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Transformation de conflit, de Karine Gatelier, Claske Dijkema et Herrick Mouafo

Aux Éditions Charles Léopold Mayer (ECLM)

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, France, février 2015

Le peuple contre l’ethnie en Afrique.

Faire peuple à travers une politique des quotas d’accès à la fonction publique au Cameroun.

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Divers par sa géographie, le Cameroun est aussi extrêmement divers dans son peuplement. C’est ainsi que les ethnologues coloniaux parlent de plus deux cent ethnies. On y rencontre plusieurs confessions religieuses et plusieurs systèmes d’organisation sociétale.

Dès la première expérience coloniale avec l’Allemagne, le développement de la ville va entraîner divers problèmes dont celui de la délimitation raciale à travers le territoire. Ce phénomène va se renforcer durant la colonisation française à travers le régime de l’indigénat. Le régime de l’indigénat est un ordre social racial qui sépare les français dit de souche ayant la citoyenneté et les sujets français, population indigène noire, arabe ou malgache, qui sont soumis à des règles différentes. Ce code de l’indigénat postule une séparation stricte entre les quartiers des blancs et les quartiers des indigènes noirs notamment.

La seconde guerre mondiale va porter un coup à cet ordre colonial. Le Cameroun, comme du reste les autres colonies d’Afrique et d’ailleurs, va fournir des soldats pour l’effort de guerre français. Tous ces soldats noirs des colonies feront la guerre, vivront et mourront à côté des colons à qui ils ne sont pas autorisés à s’adresser librement dans la colonie. Cette mise en proximité va avoir des conséquences directes sur le mouvement d’émancipation des peuples colonisés.

1. De la nécessité de faire peuple au Cameroun

Déjà le 27 août 1944, les activités syndicales sont légalisées au Cameroun. C’est ainsi qu’entre 1944 et 1960, neuf centrales syndicales sont créées. Puis, c’est au tour des partis politiques. Créee le 18 avril 1948 à Douala, la principale ville du pays, l’Union des Populations du Cameroun (UPC) porte l’étendard de la réunification et de l’indépendance du Kamerun1.

En 1946, une Assemblée Représentative du Cameroun (ARCAM) est mise en place. Louis-Paul Aujoulat et Alexandre Douala Manga Bell sont alors députés à l’Assemblée nationale française. Le premier pour le collège des citoyens français, le second pour le collège indigène. Il y a donc au plan institutionnel un ordre racial politique. En 1952, l’assemblée change de nom et devient Assemblée Territoriale du Cameroun (ATCAM). Il y a une vie politique intense au Cameroun dès 1948 et bien avant. Dans cette vie politique, plusieurs partis politiques et associations jouent un rôle important. L’UPC devient de plus en plus populaire et s’implante fortement dans la ville cosmopolite qu’est Douala. C’est à Douala que va survenir un événement qui va bouleverser la situation politique au Cameroun. En 1955, une manifestation pacifique de l’UPC est violemment réprimée dans ce qui est appelé les événements de New-Deïdo. En 1956, le processus va connaître un coup d’accélérateur lorsque le gouverneur Roland Pré va interdire l’UPC qui entre ainsi de fait dans la clandestinité. La France accorde aussitôt l’autonomie interne au Cameroun et engage dans la foulée une nouvelle transformation institutionnelle. L’ATCAM devient Assemblée Législative du Cameroun (ALCAM) et des élections sont organisées pour le mois de décembre 1956. Ne pouvant participer à ces élections du fait de son interdiction, l’UPC appelle au boycott du scrutin. Ce mot d’ordre de boycott sera suivi de manière différenciée et permet de rendre compte de l’implantation du parti, et partant de sa popularité et de sa représentativité. L’hypothèse étant ici que les élections sont organisées de manières transparentes.

En effet, dans la région du Wouri dont Douala est le cœur, seulement 22% des électeurs inscrits participent au scrutin, et le chiffre tombe à 12,5 % dans la Sanaga-Maritime. Alors que dans le Ntem la participation s’élève à 80%, à 66% dans le Mungo, et à 70 % dans le Nyong-et-Sanaga. Or, suivant les chiffres officiels, les deux zones où l’UPC semble fortement implanté ne représentent que 9% de la population totale du Cameroun2. A l’issue du scrutin, André-Marie Mbida devient le premier premier ministre du Cameroun et Ahmadou Ahidjo son vice premier ministre.

Le 15 décembre 1957, le député Samuel Wanko est assassiné par des forces soupçonnées proches de l’UPC. Des violences politiques éclatent dans l’Ouest Cameroun, dans les centres urbains et les localités proches de Douala et en Sanaga Maritime, que les colons appellent le pays Bassa. C’est alors l’occasion pour Mbida, premier ministre, de s’opposer plus fermement à toute option politique susceptible de ramener l’UPC dans la légalité institutionnelle. Il va obtenir le renforcement des effectifs militaires de la puissance coloniale. Commence alors une longue guerre d’indépendance qui va opposer l’UPC, parti nationaliste, aux différentes administrations coloniales, puis néocoloniales qui vont se succéder jusqu’en 1971 avec l’arrestation puis l’exécution d’Ernest Ouandié. Le chef de l’UPC, le leader nationaliste Um Nyobé va conduire un maquis en Sanaga-Maritime, dans le territoire peuplé principalement par les bassa’a, son ethnie d’appartenance, alors que d’autres fronts vont se créer notamment dans l’ouest du pays. Il est assassiné le 14 septembre 1958 près de M’boumyébel en Sanaga Maritime.

Dès après cet assassinat fondateur, c’est-à-dire le 24 octobre 1958, l’ALCAM prend une résolution affirmant « la volonté du peuple camerounais de voir l’État (sous tutelle) du Cameroun accéder à la pleine indépendance le 1er janvier 1960 ». Plus tard, par l’ordonnance n° 58-1375 du 30 décembre 1958, portant statut du Cameroun, le Gouvernement français sous la direction de Michel Debré transforme l’État sous tutelle du Cameroun en « État du Cameroun ». Le Cameroun oriental accédera à l’indépendance le 1er janvier 1960.

