Karine Gatelier, Grenoble
« Pourquoi as-tu quitté ton pays? Pourquoi es-tu là, en France? » Les étrangers face à l’injonction permanente de justifier leur présence
Expérimenter le travail en atelier pour questionner les usages violents des mots 3/4
Voix off à la fin du documentaire sonore « Les mots des autres »
« Le titre de cette émission a été trouvé par les deux animatrices de cet atelier. Son sujet, comme tous les sujets traités dans cet atelier, est proposé par ses participants. C’est en discutant entre eux des procédures et en particulier en partageant leur ressenti sur la procédure Dublin dans laquelle la plupart se trouve, que l’interrogation du sens des mots est arrivée. Elle nous a fascinés, parce qu’à vouloir creuser cette question, croiser les significations, nous nous sommes tous perdus dans la multitude de sens de ces mots, pour se rendre compte qu’ils étaient les témoins solides du climat politique qui traverse aujourd’hui la société française. Le brouillage du sens de mots s’est d’abord imposé dans nos échanges. Puis s’est révélée dans un second temps, avec davantage de recul, la violence de l’injonction à se justifier d’être là. Être étrangers aujourd’hui c’est devoir continuellement expliquer pourquoi on est venu ; c’est parfois même devoir raconter pourquoi on est parti, pourquoi on a fui, surtout quand on est en demande d’asile. Comme si ces informations étaient publiques. Cette injonction à se raconter renvoie à un jugement permanent porté sur ces personnes. Cette injonction à légitimer sa présence renvoie au soupçon de mentir, d’abuser des aides sociales ou d’usurper le droit d’asile.Cette émission est le résultat du début de notre travail dans l’atelier radiophonique. Elle semble témoigner que ces premiers échanges entre nous ont agi comme une catharsis. Une fois exprimées ces émotions nées de l’exil, les participants de l’atelier ont pu parler d’autre chose et prendre de la distance avec le quotidien administratif de la procédure. »
« Monsieur, tu es migrant ? Pourquoi es-tu là en France ? Mais chez vous, vous êtes riches, qu’est-ce que vous faites ici en France ? ». (…) « Vous avez beaucoup de choses à faire, il faut rentrer chez vous » 1. Ces questions ont été adressées, dans la rue, à une personne étrangère qui demandait son chemin à un homme identifié comme local. Ces paroles ne sont pas forcément malveillantes, pourtant, elles traduisent la violence d’une injonction incessamment adressée aux personnes étrangères identifiées comme nouvellement arrivées : l’obligation de présenter des raisons jugées valables pour justifier d’avoir quitté leur pays et de s’ être installées en France. Derrière cette injonction, se trouvent à la fois le soupçon de ne pas être parti pour les « bonnes » raisons et la posture de jugement sur un choix personnel qui nie le droit et la liberté aux personnes étrangères de décider et d’organiser leur vie comme bon leur semble ; tout comme nous, en somme.
Remontons dans le temps, tout d’abord, pour comprendre d’où vient cette injonction. Écoutons, ensuite, comment les personnes à qui elle s’adresse y répondent.
Une lente, mais certaine, remise en cause du droit d’asile
C’est dans les années 80 que se situe le tournant dans la perception et le traitement des demandeurs d’asile. Jusque là, le terme de réfugié était largement attribué à toute personne originaire d’un pays connu pour être dirigé par un régime autoritaire (Amérique latine, Espagne, Portugal). Ces personnes ne faisaient pas forcément de demande d’asile car il était possible d’obtenir une carte de travail et de séjour, de trouver un emploi et donc de s’installer librement. Deux phénomènes déterminants et liés changent la donne : le début d’une crise économique et la fermeture de possibilités simples d’immigrer, au milieu des années 70. Dès lors, les dirigeants des États européens développent un discours sur la menace que représenterait l’immigration pour les sociétés ; le droit d’asile devient une des rares possibilités d’entrée en Union européenne. Les bases sont alors posées pour un durcissement du climat politique et social : maîtrise des flux migratoires, harcèlement des personnes en situation irrégulière, hiérarchisation entre les victimes de persécutions. Cela conduit à dénier le droit d’asile et à construire le soupçon que certains réfugiés seraient des demandeurs d’asile abusifs. Il est de plus en plus fréquent dans les médias et dans les discours politiques de qualifier les réfugiés de « faux » demandeurs d’asile, de « migrants illégaux »2. Ainsi l’encadrement de l’asile devient de plus en plus strict pour résoudre l’équation impossible de préserver les apparences d’un respect des engagements internationaux (convention de Genève 1951 notamment3) et empêcher ou décourager la demande d’asile sur le territoire : militarisation des frontières, externalisation de la demande d’asile hors de l’Union européenne, imposition du pays responsable de la demande d’asile ; précarisation de l’accueil et altérisation des demandeurs d’asile ; criminalisation du séjour et de l’intention de demande d’asile… sont quelques unes des modalités qui, en multipliant les obstacles, remettent en cause le droit d’asile en tant que droit fondamental, donc ouvert à tous.
