Jean-Marie COLLIN, Paris, juillet 2015
Risque nucléaire militaire ou désarmement nucléaire ?
Nous détenons cette connaissance du danger et des risques des armes nucléaires. Pendant combien de temps, nos dirigeants politiques et militaires vont-ils croire encore en leur bonne étoile et en la théorie de la dissuasion ?
Les leçons de la guerre froide semblent vouloir être continuellement ignorées. Pourtant, il y a trente-cinq ans, nous étions au cœur de tensions politico-militaires, où le risque de confrontation conventionnelle et nucléaire était une menace réelle et constante. Certes, l’histoire ne se répète jamais de la même manière, mais les analogies sont suffisamment importantes pour avoir conscience que nous sommes susceptibles de vivre une seconde fois une crise dont l’issue peut être destructrice.
Alors que nous étions en pleine guerre froide, nous allons voir naître entre l’Est et l’Ouest à la fin des années 1970, des tensions politico-militaires se renforcer de manière constante. Les à-coups vont être nombreux – invasion soviétique de l’Afghanistan, augmentation des forces conventionnelles, des arsenaux nucléaires tactiques, installations de missiles SS-20 et Pershing entre l’Europe de l’Est et de l’Ouest… – auxquelles se rajoutèrent les gesticulations politiques, comme le président Reagan qui qualifiât l’URSS de « Evil Empire » et le secrétaire général Andropov qui développait aussi des discours guerriers. L’année 1983 fut celle de tous les dangers. En l’espace de quelques semaines, entre septembre et novembre, le monde a failli basculer par deux fois dans un affrontement militaire nucléaire. Aujourd’hui notre connaissance de cette période, avec l’ouverture des archives et des témoignages, nous montre que la guerre nucléaire était ouvertement faisable et acceptée, tel cet incroyable discours préparé par la reine Elisabeth II d’Angleterre en prévision du déclenchement d’un conflit nucléaire avec l’Union soviétique.
Encore trop peu de personnes ignorent ou font mine d’écarter ces faits. Le 26 septembre 1983, le radar d’alerte précoce, situé au sud de Moscou, commandé par le colonel Petrov détecte sur ses écrans des missiles en provenance des États-Unis. Devant cette situation, il se doit d’alerter ses supérieurs, qui, sur la base de cette seule détection, enclencheront une procédure de lancement des ICBM pour frapper le territoire américain. Il désobéira, ne croyant pas dans cette attaque, et donc dans ces systèmes radars. Nous savons aujourd’hui que le satellite de détection a mal interprété le réfléchissement du soleil sur les nuages. Ce fait restera secret pendant presque trente ans. À peine quelques semaines plus tard, l’Otan mène un vaste exercice militaire Able Archer (7 au 11 novembre) qui sera interprété par les Soviétiques, comme le scénario d’un début d’attaque. L’hystérie est alors à son comble, des forces nucléaires sont mises en état d’alerte. Dans les deux cas, c’est le facteur chance qui fut présent et nous évita un conflit nucléaire. La théorie de la dissuasion ne fut d’aucune efficacité !
Trente-deux années après 1983, nous assistons bien à une nouvelle montée des tensions avec la crise ukrainienne comme toile de fond : vols de bombardiers russes le long des frontières d’États membres de l’Otan, violation des eaux suédoises par un sous-marin inconnu, exercices majeurs d’alliés de l’Otan en Arctique (Arctic Challenge Exercise du 25 mai au 5 juin), des forces russes en Arctique (Hornet’s Nest, 16-21 mars), transfert de Rafale et, pour la première fois, de chars lourds américains en Pologne dans le cadre d’une posture de réassurance…
À cela, il convient de rajouter – à la différence de 1983 – que nous sommes dans une ère de communication de masse et ultrarapide, ou les prises de parole politiques qui alimentent ce processus de délire collectif sont dangereuses. L’évocation par Philip Hammond, ministre britannique des Affaires étrangères, d’accueillir, comme au milieu des années 1980, des missiles de croisières (à double capacité) américains sur son territoire en est la parfaite illustration ! Même notre Président sous-entend la menace nucléaire russe dans son discours sur la dissuasion (Istres, 19 février 2015) : « Il y a des États qui investissent dans des technologies, qui peuvent être de nature à fragiliser les équilibres stratégiques que nous connaissons. Plusieurs développent même, des logiques d’influence, de menaces, dans leur environnement proche, terrestre ou maritime ».