Cette accession à l’indépendance se fera donc dans la violence. En effet, les zones de rebellions du littoral et de l’ouest sont traitées par la puissance coloniale comme des unités territoriales ethniquement homogènes et politiquement hostiles. La guerre d’indépendance va faire entre 500.000 et 1.000.000 morts entre 1955 et 1972. À ce sujet, François Souliers, officier de police en fonction au Cameroun pendant cette période livre un témoignage édifiant : « J’ai servi au Cameroun pendant les années de rébellion à Douala en tant que commissaire de police… L’opération du quartier Congo était la plus rude épreuve de ma carrière. Il fallait asperger l’essence sur les taudis de ce quartier et mettre [le] feu ensuite ». Le massacre dont il est fait mention ici fait 20.000 morts. Akono Evang dit qu’il « s’est agi de la punition coloniale des ethnies rebelles et des zones ethniques contestataires3 ». Il est donc clair que la violence politique s’exerce contre les populations en raison de leur appartenance ethnique. On retrouve ici un paradigme où identité ethnique et appartenance politique sont considérées comme interchangeables. André Marie Mbida, alors premier ministre, fait un discours en public et en français où il s’adresse explicitement aux populations Bassa’a de la Sanaga Maritime, pour, dit-il, les exhorter à arrêter les violences politiques. On peut par exemple retenir ceci : « je sais que les bassa’a aiment la justice ». Durant ce discours, dont la copie est sur le site de l’Institut National de l’Audiovisuel français (INA), l’amalgame est fait durant tout le discours entre bassa’a et militants politiques de l’UPC. Ce qui reflète l’ambiance politique de cette période où se confondent appartenance politique et ethnique. De la même manière, on retrouve des termes similaires chez des responsables coloniaux. C’est le cas du texte du Colonel français Jean Lamberton publié dans la Revue Défense Nationale en Mars 1960 lorsqu’il dit :

« Le Cameroun s’engage sur le chemin de l’indépendance avec, dans sa chaussure, un caillou bien gênant. Ce caillou c’est la présence d’une minorité ethnique : les Bamiléké, en proie à des convulsions dont l’origine ni les causes ne sont claires pour personne4 ».

Bien que publié dans un journal pro-colonial, il exprime assez bien les débats qui ont cours dans la métropole à propos du Cameroun et sur le scepticisme vis-à-vis des jeunes Etats africains à faire cohabiter plusieurs peuples sous le même gouvernement indigène.

Des événements politiques nationaux vont confirmer l’ethnie comme l’une des ressources politiques dont disposent les acteurs et comme une variable régulatrice des batailles politiques au Cameroun. Il s’agit de la première grande crise politique que va connaître l’ALCAM qui a pour protagonistes le gouverneur Ramadier, le premier ministre Mbida et le vice premier ministre Ahidjo. Le premier a un conflit avec le second et souhaite le remplacer par le troisième. Pour ce faire Ahidjo va démissionner avec l’ensemble des députés du Nord du Cameroun. A la suite de quoi, le gouvernement de Mbida va tomber. Ramadier va s’empresser alors de nommer Ahidjo premier ministre avec mandat de former un nouveau gouvernement. Il faut préciser que tous les députés du nord du Cameroun sont membres du même parti politique qu’Ahidjo, l’Union Camerounais (UN), mais sont tous, également, foulbés et musulmans. C’est de cette manière que Ahmadou Ahidjo devient premier ministre en 1958 et conduit le Cameroun ensuite à l’indépendance formelle. C’est donc par une manœuvre politique aux contours ethniques et identitaires que le Cameroun va faire son bond dans l’Etat indépendant. Ce qui faire dire à Jean-François Bayart : « En 1958, la conscience tribale est l’élément essentiel de la société camerounaise5 ». Il y a en effet une forte polarisation ethnique dans les batailles politiques. Le multipartisme qui a cours prend des allures d’une bataille rangée ethnique à travers les instruments que sont les partis politiques. Chaque ethnie essayant d’établir une main mise sur l’appareil de l’Etat. Il y a alors un rapport étroit entre ce multipartisme et le tribalisme comme l’a si bien montré J-F Bayart6. Pour Bayart la compétition politique se résume à l’affrontement entre trois complexes ethniques : celui du Nord (foulbé, féodal, musulman), celui du Sud (bantou, clanique, chrétien) et celui de l’Ouest (semi-bantou, lignager et chrétien)7. Ce qui ne veut pas dire que chaque parti politique puise toute sa clientèle politique dans une seule ethnie, mais plutôt qu’en raison de l’identification à l’un de ses leaders, tout ou partie d’une ethnie va rejoindre les rangs d’un parti politique donné. Le rôle des leaders de partis est donc prépondérant dans la mobilisation d’une base militante. Même l’UPC, parti politique qui s’est fondé sur une idéologie de gauche, avec un vrai projet politique pour le pays, ne déroge pas à la règle. Le rôle de Um Nyobé expliquerait ainsi l’adhésion de la Sanaga Maritime, la présence de Moumié celle des populations bamoun, celle de Ouandié les populations de l’Ouest Cameroun. L’UPC serait donc dans cette occurrence, une alliance Bassa-Bamoum-Bamiléké qui au-delà de la question de l’indépendance nationale, serait porteur d’un projet hégémonique au Cameroun. Chacune des formations politiques est dans cette perspective un « parti-clientèle de minorités ethniques8 ». C’est ce que permettent de voir les résultats des divers scrutins organisés pendant toute cette période de transformation politique qui montrent une concordance entre l’origine ethnique de l’électorat d’un parti politique et l’appartenance ethnique des dirigeants de ce parti.

C’est donc un pays profondément divisé dont hérite Ahidjo le 1er janvier 1960. Lui même est fortement contesté de toutes parts. Les mouvements nationalistes trouvent ahurissant que l’un des fervents défenseurs d’un Cameroun français dans la Communauté française soit le président d’une république indépendante. Le référendum organisé le 21 février 1960 qui doit permettre aux électeurs de se prononcer pour ou contre l’adoption de la nouvelle constitution renforce, aux yeux d’Ahidjo, le péril qui menace. Les résultats sont sans appel. Il s’agit d’un immense camouflet pour Ahidjo. Ce qui aggrave sa fragilisation. Dix des vingt et une circonscriptions électorales9 se prononcent pour le non. Ce sont toutes celles du Centre-Sud ; elles représentent 89% de la totalité des non avec 531 000 des voix exprimées. Les 797 498 suffrages favorables au projet de Constitution proviennent du Ntem, de l’Est et surtout du Nord. Le centre-sud étant le fief politique de ses adversaires politiques, mais aussi très majoritairement peuplé par les Fang-béti dont est issu Mbida.

Dès lors le thème de l’unité nationale est central dans le discours politique du président Ahidjo. La consolidation de son pouvoir passe par la nécessité de faire peuple, de faire nation. Comme le fait ressortir l’iconographie de l’époque, le Cameroun se doit être « Un drapeau, un peuple, un chef ». Ce brève rappel historique permet peut-être de comprendre pourquoi dès l’indépendance formelle acquise du Cameroun, le nouveau président, Ahmadou Ahidjo va promouvoir comme prioritaire et primordial ce qu’il appelle l’unité nationale. Toute chose, l’économique comme le social, l’institutionnel comme l’informel se décline alors autour de ce crédo qui vaut tout à la fois profession de foi et finalité : l’unité nationale.

2. L’ethnie, une construction historique

Qu’est-ce donc que l’ethnie ? Elikia M’Bokolo et Jean-Loup Amselle ont montré que l’ethnie, loin d’être ce-quelque-chose-qui-est-là, est le produit d’une fabrication historique (Amselle & M’Bokolo, 198510). L’ethnie est donc une entité mobile, mouvante et dont les frontières ne sont pas données une fois pour toute. Ce qui amène les précisions de J-L Amselle : pouvait être appelée ethnie durant la période précoloniale, des « ensembles mouvant11 » et « perméables12 » auxquels la colonisation a fixé des limites dans une classification rigide. Ces catégories construites seront ensuite réappropriées tant par les populations indigènes que par le monde scientifique à travers une anthropologie s’inscrivant dans la continuité des constructions théoriques et téléologiques coloniales.

