer une telle force d’intervention.
Aussi convient-il d’envisager de commencer par la réalisation « d’hypothèses basses » . Ce pourrait être d’abord le déploiement d’une force d’intervention sur le seul territoire palestinien. Une première expérimentation pourrait être le fait d’une organisation non gouvernementale. Nous le savons, plusieurs ONGs sont déjà présentes sur le terrain depuis plusieurs années et leur expérience est riche d‘enseignement. Je remercie nos amis des Christian Peacemaker Teams qui, depuis plus de dix ans, assurent une présence internationale à Hébron et qui soutiennent notre campagne, d’avoir bien voulu apporter leur témoignage. Ce qui serait essentiel, c’est le positionnement éthique, politique et stratégique de cette force d’intervention qui afficherait clairement sa volonté d‘être une force de médiation entre les deux parties en présence, et non pas une force de soutien à une seule d’entre elles. Dans cette perspective, le MAN et les autres organisations qui soutiennent cette campagne entendent travailler étroitement avec Nonviolent Peaceforce. C’est dire que mes propos ne sauraient être considérés comme contradictoires avec ceux que va nous tenir mon ami David Grant au nom précisément de Nonviolent Peaceforce.
Cette mission aurait aussi pour finalité de faire apparaître aux yeux de l’opinion publique internationale, plus précisément aux yeux des différentes opinions publiques nationales, la vérité sur le conflit dont les réalités et les enjeux sont généralement occultés par les médias. Plus particulièrement, il s’agira de faire prendre conscience à l’opinion publique israélienne de la réalité vécue par le peuple palestinien dans les territoires occupés.
Le premier objectif à atteindre est d’organiser un programme de formation à la résolution non-violente des conflits qui permette à des volontaires de se préparer dans les meilleures conditions à participer à des missions civiles de paix. Là encore, il appartient aux pouvoirs publics et aux organisations institutionnelles, et non aux seules associations militantes, de s’investir dans un tel programme.
Notes
CELEBRATING NONVIOLENT RESISTANCE
Bethlehem – Palestine
27-30 décembre 2005
Intervention de Jean-Marie MULLER
Porte-parole national du
Mouvement pour une Alternative Non-violente (MAN*)