Fiche d’analyse

, France, octobre 2017

Crise anglophone : quand l’exacerbation identitaire proclame la défaite de la pensée

L’importance du terrain, primordiale pour construire une analyse dépourvue d’une pensée importée à prétention universaliste.

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Lors d’une intervention au congrès de Kumba de l’Union des Populations du Cameroun (UPC) en 1951, Um Nyobe, parlant des colons, affirmait : « Ils dressent tribu contre tribu en faisant croire aux uns qu’ils sont plus intelligents et aux autres qu’ils sont plus riches et vont dominer le pays. Les uns et les autres croient naïvement à cela et se livrent à de vaines luttes intestines qui aboutissent finalement à la ruine de tous et le seul qui profite, c’est le colonisateur. Ils dressent chefs contre intellectuels en faisant croire aux uns qu’ils sont détenteurs de la tradition et que le pouvoir leur revient, aux autres qu’ils sont « comme les blancs » et que c’est à eux que revient le privilège de la civilisation moderne. Mais le colonialiste ne croit ni au pouvoir du chef ni à l’intelligence de l’homme dit « évolué ». Ils cherchent tout simplement à puiser dans la haine de ceux-là, le plus de profit et le prolongement de la misère de tous. »1.

Ces propos d’un des principaux leaders de la lutte pour l’indépendance et la réunification du Cameroun sont d’une actualité brûlante avec la crise anglophone tellement le repli identitaire refait surface. Le nativisme ethnique est régulièrement mobilisé, et ce, à tous les niveaux de la société pour décrypter la crise anglophone. On reproduit, par un réflexe pavlovien, ce sur quoi Um Nyobé alertait les populations au congrès de l’UPC à Kumba parlant de l’approche coloniale à faire croire à un groupe qu’il est meilleur que l’autre alors qu’au fond c’est une stratégie d’asservissement et d’exploitation.

Voilà plus d’un an que le Cameroun fait face à ce qu’on nomme « crise anglophone ». Si elle est partie des revendications corporatistes, notamment des enseignants et des avocats, cette crise aujourd’hui ouvre véritablement le débat sur la forme de l’État. Trois tendances semblent se dessiner : les partisans du statu quo (État unitaire fortement centralisé), les partisans du retour à un système fédéral et enfin ceux portés par la mise en place effective des politiques de décentralisation. La crise anglophone offre ainsi, d’une part, l’occasion pour le Cameroun de réinterroger ses fondements : en revisitant son histoire et en questionnant ses héritages coloniaux. Il s’agit de se réinventer à partir de sa capacité à ne pas faire l’économie de la pensée critique. D’autre part, elle ouvre une fenêtre d’opportunité pour concevoir une pensée ouverte sur le monde en l’inscrivant dans une perspective qui sait faire preuve d’imagination. Une imagination qui s’attaquera à cette lèpre ethnique ou tribale dont la cible première est notre structure mentale. Depuis plus d’un an donc, la crise anglophone a favorisé l’éveil de nombreuses formes d’exacerbation identitaire ; nous rappelant ainsi ces marches de la fin d’année 1990 où les acteurs politiques du système gouvernant mobilisaient leur clientèle politique tribale pour s’opposer à un retour au multipartisme.

Crise anglophone : de quoi s’agit-il ?

La difficile opérationnalisation de la « créolisation » politique des deux aires géographiques sous-tutelle de la France (partie francophone approximativement les 4/5 du territoire) et de la Grande-Bretagne (partie anglophone approximativement les 1/5 du territoire) est au cœur de la crise anglophone que connaît le Cameroun depuis octobre 2016. En effet, les deux aires géographiques ont hérité des institutions et des pratiques issues de ces deux puissances coloniales. Le premier Président de la République du Cameroun, Amadou Ahidjo, durant sa présidence (1960-1982) s’est distingué par sa volonté autoritaire à assimiler la partie anglophone en faisant de l’État fédéral un État unitaire fortement centralisé à partir de 1966 et ce, jusqu’à sa démission en 1982. L’actuel Président, Paul Biya, poursuit depuis lors cette assimilation rigoriste par l’annonce de l’acte de décès de cet État unitaire en janvier 1984. On parle désormais de République du Cameroun. Sauf que cette nouvelle désignation vient renforcer le centralisme absolu à l’œuvre au Cameroun. Le changement de la forme adjectivale de l’État avec la suppression du qualificatif « Uni » participe, d’une certaine façon, à porter atteinte à une relique de ce qui pouvait encore symboliser la créolisation politique du Cameroun.

