Herrick MOUAFO DJONTU, juin 2018
Cameroun : Une approche critique de la notion de l’ethnie à partir de Baba Simon 3/3
Baba Simon: courage, détermination et non-conformisme au service du vivre ensemble. Fin de cette série sur le vivre ensemble. Dans ce troisième volet, Mouafo Djontu met en lumière les valeurs sans lesquelles Baba Simon n’aurait jamais réussi son action à Tokombéré.
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Lorsqu’on parcourt la vie de Baba Simon, on est frappé par sa capacité à ne pas s’enfermer dans des certitudes. Ce refus des certitudes a été mis à contribution pour réinventer sa relation avec les lieux et avec celles et ceux qui y vivent dans le but de participer à la fabrique d’un commun où toutes personnes puissent s’exprimer librement dans l’espace public. Ce commun que nous évoquons repose sur l’idée de repenser ce qui fait lien entre les personnes qui composent ce bout de territoire nommé Cameroun. Ce commun ne reste pas qu’à l’étape d’idées, il invite également à l’action à l’instar de ce qu’a fait Baba Simon.
Faisant fi de tous ces préjugés et mythes qui dissimulent, très souvent, l’absence d’une prise en compte du complexe dans la production de la connaissance, l’œuvre de Baba Simon révèle un courage, une détermination et un non-conformisme.
Dans un pays confronté à une résurgence du repli identitaire (divers memoranda, destruction par une partie des chefs sawa du site devant abriter la statue du premier secrétaire général de l’UPC, Um Nyobé,…), les nouveaux défis de la production du savoir obligent à faire un débat sur des pratiques politiques à l’œuvre au Cameroun. A cet égard, pour une pensée neuve au service d’une société où les catégories ethniques ne seront plus l’élément fondateur d’une analyse du fait social, il s’agit de se débarrasser de ces fétiches savants spécialistes d’un monothéisme de la pensée. Baba Simon s’est pour sa part approprié une façon de faire qui reconnait en l’autre une capacité à produire de la connaissance.
Refus du mimétisme
Baba Simon, homme d’église, ne s’est pas considéré comme une éponge qui absorbe tout qui vient d’ailleurs. Il a éprouvé les pratiques et les connaissances reçues à l’épreuve du terrain. Il s’est, par exemple, refusé à reproduire machinalement ce qu’on pouvait lire dans le Livre Sacré, la Bible. Il a eu besoin de contextualiser ce Livre afin de faire passer au mieux la parole de Dieu. Il déclare dans une interview télévisée : « Pour moi, je ne vois aucune différence si Jésus était incarné dans un Mouyang ou un Mada ou un Bakoko ou n’importe quel homme ici… Pour moi, Jésus-Christ ce n’est pas un Juif, pour moi Jésus-Christ, c’est l’Homme… »[1]. Pour comprendre cette déclaration, il serait intéressant de prendre en compte sa longue pratique du terrain rural dans la localité de Tokombéré. Sa longue immersion dans cette localité l’a amené à comprendre, entre autres, que l’école coloniale était perçue par les populations comme un instrument tendant à les déposséder de leurs pratiques culturelles en déracinant leurs enfants. Il a donc fallu chez Baba Simon une intelligence qui ne calque pas, par mimétisme, ce qui se fait ailleurs mais pouvoir mettre en adéquation les savoirs appris avec ce qu’il a observé sur le terrain. L’objectif recherché étant de ne pas avoir un discours désincarné de la réalité. D’ailleurs un monsieur rencontré en 2011 disait de Baba Simon : « Quand il parlait de la parole de Dieu, il n’utilisait pas les mots qui ne nous parlaient pas. Il avait cette capacité à puiser dans le vocabulaire local et prendre des exemples sur nos façons de faire pour illustrer ses prêches. Et ça plaisait beaucoup. Je dirais même que cette façon de faire a participé à ce que Baba Simon soit non seulement apprécié, mais également que d’aucuns se christianisent. »
Avec une telle liberté affichée, Baba Simon n’avait pas peur de ramer à contre-courant des pratiques de l’institution religieuse et ouvrir par la même d’autres modes d’exprimer sa foi. Bâtir le commun à partir de la parole de Dieu demandait chez Baba Simon un certain courage et une réelle détermination à affronter son anti-conformisme. On pourrait in fine se poser la question de savoir pourquoi l’indépendance des pratiques religieuses n’a pas également été revendiquée après l’indépendance politique. La pratique religieuse de Baba Simon s’inscrit, dans une certaine mesure, dans le courant de la « théologie de la libération » impulsée à l’été 1968 par l’aumônier des étudiants péruviens, Gustavo Guttierez. En effet, la pratique religieuse de Baba Simon via le projet scolaire dans la localité de Tokombéré est qu’elle a épousé un désir ardent d’émancipation totale et de libération de toute forme de servitude. Pour participer à l’émancipation des populations rencontrées dans la localité de Tokombéré, Baba Simon ne considérait pas les montagnards, par exemple, comme des gens qu’il fallait coloniser par l’école. Il affirmait à cet effet, au sujet de l’école : « vous savez, disait-il, on ne crée pas des écoles pour avoir des diplômes. L’école, c’est toute la vie. Elle est une clé passe-partout mise à votre disposition. Une fois que je vous ai donné ma clé passe-partout, je ne suis plus là pour vous dire : passe par ici, passe par là. Malheur à moi si je veux vous influencer, car vous ouvrirez nécessairement une autre porte » .[2]
