Germain-Hervé MBIA YEBEGA, France, décembre 2015
Burundi : la fuite en avant
La crise politique et militaire burundaise s’aggrave quotidiennement, de son lot de massacres et d’exactions. Cette situation dramatique ne relève cependant pas d’une responsabilité exclusive de quelques factions du parti au pouvoir.
Le bilan des affrontements de la fin de semaine dernière, avoisine la centaine de victimes, selon un communiqué de l’armée, trois casernes ayant été simultanément attaquées à Bujumbura. Bien que l’identification même des victimes ne fasse pas l’unanimité, cet événement semble marquer un tournant dans la configuration du rapport de force sur le terrain. La contestation d’un pouvoir usurpé ne faiblit pas, le chef de l’État et une frange du parti au pouvoir, appuyés par un noyau d’irréductibles dans l’armée et la police, voulant maintenir une situation du fait accompli, procédant plus d’une fuite en avant, que d’une prise en compte des lames de fond de la révolte de la grande majorité de leurs concitoyens. Leur obstination dans la remise en cause du pacte républicain suscite questionnement, elle convoque esquisse de relecture de fond, des dynamiques sociopolitiques locales.
Le monopole exclusif du pouvoir
L’histoire du Burundi indépendant met en présence, dans une constance évolutive, des lignes de fracture à l’œuvre en ce moment. C’est, en grande partie, une histoire du déni, de l’autojustification et de l’autolégitimation, l’histoire de la revanche et de la manifestation de la volonté de puissance de ceux qui détiennent le pouvoir, dans sa brutalité la moins tolérable. Elle incarne l’exercice de la violence illégitime, érigée en principe et consacrée en mode d’action.
Ainsi en est-il, à titre d’exemples, du massacre de centaines de milliers de personnes en 1972, sous la présidence de Michel Micombero (1966-1976), une des premières armatures de la chape de plomb du silence qui pèse sur ce pays. Il y a eu ensuite, l’épisode tragique qui commence en 1993, avec l’assassinat du président démocratiquement élu, Melchior Ndadaye. Il s’en suivra une longue guerre civile, conclue au terme de l’Accord d’Arusha (28 août 2000). L’alternance entre périodes de violences systématiques et relatives accalmies, rythme, ici, la vie politique. Cet « Accord » est, aujourd’hui, le point de focalisation des revendications, parce qu’il porte les germes d’espérance, et de la renaissance du Burundi. Surtout, il a commencé à prendre corps, malgré les hésitations, les compromissions, les omissions volontaires et les faiblesses d’un environnement qui s’y prête volontiers.
L’organisation progressive d’une milice armée, dans un pays disposant d’une armée et d’une police « républicaines », s’est faite ainsi, bien qu’une mobilisation politique et citoyenne ait été orchestrée pour l’empêcher. Le viol de la constitution s’est poursuivi, dans un scénario « écrit » d’avance, avec les attributs d’une légalité de pacotille, les textes fondateurs de l’État étant livrés en pâture, par ceux-là même qui ont la charge d’en préserver la quintessence.
Les indéterminations du maillage citoyen des organisations de la société civile, la démobilisation – significative – des partis et mouvements politiques sont fondamentalement explicatives, de cette aisance avec laquelle l’aile extrémiste du CNDD-FDD (le parti au pouvoir) a pu faire valoir ses vues, et perpétuer – jusqu’à présent – son coup d’État constitutionnel et militaire.