L’héritage français de la partie francophone défendu par les tenants du pouvoir central tend à asseoir son hégémonie sur l’héritage britannique. En 1983, par exemple, une réforme de l’examen sanctionnant la fin des études secondaires dans l’aire géographique anglophone dénommé le GCE (General Certificate of Education) fait de la langue française une matière obligatoire. Au même moment dans la partie francophone l’équivalent du GCE, le baccalauréat, ne subit point de réforme avec l’introduction de la langue anglaise comme matière obligatoire. Cette réforme a été perçue par les étudiants de la partie anglophone comme une volonté du gouvernement à n’imposer, sur l’étendue du territoire, qu’un seul héritage culturel. Des voix vont s’élever pour remettre en question le processus de francisation à l’œuvre. En 1985, l’avocat anglophone, Fon Gorji Dinka, a dénoncé les actes tendant à imposer l’héritage culturel français pris par le gouvernement du Cameroun. A la suite de cette dénonciation, cet avocat a lancé un appel à l’indépendance de la partie anglophone en la nommant République d’Ambazonie. La répression des étudiants contre la réforme du GCE et l’arrestation de l’avocat Fon Gorji Dinka illustrent, comme depuis la réunification en 1961, la forte répression dont ont été victimes toutes personnes anglophones qui tendaient à s’opposer à l’hégémonie de l’héritage culturel français défendu par les tenants du pouvoir central au Cameroun. D’ailleurs, dans sa lettre de démission comme vice-président du parti au pouvoir le Rassemblement Démocratique du Peuple Camerounais (RDPC), John Ngu Foncha écrit : « The Anglophone Cameroonians who I brought into Union have been ridiculed and referred to as les Biafrais, les ennemis dans la maison, les traîtres etc. and the constitutional provisions which protected this Anglophone minority have been suppressed, their voice drowned while the rule of the gun replaced the dialogue which the Anglophones that i cherish very much » 2.

Pour donc refuser de saisir la question de la créolisation politique des deux aires géographiques (francophone et anglophone) pour repenser la forme de l’État, le gouvernement va puiser dans une vielle recette politique de lecture des situations conflictuelles à savoir, la lecture ethnique.

La lecture ethnique ou tribale d’un conflit, un simplisme analytique

Avec la crise anglophone, on assiste encore comme vers la fin de l’année 1990, à l’émergence des forces paradoxales professant à la fois des cloisonnements identitaires tout en se laissant posséder par le slogan « le Cameroun est un et indivisible ». Lors du 32e anniversaire du parti au pouvoir, en mars 2017, les principales figures de ce parti vont retourner dans leur région d’origine mobiliser leurs partisans pour affirmer l’indivisibilté du Cameroun en adressant des motions de soutien au Président de la République. Pour donc tenter de brouiller la créolisation politique des deux héritages culturels, francophone et anglophone, les figures politiques gouvernantes de l’aire géographique francophone ne s’encombrent pas à faire jouer les appartenances ethniques. D’ailleurs, à la suite de la décision du Président de la République de gracier une partie des acteurs de la crise anglophone l’association des patriarches du Mfoundi, dans une lettre qu’ils lui adressent, estime que les Béti écroués pour détournement des fonds publics ne méritent pas plus la prison que les contestataires anglophones.

Ces illustrations précédentes participent à asseoir un processus de « bouc-émissairisation ». L’identité ethnique ou tribale, terme englobant et fourre-tout, est convoquée pour affirmer une appartenance ethnique tout en opérant une double assignation entre un « Nous » face à un « bouc-émissaire » qualifié d’« Eux ». On va ainsi entendre dans l’espace public « Nous les Bétis », « Nous les Bamilékés », « Nous les Douala », « Nous, du Nord », « Nous, du Sud », « Nous, du Centre », « Nous, de l’Ouest », « Nous les francophones », « Nous les anglophones », etc. Ce pronom personnel « Nous » tend ici à homogénéiser un groupe et à réduire des personnes à une seule de leurs identifications. Ce simplisme à travers le recours au « Nous » face à un « Eux » n’est pas que le fait d’acteurs extérieurs qui assignent un groupe homogène mais, aussi le fait d’acteurs concernés eux-mêmes qui s’auto-désignent ainsi et par ce fait, participent à homogénéiser leur appartenance dans l’optique de défendre leurs intérêts ou de porter certaines revendications. Cette logique homogénéisante tend ici à gommer une diversité réelle sur fond de défaite de la pensée.