Rappelons que le projet scolaire arrive dans la partie nord du Cameroun en 1905, soit trois années après l’arrivée de l’armée allemande. Les missionnaires y construisent la première école dans le Nord, c’est-à-dire 30 ans après la première école construite au sud. Cependant, avec la présence de l’armée allemande, l’offre scolaire a comme enjeu principal la maîtrise par les populations du Nord de la langue allemande. Précisons qu’avant l’arrivée du modèle d’école implantée par les missionnaires dans la partie méridionale du Cameroun, la partie septentrionale surfait quant à elle sur un autre modèle d’école, à savoir l’école coranique qui, elle, fait de la langue arabe son outil de communication et a comme enjeu la maîtrise du Coran et la diffusion de l’Islam. C’est donc dans ce contexte que Baba Simon va arriver dans cette région de l’Extrême nord. Pour lui, l’école ne s’inscrivait point dans une approche d’asservissement des populations à une religion. L’école se devait d’apporter l’espoir d’épanouir l’homme dans son combat contre toute forme d’ignorance, de servitude et de peur. Bref, l’école n’apparaissait pas comme un cadeau ou comme une magnanimité d’un homme ou de l’église. L’école de Baba Simon ne devrait avoir que pour objectif de participer à l’ouverture d’esprit des apprenants afin qu’ils deviennent des acteurs qui produisent du commun tout en étant des ingénieurs en transformation sociale.
En revendiquant donc une indépendance des pratiques religieuses et en l’inscrivant dans une forme de théologie de la libération, le projet scolaire porté par l’église ne visera plus en soi la formation d’une élite qui revendiquera une prétendue représentativité du Cameroun mais ce projet scolaire sera plus soucieux d’émanciper les citoyens. Cette émancipation est de notre point de vue un gage dans cette quête de la fabrique du commun. Un commun qui ne s’enferme point dans les catégories ethniques.
Repenser l’enseignement
Baba Simon, par son action, nous oblige à repenser les buts à assigner à l’enseignement si nous voulons bâtir du commun. L’urgence serait de penser un enseignement qui abandonne l’objectif de produire des salariés plus soucieux ou obsédés à par l’intégration de l’administration publique dans les grandes villes. Cet enseignement devrait pouvoir prendre le temps de construire un autre objectif où celles et ceux, qui y accèderont, seront à même de devenir des accélérateurs d’un développement qui ne repose plus sur une attente d’une prétendue élite mais sur des institutions pensées pour le commun.
Baba Simon n’avait pas dans ses valises, en arrivant dans la région de l’Extrême-nord, un enseignement tout construit. Il lui revenait de donner un contenu à cet enseignement en puisant dans les pratiques des populations rencontrées. L’objectif recherché : éveiller à la conscience de soi dans l’optique d’abandonner la posture d’un extraverti ou d’un aliéné. L’enseignement, tel que pensé par Baba Simon, tend à ne pas faire des personnes des sujets politiques étrangers à leur propre demeure. C’est un enseignement qui amène la personne à prendre conscience de ce qu’elle vaut. Une telle prise de conscience de sa distinction, selon Baba Simon, pourrait donner à chacun cette utilité par sa contribution à la fabrique d’un commun.
En se saisissant de l’héritage de Baba Simon, un travail sur l’enseignement s’impose. Un enseignement qui devra former des sujets politiques qui prennent conscience de leur rôle dans la cité comme accélérateur d’un développement qui place l’être au cœur. Car, pour Baba Simon, instruire c’est donner des clés passe-partout à des sujets politiques qui prennent conscience de leur responsabilité et de leur rôle dans le devenir de leur pays et du monde. On est là face à un enseignement qu’on pourrait qualifier de radical. Autrement dit, un enseignement qui opère une rupture avec celui reçu par « cette fausse élite intellectuelle apatride qui finit par éprouver une sorte de honte et de dégoût pour son propre milieu socio-culturel et ses propres valeurs ». [3] Pour conclure cette série, consacrer du temps à notre enseignement au Cameroun en le repensant tant dans sa construction que dans la façon de le transmettre, peut être une opportunité à penser notre commun. Pour ce faire, il faudra du courage, de la détermination et faire preuve d’un anti-conformisme à l’image de Baba Simon.
Note finale
L’enseignement, tel que pensé par Baba Simon, tend à ne pas faire des personnes des sujets politiques étrangers à leur propre demeure. C’est un enseignement qui amène la personne à prendre conscience de ce qu’elle vaut. Une telle prise de conscience de sa distinction, selon Baba Simon, pourrait donner à chacun cette utilité par sa contribution à la fabrique d’un commun.
Notes
1. Grégoire Cador, On l’appelait Baba Simon, Editions Les Presses de l’UCAC, Terre Africaine, Yaoundé. 2002. P 156
2. Jean-Baptiste Baskouda, Baba Simon, le père des Kirdis, Editions CERF, Paris, 1988. P 44
3. Jean-Marc Ela, La plume et la pioche, Editions CLE, Yaoundé, Cameroun, P 21.
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