Ces dernières années, des travaux universitaires ont montré que les politiques européennes de l’asile sont fondées sur un postulat d’hostilité utilisé pour justifier un déni de responsabilité de la part des États-membres.
Par ailleurs, l’existence de telles mesures mises en place par les démocraties occidentales alimente l’idée de soupçon à l’égard de ceux dont on pense qu’ils feraient une demande d’asile non fondée, et opère ainsi un amalgame entre les demandeurs d’asile et les immigrés. Cette lente évolution depuis les années 80 trouve sans doute aujourd’hui son expression dans l’adoption d’une loi unique qui traite à la fois les questions d’asile et de migration 4.
Imposteur ou victime ?
Le glissement sémantique du terme réfugié révèle des choix politiques volontairement opérés et se manifeste par un déni de droits. En empêchant d’accéder à la demande d’asile et en assimilant les personnes qui souhaitent jouir de ce droit aux immigrés, il devient possible de les déclarer « en situation irrégulière » ce qui est soit une erreur au regard du droit, soit une manipulation politique5. Aujourd’hui le terme réfugié a restreint sa signification au statut juridique reçu à l’issue de la demande d’asile acceptée. On passe donc de la représentation d’une personne en recherche d’un refuge à celle d’une personne qui doit passer par l’épreuve de la crédibilité pour obtenir la légitimité à être présent sur le territoire d’un État européen pour exercer son droit d’asile.
Dans ce contexte, on comprend que la présence des étrangers est devenue a priori suspecte. Il faut donc passer par l’épreuve de cette suspicion sur l’illégitimité de la présence. Cette épreuve conduit à justifier sa présence par la souffrance vécue au pays, donc par le statut de victime pour justifier d’être venu. C’est non seulement l’épreuve de la crédibilité, c’est celle de la victimisation, avec ce que cette position suppose de dé-subjectivation.
Cette injonction, en mettant en doute la légitimité, fait peser sur les personnes qu’elle cible la charge de la preuve du fait qu’elles ont pris la bonne décision, en quittant leur pays. Pourtant il faut bien reconnaître que cette injonction ne fonctionne pas à l’identique pour tous les réfugiés. Certains y échappent. Dans notre atelier radio, lors d’interviews mutuels au sein du groupe, on a pu entendre un participant adresser à un autre cette question :
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« pourquoi avez-vous quitté votre pays ? » La réponse :
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« Pour des raisons personnelles que je ne vais pas exposer ici » 6.
Si on peut voir que l’injonction à justifier sa présence a été intériorisée par la personne qui pose la question, on observe aussi que la personne interrogée parvient à refuser de répondre. La première personne possède une nationalité qui reçoit facilement l’asile ces dernières années et a déjà été reconnue réfugiée ; nous n’y voyons pas là un hasard. Quant au refus de répondre, il nous semble avoir été possible par la configuration même de l’atelier.
En effet, en questionnant la légitimité des personnes à avoir quitté leur pays, cette injonction ne laisse rarement d’autre choix que de se justifier. De rares conditions leur permettent de se dégager de cette injonction. On peut se poser la question de l’alternative pour les personnes qui refusent de se justifier : le risque d’être assigné à la figure de l’imposteur soupçonné d’abuser du droit d’asile ? Pour ceux qui ne peuvent échapper
à l’injonction, la réponse ne peut être trouvée que dans le récit des souffrances et des dangers subis.C’est seulement en se présentant comme des victimes que les réfugiés peuvent espérer se débarrasser du soupçon qui pèse sur eux. L’injonction fonctionne donc en victimisant les réfugiés. Elle a pour effets à la fois de mettre sur la place publique un vécu personnel et un discours de souffrances victimisant, et de placer les personnes qu’elle vise sous le coup d’un jugement permanent.
Répondre à l’injonction
Dans les séances de l’atelier radio, nous expérimentons les interviews en les pratiquant entre nous. Cette méthode, on se rend compte, contribue à construire la parole de chacun. Questionné dans un contexte où les enjeux sont faibles, la confiance est plus grande et il devient possible de ne pas se laisser écraser par la violence de la question Pourquoi as-tu quitté ton pays ? et se laisser réduire au silence. Les réponses sont à la fois moins victimisantes ; elles révèlent davantage le libre choix opéré par les personnes :
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« J’avais un problème qui m’a fait quitter mon pays. »
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« J’ai quitté chez moi involontairement »
Les réponses montrent aussi le besoin de dénoncer les généralisations sur les causes des départs et les situations fuies ; le besoin de personnaliser les réponses, d’être entendu individuellement : chaque personne a son histoire et est venu pour différentes raisons.
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(…) « tu connais que ta famille, tu peux pas dire que je vais connaître tout, non. Même faut pas qu’on généralise les choses, faut bien préciser. Moi quand je vais parler de la Guinée, je parle pas de toute la Guinée, je parle de mon ethnie, je parle de ma famille. Je peux pas dire que tous les Guinéens sont les mêmes. C’est ça qui me touche, il faut pas généraliser les choses ».