Le ministre de la sécurité publique, le général A. G. Bunyoni, personnellement visé, affirmait d’ailleurs le 30 novembre au cours d’une cérémonie officielle, que les sanctions prises le 23 novembre à l’encontre de quatre personnalités politiques et militaires burundaises par l’Administration américaine étaient une « supercherie », « nulles et non avenues », et qu’il s’en moquait éperdument. C’est sur ce mode opératoire du repli sur soi que le régime fonctionne, occupant sans cesse cependant, la vacance et le vide laissés par les partis politiques et les organisations citoyennes, prises de court par ce jeu du harcèlement permanent et de la déstabilisation. Mais aussi, par anticipation des incapacités de la communauté internationale à s’opposer à ses manœuvres violentes et dilatoires. Ainsi, la CEEAC, dont fait partie le Burundi, a-t-elle paradoxalement désigné, lors de la 16ème session ordinaire des chefs d’État tenue à N’djaména le 25 mai 2015, Goukouni Weddeye, comme représentant dans ce pays. L’ancien chef de l’État tchadien, surpris – et nous avec – avouera ne rien savoir de la vie politique du pays dans lequel on lui confiait cette mission. Quant à la médiation engagée sous les auspices de l’Ouganda (mandaté par la Communauté des États de l’Afrique de l’Est, CEA), l’ambassadeur britannique à l’ONU, Matthew Rycroft en avouait tout simplement le « manque de fond », lors de la réunion du Conseil de sécurité consacrée au Burundi, le 30 novembre.
Comment apprécier alors, la tenue du dernier round de consultations à Bruxelles (8 décembre), entre la délégation gouvernementale et l’Union Européenne ? Quelle crédibilité accorder au régime en place, dans la défense des intérêts du Burundi et des Burundais à Bruxelles, alors qu’il foule aux pieds l’accord fondamental supposé conférer sa légitimité de gouvernance au Burundi même ? En raison d’évidentes difficultés budgétaires, le ministère des finances du Burundi a demandé au partenaire stratégique qu’est l’UE (principal bailleur de fonds du Burundi, son apport représentant pratiquement 20% du budget de l’État), la prise en charge des frais de déplacement et de séjour des dix-huit personnalités composant la délégation gouvernementale. Voilà, ce qui s’apparenterait à tout le moins, à une irresponsabilité souveraine, s’inscrivant dans la chaîne d’autres forfaitures.
Les résultats de ces consultations qui visaient à redéfinir le cadre d’une concertation démocratique viable, laissent dubitatif, sur la volonté du régime à prendre en compte la revendication de fond, celle sur laquelle achoppe tout le processus démocratique. L’une des conséquences immédiates en est les massacres des derniers jours, dont nous avons fait cas précédemment. Cette situation dramatique ne relève cependant pas d’une responsabilité exclusive de quelques factions du parti au pouvoir.
Responsabilité citoyenne et politique
La polarisation de l’attention sur le non-respect de l’Accord d’Arusha, n’est qu’une clé de lecture de la crise burundaise. Elle ne rend pas suffisamment compte de tout le substrat, sur lequel repose l’écheveau du rapport de force des parties en présence. Dans cette région du continent, comme partout ailleurs, la portée et l’applicabilité d’un accord politique sont subordonnées à la capacité de mobilisation, de contrôle, et de pression dans laquelle se retrouve chacune des parties contractantes.
À son retour d’Arusha, où il venait de signer le 4 août 1993 un accord de paix, l’ex chef de l’État rwandais déclarait sur un ton péremptoire aux militants du parti au pouvoir (le MRND) : « Qu’on ne vienne pas avec un bout de papier en disant que c’est la paix. La paix, c’est un papier ? Le temps des meetings n’est pas encore arrivé pour moi. Quand il arrivera, je le ferai savoir aux miliciens, et on déboulera. »
Si les contextes burundais et rwandais ne sont guère comparables dans l’absolu, les interactions sont nombreuses entre les deux pays, et les enjeux du moment tributaires de certaines prises d’initiative aux conséquences incalculables, pouvant survenir de part et d’autre : méconnaître les leçons de l’histoire, conduirait à en revivre les drames.