Une étude de tous ses apports de mise en question de l’ethnie comme catégorie essentialiste permet d’arriver à quatre résultats principaux. En premier lieu, les catégories ethniques interviennent souvent comme des instruments de stabilisation de différence sociale. C’est par exemple le cas des Tutsi et des Hutu dans la région des Grands Lacs. Josias Semujanga13 nous montre comment dans un pays culturellement homogène, les populations ayant une même langue, une même religion, un même territoire, l’entreprise coloniale d’ethnicisation de groupes socio-économiques a réussi à fixer des identités ethniques rigides sur ce qui n’était qu’une situation sociale mobile ; sachant qu’un individu, une famille pouvait passer du statut de hutu à celui de tutsi et vice-versa. C’est l’entreprise coloniale qui va essentialiser ces catégories sociales en groupes ethniques fixes et immuables. Cette œuvre de création ethnique va réussir le tour de force de donner des critères physiques et moraux distincts pour chacun des deux groupes. Par la suite, chacun des groupes ainsi délimités se verra assigner une fonction dans la hiérarchie sociale. La place dans la hiérarchie sociale de chaque individu étant fonction de son groupe ethnique d’affectation. Divers mécanismes institutionnels vont par la suite se succéder pendant et après la colonisation. Mécanismes qui font de l’appartenance ethnique le principal critère d’accès à l’école comme d’accès à l’emploi. Tout ceci aboutira dramatiquement aux transes meurtrières du génocide rwandais de 1994, lequel a connu cependant de nombreux signes annonciateurs, souvent sanglants comme les massacres hutu de 1972.

En second lieu, dans leur entreprise d’implantation et d’administration des territoires conquis, les colons vont établir une coopération avec les chefs locaux ou ce qui peut en tenir lieu. Cette coopération va favoriser l’établissement de nouvelles pratiques identitaires, des catégories et représentations, que l’on aura tôt fait de qualifier de « tradition14 ». Ranger démontre que l’ethnie africaine résulte d’une « invention de la tradition » durant la période coloniale : « C’est que l’invention des traditions est essentiellement un processus de formalisation et de ritualisation caractérisé par la référence au passé, ne serait-ce que par le biais d’une répétition imposée15 ». C’est par exemple ce que J-F Bayart remarque lorsqu’il parle des chefferies traditionnelles en pays bamiléké. Bayart montre comment des cadets sociaux se soumettent à un ordre économique au nom d’une tradition qui date en fait de la mise en place de l’Etat westphalien par le colonisateur. Ici, la tradition, source et garante d’une identité ethnique reiférée, joue sur un mode performatif. Elle a pour but de légitimer un système de l’ordre social et une économie de la domination.

Le troisième point qui dérive du second est l’inscription de la tradition dans l’immuable. Par ce biais, c’est l’ethnie qui est essentialisée. A partir du moment où l’ethnie existe, par elle-même, en dehors de tout cadre social particulier, c’est donc elle qui a le pouvoir d’agir sur le reste. En d’autres termes, l’ethnie sert de base et d’unité d’action à l’administration coloniale. Tels types de rôles sociaux (enseignants, médecins, plutôt que soldats, ouvriers) seront réservés à des personnes de telle ethnie du fait de leur habilité naturelle à exercer dans ce domaine. Chaque ethnie est alors réputée posséder des caractéristiques physiques et morales particulières la distinguant des autres, la prédisposant ou l’écartant de l’exercice de telle profession ou de tel rôle social. On retrouve de telles considérations dans les travaux de Frederick Cooper sur la présence des noirs dans l’armée française lors de la seconde guerre mondiale. L’état major privilégiait ainsi le recrutement des bambaras du Sénégal. Ces derniers sont réputés meilleurs guerriers du fait des bas instincts qu’on leur attribut. Bas instincts qui en feraient de redoutables combattants.

Enfin, les facteurs ayant conduit à la construction des ethnies, donc de leurs différences, sont assez souvent distincts de ceux grâce auxquels ces unités ethniques assurent leur continuité après la période coloniale. Par exemple, au Cameroun, alors que les peuples de l’Ouest avaient pour habitude de se différencier à partir des limites de chefferies traditionnelles (bangou, bapouantou plutôt que fondjomokwet16), les changements sociaux et l’urbanité vont pousser vers une construction identitaire plus holistique qui va gommer les différences de langues, voire de mythes fondateurs pour donner naissance à l’ethnie bamiléké. Cette dernière offre plus d’attractivité et entraîne dans son sillage une nécessaire redéfinition des identités ethniques dans l’ouest du pays et pas seulement. Nous reviendrons sur ces ajustements ethniques s’inscrivant dans des stratégies d’anticipation et d’optimisation des usages identitaires de l’ethnie dans des compétitions d’offres et de demandes au sein de la fonction publique camerounaise.

3. De l’usage des quotas au sein des sociétés plurales

Dans chaque société plurale se pose la question de la mise en place ou non de mécanismes formels et institutionnels devant favoriser le vivre-ensemble. Les situations de pluralisme varient considérablement d’une société à l’autre. Certaines sociétés sont multiculturelles dans la mesure où y cohabitent des cultures diverses. Souvent, l’État se constitue en fixant son territoire dans un espace qui englobe plusieurs cultures installées là de longue date. C’est le cas de l’Espagne par exemple. Dans d’autres États comme l’Allemagne, il existe une culture dominante autour de laquelle l’État se constitue, la culture prussienne, et par la suite, le flux des migrations, des échanges installent d’autres cultures à l’intérieur des frontières étatiques de l’État déjà constitué. On observe ainsi la coexistence en Allemagne de la culture allemande avec des cultures turques, musulmanes, africaines, etc. Dans d’autres sociétés, notamment dans les pays de l’Afrique, ex-colonies françaises et anglaises, les sociétés sont plurales du fait de l’importation d’un État sur un territoire où sont installées des populations appartenant à plusieurs ethnies, confessions religieuses et cultures. D’autres configurations existent. Dans tous les cas, la question centrale demeure : comment garantir à chaque citoyen un traitement égal et la justice sociale, tout en tenant compte des situations particulières consécutives à son appartenance communautaire ou ethnique ?

Pour concilier ce double impératif d’égalité et de justice sociale, plusieurs mécanismes institutionnels sont possibles. La variété des solutions oscillent entre politiques de discrimination positive et système consociatif. Nous n’allons pas faire le développement des différentes approches possibles et existantes, ni disserter sur la meilleure manière de construire le vivre-ensemble dans une société plurale comme celle du Cameroun. Notre propos va concerner le débat sur la pertinence d’une approche par les quotas. Pour ce faire, nous allons exposer dans un premier temps les thèses favorables à une politique des quotas pour ensuite les confronter aux thèses qui n’y sont pas favorables.