Ou encore :
« Tout le monde ne vient pas ici parce que tout le monde souffrait là-bas. Non, j’ai été contraint de laisser le pays, j’ai été contraint de fuir mais je ne vivais pas dans la misère. Parce que j’ai été très très bien dans mon pays. (…) J’avais une bonne vie qui me permettait de continuer ma vie, j’avais mon rêve au pays, je n’avais pas mon rêve en Europe et lorsque j’ai été contraint de quitter le pays, j’ai essayé de revoir les choses, de reformuler mon rêve. Comme je suis ici en France, quels sont mes rêves, quels sont mes objectifs ? Je vois toujours mon avenir en Afrique à la longue. Je suis contraint d’être en France. (…) Personne ne peut accepter de vivre dans la souffrance ».
Avec le recul, et après avoir échangé entre noussur son expérience, la personne interpellée dans la rue par la personne à qui il demandait son chemin, voudrait à son tour lui poser une question :
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« Moi je voudrais savoir, qu’est-ce que les Français pensent des migrants qui ont des richesses mais qui quittent leur pays pour immigrer en France ».
Quelles occasions aura-t-il de poser cette question tant que l’injonction à se justifier de sa présence le réduit au silence ?
Comme on le voit, l’injonction faite aux personnes nouvellement arrivées de justifier leur choix d’être venues en France, parce qu’elle est généralisée, elle produit du sens – tout le monde n’est pas libre de quitter son pays et de choisir le pays dans lequel il peut venir vivre – et des catégories : ceux qu’on accueillerait et ceux qu’on pourrait refuser d’accueillir. Cette injonction se traduit par les mots « réfugiés
» et « migrants ». Elle représente un procédé de fabrication de sens, donc pour certains de savoir, et parce qu’elle dispose de puissants relais tels que les médias dominants et les formations politiques majoritaires, se diffuse largement. Elle laisse peu de moyens à la contradiction qui reste plus difficilement audible. Des universitaires, des médias alternatifs, des associations et des collectifs militants travaillent à déconstruire ce procédé, mais il reste que dans leur quotidien, les personnes ciblées par cette injonction la rencontrent fréquemment, ce qui les réduit parfois au silence.
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« Je me définirais comme un réfugié (…). Reste à la France d’accepter que je sois réfugié, dans ma tête je me considère comme réfugié. »
On comprend ainsi que cette injonction parle à leur place :
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« Tu demandes l’asile, tu vas, on te demande pourquoi tu es parti. Tu leur expliques et on te croit pas. (…) L’histoire qui t’a fait quitter chez toi, on te dit non, ça existe pas. On te croit pas ».
Elle parle à leur place parce que leur parole n’est pas perçue comme une connaissance sur une situation, comme une vérité sur une condition et enfin comme une connaissance à articuler à d’autres, existantes. Pour préserver le pouvoir des personnes qui ont fait le choix de l’exil, pour que celui-ci ne vole pas en éclats face à l’injonction que nous avons décrite, cette parole doit être reconnue comme savoir sur la grande question des mobilités contemporaines ; et dans le contexte qui nous concerne plus directement, celui de l’exil en France de personnes venues de pays non européens, dont certains ont été dans l’histoire dominés par des pays européens et où encore aujourd’hui les diplomaties de ces derniers influencent encore leur politique.
Il est également indispensable de reconnaître que tous les savoirs sont situés ; non pas seulement les savoirs qu’on associe généralement à l’expérience et à la pratique, mais la démarche scientifique doit également se reconnaître comme située au sens où elle est déterminée par des marqueurs sociaux, historiques, politiques, économiques…
Notes
1. Émission – promenade sonore « Afrique-Europe, le rêve en exil », issue de l’atelier radio « A plus d’une voix », avril 2018. Disponible sur audioblog.arteradio.com/blo-g/3048423/a_plus_d_une_voix/
2. « Classer-Trier les migrants et les réfugiés : des distinc-tions qui font mal », Alain Morice, Claire Rodier, revue Hommes et Libertés - Revue de la Ligue des Droits de l’Homme, dans son numéro 129 de janvier - mars 2005, 58-61
3. Cette convention internationale adoptée à Genève en 1951 régit le droit d’asile.
4. Loi n° 2018-778 du 10 septembre 2018 pour une immi-gration maîtrisée, un droit d’asile effectif et une intégration réussie, www.legifrance.gouv.fr/eli/loi/2018/9/10/ INTX1801788L/jo/texte
5 Morice, Rodier, op. cit.
6. Tous les propos rapportés entre guillemets sont extraits des enregistrements réalisés dans l’atelier radio « A plus d’une voix », entre octobre 2017 et juillet 2018. Chaque citation n’est pas attribuée pour préserver l’anonymat de ses auteurs.
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