Enfin, les médias jouent pleinement leur rôle pour alimenter cette « peur » en relayant des informations sans un minimum d’analyse. L’annonce du déploiement de 40 missiles intercontinentaux par Poutine (16 juin), fait partie d’un vaste plan de modernisation des arsenaux stratégiques russes. On ne peut que le regretter, mais il n’est en rien une réponse à la soudaine « crise » que vit l’Europe.
Un scénario de confrontation semble ainsi s’installer, réunissant peu à peu tous les acteurs, sans que cela n’émeuve beaucoup. Triste constat qui donne raison à Thérèse Delpech : « L’humanité n’apprend pas grand-chose des événements qui n’ont pas eu lieu »… L’Europe ne doit pas redevenir un terrain de jeu de plans de frappe des arsenaux nucléaires.
Nous détenons cette connaissance du danger et des risques des armes nucléaires. Pendant combien de temps, nos dirigeants politiques et militaires vont-ils croire encore en leur bonne étoile et en la théorie de la dissuasion ? N’est-ce pas pour cette raison, que plus d’une centaine d’États ont justement mis en avant ce danger de la détonation nucléaire par accident lors de trois conférences (Oslo 2013, Nayarit et Vienne 2014) portant sur l’impact humanitaire des armes nucléaires ? Il est vrai que la France décida de les bouder, prétextant le risque de « diversion » des vrais enjeux du désarmement nucléaire…
Nul ne peut nier que la présence de plusieurs milliers d’armes nucléaires tactiques russes et américaines – reliques de la guerre froide – se faisant face, constituent un réel danger potentiel. Leur retrait marquerait une volonté d’apaiser les tensions actuelles. La France ne peut se limiter à envoyer quelques Rafale en Pologne et participer ainsi à cette montée des tensions. La France qui s’affirme comme une puissance indépendante doit exercer avec ses partenaires européens une pression sur les États-Unis et la Russie, qui détiennent les arsenaux nucléaires les plus importants. Nous avons de multiples leviers d’influence dans les sphères économiques et diplomatiques ; dire le contraire, signifierait d’ores et déjà que nous avons perdu toute crédibilité.
En effet, il faut avoir conscience que les plus grandes actions de désarmement ont été réalisées dans des périodes de crises. Le président Obama a proposé un plan de réduction de toutes les armes nucléaires (stratégiques et tactiques) lors de son discours de Berlin (juin 2013). Une annonce reprise par son secrétaire d’État John Kerry à la 9e conférence d’examen du traité de non-prolifération (mai 2015). Dans cette même enceinte, l’ambassadeur russe a aussi affirmé que le président Poutine (discours de Valdaï, octobre 2014) n’était pas opposé à des mesures de désarmement.
Plutôt que de le freiner, la France doit être proactive dans ce processus international de désarmement nucléaire. Il en va de la sécurité de ses concitoyens, de l’Europe et aussi de sa crédibilité à respecter ses engagements en tant que puissance nucléaire. Sa diplomatie revendique la nécessité de poursuivre « la feuille de route » tracée en 2010 à la 8e conférence d’examen du TNP. Elle s’est ainsi engagée à « faire un effort particulier pour établir le cadre nécessaire à l’instauration et à la préservation d’un monde sans armes nucléaires ». Contraindre Moscou et Washington à discuter et à négocier un accord de retrait des armes nucléaires tactiques du sol européen répondrait à cet engagement. Et, comment imaginer qu’elle n’obtiendra pas le soutien de ses alliés européens ?
Désormais, toute la question est de savoir si Paris aura ce courage ? Car, pousser à la réduction des arsenaux américains et russes, notamment sur le territoire européen, pourrait contraindre la France à terme, à s’engager sur cette voie. Mais là aussi, ce ne serait que respecter la parole qu’elle a donnée en acceptant de s’engager « sans équivoque à procéder à l’élimination totale de [ses] arsenaux nucléaires aux fins du désarmement nucléaire ». Les clés de la stabilité mondiale, du désarmement et de la diminution des tensions sont entre les mains du pouvoir politique !
Notes
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Article publié dans la Revue Défense Nationale n°782, « Le nucléaire militaire, perspective stratégique », sous la direction de Philippe Wodka-Gallien, Été 2015.