Le principal argument des thèses favorables aux quotas repose sur la capacité de ce dispositif à « réaliser la représentation descriptive17 » de la population au sein du corps, de l’institution dont l’entrée est soumise à ladite politique des quotas. Les quotas peuvent intervenir pour réparer une situation discriminatoire consécutive à l’histoire politique du pays, discriminations vis-à-vis d’un groupe ethnique par exemple. Ce groupe ethnique discriminé peut être majoritaire (Afrique du Sud) ou minoritaire (États Unies d’Amériques). Les quotas interviennent aussi comme « instruments censés souder un pays18 ». Stojanovic reprend avec synthèse les principaux points de la capacité représentative d’une politique des quotas (Stojanovic, 2013, p. 23) :

« Selon Mansbridge (2005, p.622), l’usage des quotas peut se justifier de trois manières distinctes : (1) la représentation descriptive est importante, voire nécessaire d’un point de vue substantiel et symbolique, pour les groupes qui en bénéficient, ainsi que pour le système politique (polity) en tant que tel; (2) lorsqu’un groupe est sous représenté au sein d’une institution représentative, cela est dû à des formes de discriminations inopportune (inappropriate); (3) dans la pratique, les quotas sont l’instrument le plus efficace pour réaliser la représentation descriptive. Mansbridge souligne également que les deux premiers arguments sont normatifs, tandis que le troisième est « prudentiel », parce qu’il dépend de plusieurs facteurs, notamment de la probabilité que le groupe en question puisse être adéquatement représenté par d’autres moyens, ainsi que la plausibilité institutionnelle de réaliser un système de quotas dans un pays et dans un moment historique donnés. »

L’une des critiques les plus féroces aux politiques des quotas consiste à dire que ces mécanismes, au lieu de permettre plus de justice sociale en favorisant l’égalité entre citoyens, contribuent à fixer, voir à amplifier les antagonismes entre membres de communautés linguistiques, confessionnelles ou ethniques qui sont ainsi essentialisés. C’est ainsi que  Mansbridge (2005) suggère que le principal danger des quotas réside dans cet essentialisme19.. Si je suis admis à un concours en raison de mon origine ethnique, ma citoyenneté transite par l’une des facettes de mon identité qui est de ce fait rendue sinon primordiale, centrale. En outre, si je suis admis à la fonction publique parce que les places réservées à mon groupe ethnique d’appartenance le permettent, qui dois-je servir ensuite dans mes fonctions administratives ? Mon ethnie dont je suis le « représentant » ou l’ensemble de la communauté nationale ? Le danger ici consiste alors à faire de l’administration un conglomérat d’unités ethniques fragmentées qui se côtoient mais ont une conscience réciproque de leurs différences. On voit poindre ici le risque de la « cristallisation d’un seul clivage unidimensionnel20 ». Dans le cas de l’existence d’un clivage saillant et fortement marqué, les quotas peuvent contribuer à naturaliser ce clivage, à l’essentialiser, à l’inscrire dans la durée en limitant voir en empêchant que ce dernier soit transcendé à brève ou longue échéance. Ce qui est un danger pour la concorde civile et la convivialité des différences que le dispositif se proposait de réaliser.

Au surplus, quelle est valeur d’un succès au niveau individuel lorsqu’on a le sentiment de le devoir non à son génie propre, mais à son appartenance à un groupe ethnique spécifique ? Quelle est notre liberté lorsque nous sommes assignés à une identité particulière ? Car la logique même des quotas ne consiste t-elle pas à décider à priori de la saillance de l’une des facettes particulières de notre identité ? Cet élément saillant devenant de ce fait l’identité sociale première sinon essentielle, mettant au cachot notre pluralité identitaire, tant pour nous même que pour l’autre, notre altérité.

Ceci dit, examinons les raisons pour lesquelles une politique des quotas d’accès à la fonction publique a été prise au Cameroun.

4. L’administration comme creuset du peuple Cameroun

En plus de l’importance socio-économique de la fonction publique, nous devons considérer son rôle politique et symbolique. En effet, trois institutions, aux yeux du régime Ahidjo, concourent à la construction de l’unité nationale : le parti unique, l’armée et l’administration publique. La troisième sans doute plus que les deux premières. Le parti unique, de part sa nature même, est un lieu de conflictualité et regroupe une très infime proportion de la population. Ses activités se focalisent sur la propagande politique et l’encadrement des citoyens. En contexte de parti unique, les rapports entre les membres sont emprunts de méfiance et de suspicion. L’épée de Damoclès plane à tout moment sur toutes les têtes. Ainsi, même si par les effets de la théâtralisation politique le parti donne l’image d’une grande confraternité nationale, personne n’est dupe ; le président Ahidjo le premier.

En second lieu, il y a l’armée. Cette armée nationale s’est formée dans la guerre civile qui oppose le mouvement indépendantiste l’UPC aux régimes d’autorité successifs. De 1955 à 1960, l’UPC se bat contre l’Etat français et ses excroissances africaines. A partir de 1960 et jusqu’à la fin de la guerre civile en 1971, l’UPC se bat contre une armée camerounaise même si celle-ci est encadrée par l’ex puissance coloniale. Aussi, même si l’armée accueille des camerounais venant de toute les régions, groupes ethniques, linguistiques et confessionnels, on peut se douter que cette armée là qui tue et détruit d’autres Camerounais et certaines régions plus que d’autres ne peut très logiquement être considérés comme le symbole de l’unité nationale.

Il ne reste plus que l’administration pour incarner ce processus de construction de l’unité nationale. C’est ce qu’a bien compris le président Ahidjo pour qui garantir la représentativité de la population au sein de la fonction publique c’est favoriser l’unité nationale. Il est vrai que l’administration publique est le seul grand corps qui est présent sur tout le territoire de la république. Chaque citoyen lie le commerce avec l’administration publique. La bureaucratie d’Etat est alors présente dans les activités de la vie courante. C’est l’époque des plans agricoles qui mettent les paysans les plus enclavés au contact des moniteurs agricoles qui sont des fonctionnaires recrutés sur la base de concours. Chaque citoyen, peu importe ses préférences politiques, son ethnie ou toute autre caractéristique identitaire, peut s’identifier à l’administration. Le rôle symbolique de la fonction publique comme creuset de l’unité nationale est à cet égard central pour comprendre la décision d’Ahidjo de mettre en place un dispositif d’action publique pour garantir sa représentativité.