Le régime en place au Burundi accuse régulièrement le Rwanda de constituer la base arrière des militaires burundais en rupture de ban, notamment les auteurs de la tentative de coup d’état du 13 mai 2015. Il pèse sur le Burundi, à contrario, les soupçons d’être un des bastions du déploiement des Forces Démocratiques de Libération du Rwanda (FDLR), qui regroupent d’ex-génocidaires chassés du Rwanda, lors de l’arrivée au pouvoir du Front Patriotique Rwandais (FPR) en 1994.
Parvenir à la signature d’un accord de paix n’est que le franchissement d’une étape, dans la dynamique transactionnelle permanente, de la construction d’un projet politique et sociétal inclusif. Les leçons à tirer de la crise actuelle au Burundi doivent également se situer dans cette perspective là. Il faudrait prioritairement, interroger les dispositions d’accompagnement des résolutions d’Arusha, tout comme d’ailleurs, les ressources mobilisées tant à l’intérieur du pays (qu’à l’extérieur), pour leur mise en œuvre.
Ce qui rejoint le propos des quelques observateurs avisés de la vie politique locale, les quatre anciens chefs d’État encore en vie. Au cours d’une série d’interviews accordées récemment, ils admettent, par-delà d’importantes nuances d’approche, la carence en formation politique et citoyenne des Burundais. Cet état des faits, constituant à leur sens, l’une des causes principales des troubles survenus dans leur pays depuis 1965. Cette exigence de maturité politique et citoyenne, ne dédouane pas, cependant, leurs responsabilités personnelles directes, dans l’histoire du Burundi.
Tous les Burundais devraient tenir compte du croisement de toutes ces analyses. Le Conseil National pour le Respect de l’Accord d’Arusha et la Restauration d’un État de Droit au Burundi (CNARED), plateforme créée au début du mois de juillet à Addis-Abeba en Éthiopie et présidée par Léonard Nyangoma, porte d’immenses espérances. Mais, ses limites de projection stratégique et organisationnelle servent grandement le pouvoir à Bujumbura, adepte de la transhumance humaine, en partie caractéristique du personnel politique local. Il s’assure au besoin, le ralliement circonstancié de quelques opposants au troisième mandat présidentiel de Pierre Nkurunziza. Les principaux partis politiques (Cndd, Uprona, Frodebu, FNL, etc), les organisations de la société civile les plus représentatives (la CECAB-Conférence Épiscopale Catholique du Burundi, notamment), sont tenus à la même exigence de positionnement stratégique pour le retour à la paix durable.
La situation dans ce pays ne pourrait s’appréhender, cependant, à l’échelle exclusive de ses propres frontières. La crise au Burundi est aussi la crise des Grands Lacs, et la crise de tout le continent. La crise au Burundi est la crise de la prédation de l’État, révélatrice en cela, d’une étroitesse de vision politique globale et de leadership. Le notable déclassement stratégique dont fait l’objet ce pays, dans l’imaginaire en Afrique, et dans le monde, concerne chacun des pays du continent. Nous ne pouvons avoir la mémoire courte, en oubliant le silence coupable des acteurs déterminants du système international au Rwanda en 1994. Nous ne pouvons oublier la perduration de la guerre en Somalie. Il n’est pas permis non plus, de se conforter dans une amnésie scandaleuse, face aux meurtres de masse au Soudan du Sud, voire, à ce qui se passe en Libye. La liste serait longue, qui nous rappelle que nous devons être des acteurs de notre propre histoire, nos éventuels partenaires ne pouvant nous être d’un secours, qu’à hauteur de nos capacités à nous prendre en charge nous-mêmes.
La manière dont la gestion de la crise au Burundi est entrevue, inspirera bien de luttes démocratiques en Afrique. Elle sera aussi un des premiers tests de crédibilité de la maturité de l’Union Africaine, dont la grandiloquente Déclaration du cinquantenaire à Addis-Abeba (23 mai 2013), laisse songeur, sur la détermination de l’organisation à bâtir « une Afrique intégrée, prospère et en paix, dirigée par ses citoyens, et constituant une force dynamique sur la scène internationale ».