Sous le règne de la défaite de la pensée toute contradiction avec l’idée dominante du gouvernement est considérée comme un sacrilège, une hérésie. L’attention n’est plus tournée vers les idées, mais vers les intérêts du groupe via l’assignation identitaire. Il faut afficher un unanimisme dans la pensée, lequel apparaît comme un gage de la déférence de l’ethnie, de la tribu ou de la région, à celui dont certains se revendiquent être des créatures. On pourrait évoquer, à cet effet, qu’au courant du mois d’octobre de l’année 2017, une figure politique originaire de la région du Littorale, le ministre de la justice, a reçu une autorisation pour la tenue d’une manifestation publique dans la ville de Douala. Cette même autorisation va être déniée à la première force politique de l’opposition le Social Democratic Front (SDF) pour une manifestation publique en solidarité aux compatriotes des régions anglophones du Nord-ouest et du Sud-ouest. Face à cette interdiction, les chefs traditionnels de la région du Littoral ont, dans un communiqué, exprimé leur vive préoccupation à voir leurs concitoyens exprimer leur droit constitutionnel à manifester. Pour ces chefs traditionnels, cette manifestation publique fait projeter sur la ville, « l’image fort regrettable d’une métropole en proie à l’agitation incessante ».

La manifestation publique autorisée d’une figure originaire de la région couplée à l’intervention des chefs traditionnels met en avant le répertoire privilégié d’action des figures politiques au pouvoir : l’assignation ethnique. En assignant des personnes à une identification, on parle à leur place tout en leur récusant la possibilité de s’auto-définir. Que peut bien cacher cette assignation identitaire ?

L’homogénéisation ethnique est à la base des formes adjectivales pour nommer des conflits. Conflits qui, très souvent, ont cours sur le continent africain et qu’on s’empressera de qualifier d’ethniques, d’identitaires ou de tribaux. Notons qu’au milieu des années 1970, « W.J.M. Mackenzie parlait de l’identité comme un mot « atteint de folie à force d’avoir été utilisé » et Robert Coles faisait remarquer que les notions d’identité et de crise d’identité étaient devenues « de purs clichés » »3. La méfiance vis-à-vis de la notion d’identité renseigne sur le simplisme qui la caractérise pour analyser une situation conflictuelle. Sauf que ce simplisme est entretenu avec la crise anglophone. Évoquons, à cet effet, la réunion tenue en janvier 2017 par les chefs traditionnels du Cameroun au sujet de la crise anglophone. Le ministre de l’Enseignement supérieur, participant à cette réunion des chefs traditionnels a précisé dans son discours, parlant du Chef de l’État, qu’il est « le patron des chefs traditionnels, sinon le premier d’entre eux ». Cette réunion a été sanctionnée par une motion de soutien signée des chefs traditionnels adressées au Président de la République. Laissant croire que la parole des chefs ethniques fait autorité face à un débat de fond que pose la crise anglophone à savoir la forme de l’État. Les différentes catégories ethniques qui composent le paysage national camerounais représentées par ces chefs traditionnels ne sauraient opérer un glissement en catégorie d’analyse. Ce glissement participe à renforcer la surdité du système gouvernant au Cameroun face à la situation conflictuelle qui prévaut dans les régions anglophones. Faire de ces catégories ethniques des catégories d’analyse revient, dans une certaine mesure, à affirmer une forme d’aliénation face à l’incapacité à questionner un mot. Comme nous renseigne George Orwell, il y a plus d’un demi-siècle,« la pire chose qu’on puisse faire avec les mots, c’est de capituler devant eux »4. Bien que nous ayons donc besoin des mots pour nous exprimer, ces mots ne sauraient être un obstacle à notre faculté de penser et de faire preuve d’imagination. Il ne revient pas aux mots de guider notre pensée pour traduire les maux qui minent notre société. C’est bien à partir d’un travail minutieux et exigeant que nous parviendrons à saisir le sens qui oriente vers le choix d’un mot.