5. La politique des quotas comme dispositif inclusif permettant de faire peuple

Dans ce début des années 1980, le président Ahidjo, fidèle au paradigme du père de la nation qui fait fureur dans tous les pays d’Afrique anciennement colonies françaises, est omniprésent. Il est à l’initiative de tout. Il contrôle tout et tous. Il intervient sur tous les sujets. Bref, il entend gérer le Cameroun en bon père de famille. Or la grande famille camerounaise souffre de plusieurs inégalités. Comme nous avons essayé de le montrer plus haut, certaines régions ont davantage bénéficié d’infrastructures scolaires et incidemment de la naissance d’une classe moyenne. C’est le cas des régions du littoral et sud du pays. Par la suite, suivant un processus de reproduction sociale bien connu depuis les travaux de Bourdieu, la progéniture de ces premiers fonctionnaires va intégrer la fonction publique à travers leurs succès aux concours administratifs. Pendant ce temps, les candidats issus des régions septentrionales du pays d’où est originaire Ahidjo enregistrent un faible taux de réussite à ces même concours. Car malgré, la politique des plans et les efforts consentis pour installer des infrastructures scolaires dans ces régions périphériques du pouvoir, l’écart demeure important. Or, les emplois au sein de l’administration sont alors revêtus d’un fort prestige social. Les enseignants, les médecins, les agents administratifs, les administrateurs civils, les policiers, bref tous les métiers qui renvoient à la puissance publique sont fortement prisés. Au début des années 1980, être fonctionnaire c’est avoir une stabilité sociale à toute épreuve, être doté d’un bon salaire, d’un système de couverture sociale, d’une facilité d’accès au crédit, et en prime d’une grande considération sociale.

C’est dans ce contexte de forte attractivité de la fonction publique que le dispositif de quota est mis en place. C’est aussi dans le contexte d’un Etat autoritaire. Les travaux de Jean-François Médard et Jean-François Bayart montrent qu’au Cameroun le régime autoritaire s’appuyait doublement sur la répression et sur un système clientéliste. Nous émettons alors l’hypothèse qu’à chaque concours administratif, les réseaux clientélaires font remonter des listes de candidats auprès de différents relais afin de garantir leur succès. Nous ne disposons pas d’éléments empiriques nous permettant d’aller plus avant dans l’examen de cette pratique à cette période. Par contre, des travaux21 précédemment cités indiquent la pratique qui consiste à faire intégrer des candidats originaires des régions les moins scolarisées au sein de la fonction publique par la voie des niveaux d’admission les moins contraignants. Par la suite, par le truchement des nominations, ces fonctionnaires se verront confier des responsabilités normalement réservées à des catégories supérieures. Ceci est d’ailleurs une pratique qui perdure au sein de l’administration camerounaise.

L’usage des quotas est une vieille technique pour assurer l’inclusion, la représentativité dans les sociétés multiculturelles. L’introduction des quotas est alors un dispositif formel dont se sert l’Etat pour assurer l’équité et la justice sociale entre ses différentes composantes. Ici, il s’agit de codifier l’accès à la fonction publique entre les différentes régions, voir les différents groupes ethniques qui ont en commun le territoire du Cameroun. Nous parlons d’action publique car l’Etat met en place un dispositif public pour réaliser des objectifs d’intérêts public clairement circonscrits ; lequel dispositif fait intervenir des acteurs publics de plusieurs niveaux ainsi que des acteurs privés.

6. Comprendre la politique des quotas d’accès à la fonction publique au Cameroun à la lecture des textes

Ce dispositif se décline au moins à deux nivaux. Tout d’abord le décret présidentiel n°82/407 du 07 septembre 1982. Celui-ci vise à modifier les dispositions de l’article 56 du décret n°25/496 du 3 juillet 1975 fixant le régime général des concours administratifs. Ce décret présidentiel autorise le ministre de la fonction publique de fixer « par un texte particulier les quotas de places réservées aux candidats de chaque province compte tenu de l’importance démographique et du taux de scolarisation de leur province d’origine et aux anciens militaires sans distinction d’origine ». Ainsi donc, les quotas s’adossent à l’importance démographique de la province d’origine du candidat et à son taux de scolarisation.

La visée de ce dispositif est donc clairement d’introduire des éléments de justice et d’équité entre candidats. Il s’agit pour ces promoteurs d’un instrument de rattrapage des inégalités existantes entre candidats du fait que certains sont issus de régions à forte scolarisation et d’autres non. Ce dispositif sous-tend donc que si la province dont est issue nos parents est mieux scolarisée que d’autres, alors nous sommes supposés privilégiés par rapport à d’autres compatriotes pour ce qui est de l’accès à l’instruction. De même, il faudrait éviter que certains groupes se retrouvent absents de l’administration publique du fait de leur faible poids démographique qui réduit statistiquement leur probabilité d’être admis aux concours administratifs ou à contrario que des groupes démographiquement majoritaires ne soient si nombreux à réussir les concours administratifs au point que les autres groupes s’en sentent exclus. Dans l’un comme dans l’autre cas, l’administration ne serait pas en mesure de jouer son rôle de pépinière et symbole de l’unité nationale.

Le décret fait référence à deux considérations qui à première vue peuvent paraître contradictoire. La première considération est spatiale, territoriale : les « places sont réservées aux candidats suivant leur province d’origine ». Ainsi donc la codification se fait à partir de la province d’origine de chaque candidat. La province d’origine n’est pas obligatoirement celle du lieu de naissance, de scolarisation ou d’établissement. Car l’alinéa 4 stipule: « Est considérée comme province d’origine d’un candidat, la province dont ses parents légitimes sont originaires ». Nous avons ici une seconde considération qui renvoie tout à la fois à des éléments de filiation, les parents, et juridiques car ils doivent être légitimes. Ce qui renvois à des considérations morales et de classification sur lesquelles nous ne reviendrons pas ici. Par contre, la grande ambiguïté du texte est la notion qui est pourtant au centre de ce décret, celle de la « province d’origine ». Qu’est ce donc que la province d’origine des parents ? Aucune indication n’en est donnée dans le décret susvisé ; comme si cela allait de soi que les parents aient une province d’origine. Une sorte d’encrage territorial immuable, naturel, ne pouvant faire l’objet d’aucune contestation. Il y aurait donc ainsi une province des origines, un ancrage territorial originel au sein des frontières du pays pour chaque camerounais. Cette référence à la province d’origine des « parents » pose aussi une série de questions. Les parents ne peuvent-ils pas avoir des provinces d’origine distinctes. Si ceci arrive, quelle sera la province d’origine qui est prise en considération ? Mais laissons là ces considérations pour se concentrer sur l’acception que l’on peut faire de la notion de province d’origine dans le texte. Aussi curieux que cela soit, cette notion de province d’origine est unanimement comprise par l’ensemble des populations comme étant une référence ethnique. En d’autres termes, il existe au Cameroun une géographie ethnique précise. Chaque ethnie peut donc être rattaché à une ou plusieurs circonscriptions administratives. C’est ainsi que l’Office de Recherche Scientifique et Technique d’Outre-Mer (O.R.S.T.O.M), aujourd’hui Institut de Recherche sur le Développement (IRD), tiens une carte ethnique du Cameroun. Nous avons retrouvé une « esquisse ethnique de la République Fédérale du Cameroun ». La figure n’est certes pas datée, nais nous pouvons la situer entre 1961 et 1972 qui marque les deux bornes du fédéralisme camerounais. Nous situons cette carte ethnique dans cette période car dans son intitulé on retrouve la désignation « République Fédérale du Cameroun ». Dans la mesure où le décret parle de la province d’origine comme d’une situation stato-temporelle, cette « esquisse ethnique22 » du Cameroun vaut autant pour 1961 que pour 2014 et pour toujours. Aussi la figure ci-dessous (Fig. 1) nous donne un aperçu de la répartition territoriale de l’origine, de l’ethnie telle que l’envisageait sans doute le président Ahidjo en 1982.

Ce décret est pris par Ahidjo deux mois avant sa démission de la présidence de la république. Il est difficile de penser qu’au moment où il prenait ce texte, il ne songeait pas déjà à sa démission, et donc à sa postérité politique. Nous pouvons dire sans trop nous avancer qu’il s’agit pour le président Ahidjo de laisser à la postérité un dispositif qui pour lui porte le sceau de son crédo politique autant que sa marque pour l’histoire : l’unité nationale.

Le décret présidentiel donne aussi la possibilité au ministre de la fonction publique de fixer les barèmes minimaux pour les concours. L’alinéa 6 dispose que « Les moyennes de notes fixées (…) peuvent être modifiées par le ministre de la fonction publique à l’occasion de chaque concours ». Il est prévu que pour chaque concours, le ministre puisse fixer et les quotas comme clé de répartition en fonction de la province d’origine et les barèmes minimaux permettant l’admission pour chaque concours. Cette lecture du décret est d’autant plus logique, que le décret prévoit une situation où une province d’origine ne pourrait fournir suffisamment de lauréats pour un concours. L’alinéa 5 prévoit en effet que « les places réservées aux candidats d’une province mais non pourvues ou aux militaires, par les candidats réservataires, peuvent être réparties proportionnellement entre les autres candidats ». La lecture que nous faisons de ces textes est la suivante : si les candidats d’une région (province) n’arrivent pas à fournir suffisamment de lauréats à hauteur de leur quota, leurs places restantes sont attribuées à la liste des réservataires sur la base de ces mêmes quotas. De la sorte, seul le candidat ayant atteint une note minimale peut être admis à un concours administratif. Le dispositif prévoit donc des notes planchers afin d’empêcher des candidats médiocres d’intégrer la fonction publique. Le décret charge le ministre de la fonction publique de fixer les quotas et les barèmes pour chaque concours administratif.

Le second niveau de ce dispositif de quota dépend alors du ministre de la fonction publique. Celui-ci doit fixer par arrêté les conditions de chaque concours administratif. L’alinéa 3 du décret susvisé stipule que « Le ministre chargé de la fonction publique fixe par un texte particulier, les quotas de places réservées aux candidats de chaque province compte tenu de l’importance démographique et du taux de scolarisation de leur province d’origine ». Il s’entend que ce processus est dynamique car les statistiques démographiques et de scolarisation se modifient constamment. Le premier arrêté ministériel fixant les conditions des concours administratifs va intervenir assez tôt. Il s’agit de l’arrêté n°010467/MFP/DC du 04 octobre 1982 pris par Youssoufa Daouda alors ministre d’Etat, ministre de la fonction publique. Cet arrêté fixe des quotas par province. Il faut préciser qu’en 1982 le Cameroun compte sept (07) provinces et que la répartition se fait donc entre les sept provinces et les anciens militaires. Aujourd’hui, le Cameroun compte dix (10) régions. Les régions ayant remplacées administrativement les provinces. Contrairement à ce que l’on aurait pu attendre, l’arrêté du ministre de la fonction publique ne vise pas un concours spécifique, mais entend fixer « les quotas de places réservées aux originaires de chaque province ainsi qu’aux anciens militaires sans distinction d’origine, candidats aux concours administratifs d’entrée aux différentes catégories de la fonction publique et aux concours donnant accès aux établissements nationaux de formation » (alinéa 1). C’est donc un texte de portée générale pour tous les concours administratifs. Il reste en vigueur jusqu’à sa modification en 1992 en vu de l’adosser à la nouvelle configuration administrative avec dix (10) provinces qui deviendront autant de régions avec la constitution du 18 janvier 1996. Ainsi donc, les quotas fixés par l’arrêté n°010467/MFP/DC du 04 octobre 1982 sont les suivants :

« Article 2 : Compte tenu de l’importance démographique et du taux de scolarisation de chaque province, les quotas de place réservées aux candidats originaires de chacune d’elles ainsi qu’aux anciens militaires, sont arrêtés comme suit :

  • Province du Centre-Sud……………………19%

  • Province de l’Est……………………………4%

  • Province du Littoral…………………………12%

  • Province du Nord……………………………30%

  • Province du Nord-Ouest……………………12%

  • Province de l’Ouest…………………………13%

  • Province du Sud-ouest………………………8%

  • Anciens militaires……………………………2% ».

Plus tard, la décision n° 0015/MINFOPRA/ CAB du 20 août1992 ajuste ces quotas en fonction du nouveau découpage administratif, c’est-à-dire que les quotas sont répartis maintenant en fonction de 10 provinces et non plus de sept comme précédemment. Ce qui donne la répartition suivante :

  • Province du Centre…………………………15%

  • Province du Sud……………………………4%

  • Province de l’Est……………………………4%

  • Province du Littoral…………………………12%

  • Province de l’Adamaoua…………………… 5%

  • Province du Nord……………………………7%

  • Province de l’Extrême- Nord………………18%

  • Province du Nord-Ouest……………………12%

  • Province de l’Ouest…………………………13%

  • Province du Sud-ouest………………………8%

  • Anciens militaires……………………………2%

C’est sur la base de ces quotas que la répartition des places se fait donc au Cameroun pour l’accès à la fonction publique.

Nous avons essayé de montrer jusqu’ici au moins trois choses. Et d’abord le contexte de crise politique, pour être précis, de guerre civile à l’intérieur duquel intervient l’indépendance du Cameroun oblige les leaders du jeune Etat à consacrer une partie importante de leurs énergies à bâtir la paix et la concorde civile. Ce d’autant plus que la guerre civile ne prend fin qu’en 1972 avec l’exécution du dernier leader de la guerre d’indépendance. Car au commencement est l’illégitimité du président Ahidjo à exercer le pouvoir suprême. Ensuite, la forte coloration ethnique des conflits politiques depuis la période coloniale et au-delà oblige à trouver des mécanismes d’inclusion. Ce à quoi il faut ajouter la volonté du président en exercice qui souhaite laisser un héritage politique à la postérité. C’est le fantasme du « père de la nation ». Ahidjo a géré les équilibres ethniques dans l’accès à la fonction publique de manière informelle pendant plus d’une décennie. Il se sait sur le départ quand il décide d’institutionnaliser la répartition des places dans les concours administratifs en raison de la province d’origine des parents du candidat. Il ne fait pas de doute que la référence à la province d’origine des parents relève de l’euphémisme pour indiquer que c’est en fonction de l’ethnie des parents que la répartition se fait. Cette politique des quotas, que tout le monde appelle politique de l’équilibre régional, vise donc à faire peuple en garantissant l’accès à la fonction publique à tous les peuples qui vivent au Cameroun, en tenant doublement compte de leurs poids démographique et de leur niveau de scolarisation supposé.