La réminiscence coloniale à travers la lecture ethnique ou identitaire.

On pourrait à partir de la déclaration de Um Nyobé, cité au début de ce texte, sur la politique coloniale tendant à opposer les groupes entre eux pour asseoir la domination, opérer un changement de position entre le colon d’hier et le système gouvernant au Cameroun pour constater que cette politique est toujours à l’œuvre avec la crise anglophone. Les différentes motions de soutien venant des groupes ethniques de la partie francophone affirme non seulement leur allégeance au détenteur actuel du pouvoir mais, elles disent également s’opposer à d’autres groupes ethniques qui ne sont pas dans cette démarche d’allégeance. La gestion de la crise anglophone tend ici à être diluer par un simplisme analytique ethnique en lieu et place de la question de fond relative à la forme actuelle de l’Etat.

Les citoyens subversifs portés par des droits constitutionnels (liberté de manifestation, d’expression…) sont considérés comme des objets marchands à réduire au silence par tous les moyens, notamment par la corruption, quitte à faire de la mort une recette. Tout ceci ne fait que reprendre les méthodes coloniales d’assujettissement de la population tout en s’assurant de semer haine, division au sein de la société. Pour maquiller cette approche coloniale et poursuivre dans l’asservissement de la population, des groupes gouvernants, dont les acteurs viennent de toutes les régions, vont émerger. Ce sont des groupes que nous qualifierons de « groupes stratégiques » au sens du sociologue allemand Evers car, ils apparaissent « comme des agrégats sociaux plus empiriques, à géométrie variable, qui défendent des intérêts communs, en particulier par le biais de l’action sociale et politique »5. Ces groupes ne sont pas étanches. Ils évoluent au fil des intérêts du détenteur principal du pouvoir, que l’une des créatures qualifie « d’omniscient ».

En mobilisant cette notion de groupe stratégique, on pourrait voir dans cette satrapie locale ce que d’aucuns qualifient d’unité nationale ou encore du Cameroun « un et indivisible ». Cette logique se fonde sur l’idée que les acteurs politiques venant de toutes les régions et regroupées au sein d’une même entité politique, qui a fait allégeance à son créateur, considèrent qu’ils sont le symbole de l’unité nationale. D’ailleurs, après la répression du 1er octobre 2017 qui a fait plusieurs morts, le Président de la République a pris une décision dans laquelle il ordonne aux acteurs du « groupe stratégique » gouvernant issus des régions anglophones de s’y rendre pour amorcer un dialogue avec les populations. Tout semble se passer, dans l’esprit du commanditaire, comme si le fait d’appartenir à l’une de ces deux régions et faire partie, en plus, du « groupe stratégique » gouvernant conférait une légitimité auprès des populations. Oubli semble être fait de ce que, les populations ont la claire vision de la communauté d’intérêt entre l’oppresseur et les mandatés, lesquels intérêts se situant aux antipodes des leurs. On est loin de l’idée suivant laquelle il est utile de comprendre les revendications des citoyens et encore moins penser des mécanismes à mettre en place pour tenter d’apporter des réponses à des revendications populaires. Nous sommes toujours, comme à l’époque coloniale, à l’ère de l’arrogance politique dont la violence est l’ADN. Le « groupe stratégique » gouvernant depuis l’accession du Cameroun à l’indépendance reste prisonnier de la lecture ethniciste des faits sociaux. À travers cette lecture ethniciste, comme le rappelle Claude-Richard Mbowou, elle frise « parfois une méconnaissance scandaleuse : même une guerre de décolonisation comme celle ayant opposé la rébellion indépendantiste et nationaliste aux troupes coloniales au Cameroun6,est réinterprétée comme une « guerre civile interethnique entre l’Union du peuple camerounais (Bassa-Bamiléké et autres ethnies du Sud) et les populations du Nord ». Ainsi, ce que seule l’excentricité idéologique peut proférer ailleurs7, le propos scientifique peut parfois se l’accorder complaisamment sur le terrain africain »8.