Maintenant, nous allons analyser les résultats de cette politique au regard de ses objectifs de départ à travers la perception qu’en ont les Camerounais.

7. Eléments d’analyse à la lecture des résultats de l’enquête

Notre dispositif d’enquête consiste en un questionnaire de vingt sept questions administrées en ligne du 27 juin au 03 août 2014 à partir de la plateforme gratuite de Google Form. Le questionnaire d’enquête a été présenté comme un bloc continu de 34 questions, mais dans sa conception, il se subdivise en cinq parties.

La première partie porte sur les informations personnelles (question 1 à 7). La seconde partie porte sur l’ethnie et ses représentations dans le politique (8-11). La troisième partie vise à faire une évaluation de l’équilibre régional (11-23). La quatrième partie vise à rassembler les propositions des répondants sur la meilleure manière de construire l’unité nationale (24-27). La cinquième partie interroge le lien entre appartenance ethnique et choix politiques (28-34). Cette dernière partie n’est pas exploitée pour le présent travail.

Nous ne prétendons cependant pas que notre échantillon soit représentatif des opinions et positionnements de l’ensemble des camerounais.

a/ A propos de l’ethnie et de sa place dans la gestion des affaires publiques

Premier constat, sur les 257 répondants, seules 61 personnes ont une approche essentialiste de l’ethnie, la faisant reposer sur le sang et l’ascendance. La très grande majorité des répondants, soit 186 y voient une construction sociétale qui s’appuie sur une conscience de groupe. Ils sont 28 à y voir une pure construction mobile et dynamique.

Ils sont 150, soit plus de 58% à penser que l’ethnie n’a pas sa place dans la gestion des affaires publiques et dans la vie politique. Parmi eux, près de 15% souhaite l’interdiction de toute référence à l’ethnie dans les affaires publiques. Cependant, près de 40% pensent qu’il faut tenir compte de l’ethnie de manière pondérée et sage. Parmi ces derniers, 11% estiment qu’il faut aller plus loin et tenir compte de l’intérêt spécifique de chaque ethnie dans les politiques publiques.

Nous avons pu constater que dans l’imaginaire des camerounais ayant répondus au questionnaire, le nombre d’ethnie tourne autour de 250. C’est d’ailleurs le seul chiffre qui est apparu avec une telle récurrence. C’est un chiffre que j’ai suivi à plusieurs reprises dans les média, bien que je n’ai pas pu trouver sa source dans un article scientifique ou tout autre document pouvoir faire foi.

b/ A propos de la perception de l’équilibre régional et de son efficacité à faire peuple

Plus de 98% des répondants ont déjà entendu parler de la politique dite de l’équilibre régional. Parmi eux, 33% en ont entendu parler dans les média ou à l’école. Par contre, seuls 5% en ont entendu parler dans la famille. Ils sont 78% à avouer parler souvent de ce sujet. C’est entre les amis, 39%, que le sujet se débat le plus, en d’autres termes, dans un cadre de confiance et à priori convivial. Ce qui n’empêche pas qu’une fois sur deux (52%), la discussion soit passionnée (26%), voire très passionnée (26%).

Sur les effets de l’équilibre régional, les avis des répondants peuvent à première vue paraître déconcertants. Ils sont 62% qui lui reconnaissent un but honorable (une manière de construire l’unité nationale, de construire un sentiment d’appartenance à la même nation, de permettre à chaque ethnie de contribuer au développement du pays, de favoriser les personnes issues de régions moins instruites). Dans le même temps, 69% sont d’avis que ce dispositif a des conséquences négatives sur le Cameroun : favorise certaines ethnies
, un sentiment d’injustice pour certaines ethnies, les divisions ethniques
, le communautarisme
.

C’est ce qui explique sans doute qu’ils sont seulement 24% à vouloir la suppression pure et simple de ce dispositif qu’est l’équilibre régional. Ils sont 24% à vouloir qu’il soit remplacé par un autre dispositif de quotas, alors que 46% souhaitent simplement son amélioration. En somme, nous avons 70% des répondants qui nous disent être favorables à un dispositif de quotas pour l’accès à la fonction publique.

Plus tard, lorsque nous posons la question directe du niveau d’accord au dispositif de l’équilibre régional, ils sont 55% à être à un degré ou un autre en désaccord pour seulement 29% en accord et 16% qui ont du mal à se positionner clairement.

c/ A propos des mécanismes et formes d’inclusion qui sont envisagés par les répondants

Il nous a semblé que ça serait important de rendre compte des principaux enseignements qui ressortent des réponses ou prise de parole des répondants sur la préoccupation à l’origine de ce modeste travail : la capacité de faire peuple d’un dispositif de quota. Nous avons regroupé ces avis et demandes en trois axes.

  • Une prime à la démocratie et au développement économique

A la question de savoir ce qu’il faut faire pour bâtir l’unité nationale, il faut plus de démocratie (33%) et nommer les responsables publics en fonction de leurs compétences (27%). Lorsque la question est posée en termes de justice entre les différentes communautés ethniques, le besoin de transparence dans la gestion des affaires publiques vient en premier (29%), devant la nécessitée de développer tous les territoires du pays (27%). De la même manière, sur la question de savoir comment construire le sentiment national, l’impératif démocratique vient en seconde position (23%) à deux points derrière la besoin de nommer les responsables publics en fonction de leurs seuls mérites (25%).

L’ensemble de ces éléments, nous pouvons tirer une conclusion provisoire : plus de démocratie, de transparence dans la gestion par des responsables publics plus compétents contribueraient à favoriser l’unité nationale et une convivialité entre communautés ethniques.

  • Une prise en compte intelligente et modéré du fait ethnique

Comme l’a mis en lumière diverses réponses, les répondants même s’ils expriment leur désaccord vis-à-vis de l’équilibre régional, semblent être largement favorables (70%) à des dispositifs inclusifs qui prennent doublement en compte l’appartenance ethnique et la compétence. A condition que cette prise en compte ne se fasse pas au détriment du mérite, contre une ethnie de manière ciblée ou ne profite pas essentiellement à une ethnie spécifique.

  • Un impératif de créativité pour penser et mettre en place de nouveaux systèmes de représentation de l’ensemble des communautés ethniques

Ce dispositif est alors à imaginer qui prenne en compte l’ensemble de ces impératifs de démocratie, transparence, compétence, justice, tout en assurant un savant dosage ethnique. Il ressort que ce dispositif doit être le fruit d’un consensus et posséder une dimension temporelle.

Il est important de noter que le dispositif actuel n’a pas fait l’objet de débats publics avant sa mise en place. Que cette dernière s’est faite par voies de décrets et d’arrêtés, de sorte qu’il est toujours apparu comme l’une des nombreuses expressions de l’autoritarisme des présidents Ahidjo et Biya. Une telle discussion publique permettrait aussi d’aborder la question de la place des communautés ethniques dans l’édifice national et républicain. C’est peut être là, un chantier dans lequel ce modeste travail peut s’inscrire.