Il devient urgent pour les intellectuels, c’est-à-dire celles et ceux soucieux de faire vivre leur imaginaire, de sortir de cette aliénation à la pensée venue d’ailleurs et de l’approche coloniale de la lecture ethnique des faits sociaux pour penser le Cameroun, réinventer les Camerounais tout en ouvrant le Cameroun et les Camerounais nouveaux sur le monde.

Refusons de capituler devant l’exigence de penser le Cameroun dans toute sa complexité

La crise anglophone comme précisée plus haut est une opportunité pour penser le Cameroun ouvert sur le monde. Ce qui se joue n’est pas en soi une opposition entre identification francophone et indentification anglophone, mais il est question de désacraliser la figure des tenants du pouvoir. Le détenteur principal de ce pouvoir nouveau ou à venir n’est pas le père de la nation, il n’est pas un créateur encore moins un omniscient dont la marque de fabrique est le silence et l’inertie. Il est au service de celles et ceux qui détiennent effectivement le pouvoir dans une démocratie, le peuple. Un peuple fier de proclamer comme le stipule le préambule de la Constitution du Cameroun, « l’être humain sans distinction … possède des droits inaliénables et sacrés ».

Nous n’avons pas le droit de capituler devant l’exigence de penser le Cameroun le pays de Baba Simon, de son vrai nom Simon Mpecké, dont Hyacinthe VULLIEZ, dit, dans la préface du livre de Jean-Baptiste Baskouda, qu’il a défié « préjugés et idées reçues (pour redonner) aux Kirdis la fierté d’être Kirdis »9. On pourrait remplacer dans cette citation le mot Kirdi par Camerounais qu’elle garderait tout son sens et sa pertinence. Lutter contre ces préjugés et idées reçues sur les francophones ou sur les anglophones nous impose à puiser dans notre imaginaire à l’image Bernard Fonlon, un des théoriciens du bilinguisme camerounais.

Avec la crise anglophone, notre pensée doit être irriguée par l’exigence de complexité pour la saisir et permettre au Cameroun de se transformer par le conflit10. En se focalisant sur les logiques d’appartenances11 des acteurs pour comprendre leur adhésion à une revendication, on pourrait déceler des éléments pour déconstruire la lecture identitaire du conflit. Cela implique de partir de la base de la société en faisant fi de ces personnes présentées comme élites par la force d’un Décret. Le regard sera orienté vers des pratiques des identifiées pour comprendre comment ils s’approprient, refusent, acceptent leur appartenance à tels ou tels groupes. L’appartenance d’un acteur relève de ce fait de son choix. Elle n’est pas une assignation comme l’est l’ethnie ou la tribu. L’appartenance évoque ici l’idée de socialisation de l’acteur dans la cité. On ne reste plus uniquement à l’analyse du discours comme c’est très souvent le cas pour conclure à de l’instrumentalisation de la population par le « groupe stratégique » gouvernant. L’approche consiste à appréhender les individus dans leur singularité pour ainsi saisir leur socialisation à tel ou tel groupe. La particularité de ces socialisations à l’échelle de l’acteur « fractionne en autant de scènes sociales les lieux d’expression de leurs appartenances diversifiées »12.

Avec la crise anglophone si le « groupe stratégique » gouvernant au Cameroun peine à se départir de la pensée et des pratiques coloniales, l’urgence serait donc, pour reprendre un sociologue de regrettée mémoire Jean-Marc Ela, « de reconsidérer le chercheur en contexte africain comme un acteur du changement social »13. Pour ce faire, l’importance du terrain devient primordiale pour construire une analyse dépourvue d’une pensée importée à prétention universaliste. L’enjeu ici est de saper les fondements de cette escroquerie intellectuelle d’un centre unique qui pense et des périphéries qu’on pourrait ranger au rang de consommateurs éternels d’idées venues d’ailleurs. La vie, comme nous rappelle Felwine Sarr « ne se mesure pas à l’écuelle, elle est une expérience et non une performance »14. La longue marche du Cameroun à travers son histoire met en avant cette exigence de liberté qui se refuse de réduire l’être humain à une seule identification. Cette exigence de liberté est allergique à tout anéantissement de la pensée, elle ouvre la voie à la créativité, à l’imagination pour penser le Cameroun et les Camerounais. La crise anglophone nous offre, de ce fait, une belle opportunité pour se réinventer en puisant dans l’héritage de celles et ceux qui se sont battu(e)s pour les libertés dans notre pays.