Conclusion

La politique des quotas d’accès à la fonction publique correspond à un impératif de faire peuple. Il s’inscrit dans un processus de construction de l’unité national au sein du paradigme « Un drapeau, un peuple, un président ». Il peut apparaître à cet égard comme l’expression d’une forme d’autoritarisme. Car derrière l’idée de faire peuple se niche la volonté de faire taire des voix divergentes et d’éradiquer des rivalités politiques que l’on peut faire apparaître aisément comme des rivalités ethniques. A cet égard, l’ethnie est l’ennemie de l’Etat. L’ethnie s’oppose au peuple. Dans une démarche paradoxale, on veut faire peuple en dissolvant les ethnies en son sein à travers un dispositif qui fixe l’ethnie comme une réalité figée, un objet rigide. Bref, l’assignation ethnique joue à fond. De sorte, que le peuple ne s’incarne véritable qu’à travers la figure de son chef, le président de la république. Ahidjo ou Biya est alors tout à la fois, le père de la nation, le symbole du peuple et le garant du bonheur de chaque ethnie pris séparément.

Ainsi donc, au-delà de son efficacité réelle d’inclusion, ce dispositif a un caractère performatif comme le suggère l’usage unanime du terme « équilibre régional ».

Lorsque nous avons décidé de travailler sur ce sujet de l’équilibre régional et de sa capacité à faire peuple et nation, nous étions comme chacun de nos compatriotes, porteur de notre avis propre sur la question. L’équilibre régional est un sujet passionnel au Cameroun. Comme l’indique les résultats de l’enquête, la plupart des échanges sur ce sujet sont vifs voire très vifs

Il s’est agit alors d’interroger simplement la politique des quotas d’accès à la fonction publique au Cameroun afin d’en comprendre l’origine, la signification, et la manière dont il est perçu et évaluer par les Camerounais. Notre échantillon n’étant composé que de 257 répondants non représentatifs, nous ne pouvons dire que les conclusions qui apparaissent ici valent pour l’ensemble des Camerounais. Tout au moins, elles donnent une idée de la véritable perception que beaucoup de Camerounais en ont. Le hasard a voulu que le groupe ethnique majoritaire ayant répondu à ce questionnaire soit celui des bamilékés suivant l’auto-désignation que permet le questionnaire. Il se trouve que c’est l’un des groupes ethniques qui est souvent présenté comme le plus farouchement opposé à l’équilibre régional. Ces conclusions ne se fondent donc pas à priori sur des répondants traditionnellement favorables à l’équilibre régional.

Nous avons pu constater qu’il y a une véritable opposition à l’équilibre régional tel qu’il se donne à voir et se déploie aujourd’hui au Cameroun. Ce qui n’empêche pas l’écrasante majorité des répondants d’être favorable à un dispositif qui prendrait en compte l’appartenance ethnique pour l’accès à la fonction publique et aux responsabilités publiques et politiques. A condition que le critère ethnique ne soit pas prédominant et qu’un tel mécanisme soit le fruit d’une concertation impliquant tout le monde. Dans une telle optique, le sentiment d’appartenance camerounaise croirait « jusqu’à devenir l’appartenance principale, sans pour autant effacer nos multiples appartenances particulières23 ».

C’est donc sur une invitation à la discussion et au débat que se clôt ce texte. Car en cette période où l’Afrique Centrale et singulièrement le Cameroun est sujet à de très fortes tensions ethniques, confessionnelles et identitaires, « reconnaître, au sein de la collectivité nationale un certain nombre d’appartenances—linguistiques, religieuses, régionales, etc.—peut souvent atténuer les tensions, et assainir les rapports entre les différents groupes de citoyens ; mais c’est là un processus délicat dans lequel on ne peut s’engager à la légère, parce qu’il suffit de peu de choses pour qu’il produise l’effet inverse de celui qu’on avait souhaité24 ».

Notes

  • Cet article est issu d’une thèse de Master of Advanced Studies In Intercultural Communication intitulée L’action publique en matière ethnique en Afrique : l’équilibre régional au Cameroun, sous la direction des Prof. Em. Edo POGLIA & Prof. Fabien EBOUSSI ; Università della Svizzera Italiana (Suisse).

  • 1L’UPC utilise la forme Kamerun en référence à l’espace territorial lors du protectorat allemand et avant le partage de ce territoire entre les empires français et anglais à la suite de la défaite allemande de 1918.

  • 2Bayart Jean-François. L’Union nationale camerounaise. In: Revue française de science politique, 20e année, n°4, 1970. pp. 681.

  • 3Akono Evang S. P., « Contribution à une science africaine de l’ethnie à partir de l’expérience camerounaise », Droit et société, 2014/1 n° 86, p. 157-174.

  • 4Enric Patrick, Le débat ethnique :au cœur de la paranoïa bamiléké, 30 novembre 2011 in enricpatrick.over-blog.org

  • 5Bayart Jean-François, « L’Union nationale camerounaise » in «Revue française de science politique, 20e année, n°4, 1970. pp. 681.

  • 6Ces divers travaux sur le système politique au Cameroun le démontrent à suffisance. Citons Bayart Jean-François, « L’Union nationale camerounaise » in Revue française de science politique, 20e année, n°4, 1970. pp. 681-718 ; mais surtout son maître livre, L’Etat au Cameroun, Paris, Presses de la Fondation nationale des sciences politiques, 1979, 298 p.

  • 7Idem.

  • 8Idem.

  • 9Les circonscriptions électorales correspondent aux départements.

  • 10AMSELLE J-L. & M’BOKOLO E., Au cœur de l’ethnie : ethnie, tribalisme et Etat en Afrique, Paris, La Découverte, 1985.

  • 11AMSELLE J-L, « De la déconstruction de l’ethnie au branchement des cultures : un itinéraire intellectuel », Actes de la recherche en sciences sociales, 2010/5 n° 185, p. 96-96. DOI : 10.3917/arss.185.0096.

  • 12Idem.

  • 13 Josias Semujanga, De la construction du Hamite à la mise à mort du Tutsi, 2003, Présence Africaine, N° 167-168).

  • 14Eric Hobsbawm, « Inventer des traditions », Enquête [En ligne], 2 | 1995, mis en ligne le 26 janvier 2007, consulté le 12 mai 2014. URL : enquete.revues.org/319

  • 15Idem.

  • 16Ce sont là différentes ethnies de l’ouest du Cameroun en raison de leur marquage territorial et linguistique.

  • 17NENAD STOJANOVIC, Dialogue sur les quotas, penser la représentation dans une démocratie multiculturelle, Presses de la Fondation nationale des sciences politiques, 2013, p.23.

  • 18Idem, p.25.

  • 19Idem, p.29.

  • 20Idem, p.29.

  • 21LEKENE-NDONFACK, « Réflexion sur le nouveau statut de la fonction publique (À propos du décret n°94/199 du 07 octobre 1994), in Revue de législation et de jurisprudence camerounaises, n°20, Yaoundé, 1994.

  • 22C’est ainsi qu’est intitulé la carte.

  • 23Amin Maalouf, Les identités meurtrières, Grasset, Paris, 1998, p.115.

  • 24Idem, p.172.