Notes

1Achille Mbembé, UM NYOBE. Le problème national kamerunais Ed L’Harmattan. Paris. 1984. p 75.

2Traduction : « Les camerounais anglophones que j’ai emmenés dans l’union ont été ridiculisés et traité de biafrais… et les dispositions constitutionnelles qui protègent cette minorité anglophone ont été supprimées, leur voix a été éteinte et la loi des armes a remplacé le dialogue avec les anglophones que j’affectionne tant ».

3Citation tirée de «Politics and the English Language», George Orwell, A Collection oj Essays, New York, Harcourt Brace, 1953, p. 169-170. Cité par Brubaker Rogers, Junqua Frédéric. Au-delà de L’« identité ». In: Actes de la recherche en sciences sociales. Vol. 139, septembre 2001. L’exception américaine(2) p. 68.

4Citation tirée de «Politics and the English Language», George Orwell, A Collection of Essays, New York, Harcourt Brace, 1953, p. 169-170. Cité par Brubaker Rogers, Junqua Frédéric, op cit. p 66k

5BIERSCHENK Thomas et DE SARDAN Jean‑Pierre Olivier, « ECRIS : Enquête Collective Rapide d’Identification des conflits et des groupes Stratégiques… », in Bulletin de l’APAD Numéro 7  (1994) Les sciences sociales et l’expertise en développement. p 4.

6Sur cette guerre et ce que fût l’UPC (Union des Populations du Cameroun), on peut utilement se référer aux travaux des auteurs comme, Richard Joseph, le mouvement nationaliste au Cameroun: les origines sociales de l’UPC, Karthala, 1986. Achille Mbembe, La naissance du maquis dans le Sud-Cameroun. 1920-1960, Karthala, 1996 et plus récemment, Thomas Deltombe, Manuel Domergue, Jacob Tatsitsa. Kamerun! Une guerre cachée aux origines de la Françafrique, 1948-1971. Paris, La Découverte, 2011.

7Puisque en Europe, les grandes révolutions n’ont pas manqué d’être interprétés à partir de présupposés raciologiques aussi absurdes, inconsistantes que contradictoires: juifs contre slaves pour la révolution socialiste en Russie, au lieu du prolétariat contre l’aristocratie. Même la révolution française n’y a pas échappée: Gaulois (dont seraient descendants le tiers état) contre Francs (ancêtres de la noblesse) au lieu de la bourgeoisie républicaine contre la noblesse monarchiste. Plus récemment en 2005, Alain Finkielkraut n’avait pas ainsi hésité, à qualifier dans le quotidien Haaretz, les émeutes de banlieue qui avaient alors secouées la France, d’émeutes ethnico-religieuses (questionscritiques.free.fr/edito/haaretz/finkielkraut_171105.htm).

8Claude-Richard MBOWOU, « Du conflit ethnique : réflexions à partir des ambiguïtés, des dits et non-dits d’une notion d’usage courant et savant ». Grenoble, février 2014 www.irenees.net/bdf_fiche-analyse-1025_fr.html

9BASKOUDA Jean-Baptiste, Baba Simon, le père des Kirdis, Ed CERF, Paris 1988. p 2.

10Pour aller plus loin avec cette notion de transformation de conflit et transformation par le conflit, lire Karine Gatlier, Claske Djikema et Herrick Mouafo, Transformation de conflit, retrouver une capacité d’action face à la violence, Ed Charles Léopold Mayer, 2017, 199 p.

11Avanza Martina, Laferté Gilles, « Dépasser la « construction des identités » ? Identification, image sociale, appartenance », Genèses, 2005/4 (no 61), p. 134-152. DOI : 10.3917/gen.061.0134. URL : www.cairn.info/revue-geneses-2005-4-page-134.htm

12Avanza Martina, Laferté Gilles, op cit, p 144.

13Jean-Marc Ela, Guide pédagogique de formation à la recherche pour le développement en Afrique.

14Felwine Sarr, Afrotopia, Ed Philippe Rey, 2016. P 19.