Claude-Richard MBOWOU, Grenoble, février 2014
Du conflit ethnique : réflexions à partir des ambiguïtés, des dits et non-dits d’une notion d’usage courant et savant.
Précisions et rappels de quelques apports théoriques utiles pour restituer la complexité et l’universalité des situations que l’usage de la notion de conflit ethnique prétend généralement désigner.
Que peut-on entendre ou entend t-on lorsqu’on parle de « conflit ethnique»? Que peut bien connoter pareil terme? A voir l’usage familier qui est fait de cette notion, sa récurrence dans l’emploi qu’en font par exemple les médias pour désigner certaines situations de violence ou de guerre dans certaines régions du monde, on est manifestement en présence d’une expression qui continue à revêtir l’autorité du sens commun. Cela est particulièrement notable lorsqu’il s’agit de conflits se déroulant sur le continent africain. Le moindre conflit y ait généralement interprété sous un prisme ethniciste. C’est encore vrai aujourd’hui par exemple pour le Sud Soudan où on s’est empressé de lire les luttes de faction actuelles au sein de l’ancienne guérilla passée au pouvoir, sous le prisme ethnicisé d’un affrontement entre les groupes désignés par les ethnonymes Dinkas et Nuer, auquel on identifie respectivement le Président Kiir et le Vice-président Machar. Alors que la configuration réelle des clivages entre factions politico-militaires en lutte, résiste à tout déterminisme ethnique1.
Même des formes de discours à prétention scientifique, ont difficilement résisté à l’usage de cette notion quand ils n’en ont pas purement et simplement abusé. A cet égard, il serait trompeur de penser que les levées de boucliers2 suscitées par les travaux comme ceux, très controversés, de Bernard Lugan3, ont suffi à désamorcer ce prisme interprétatif et sa circulation parfois très feutrée dans des espaces de publication des plus légitimes. On peut ainsi retrouver, dans une parution des éditions de l’EHESS de 2002 et sous le titre « Guerres africaines » De la compétition ethnique à l’anomie sociale4, une présentation des conflits africains depuis les indépendances, comme ayant essentiellement parties liées à des oppositions de caractères ethniques. A travers cette relecture ethniciste frisant parfois la méconnaissance scandaleuse, même une guerre de décolonisation comme celle ayant opposé au Cameroun, la rébellion indépendantiste et nationaliste aux troupes coloniales5, est réinterprétée comme une « guerre civile interethnique entre l’Union du peuple camerounais (Bassa-Bamiléké et autres ethnies du Sud) et les populations du Nord ». Ainsi, ce que seule l’excentricité idéologique peut proférer ailleurs6, le propos scientifique peut parfois se l’accorder complaisamment sur le terrain africain.
L’emploi de cette notion et la forme adjectivale qu’elle comporte semble ainsi suggérer ou considérer comme allant de soi le fait que des « ethnies » puissent entrer en conflit, se faire la guerre, devenir des « identités meurtrières » comme le suggère d’ailleurs le titre d’un célèbre essai7. Ou tout au moins qu’il peut y avoir quelque chose d’essentiellement ethnique dans un conflit. Dans l’un ou l’autre cas, le choix de cet adjectif ou le fait de nommer ainsi un conflit est loin d’être anodin et suggère des à priori ou divers schémas interprétatifs pour rendre compte de ce qui se passe effectivement. Des à priori ou des schémas interprétatifs - formulés de façon savante ou pas - que nous devons en tout état de cause traiter comme problématiques pour besoin de clarification de cette catégorisation. Laquelle nous semble reposer sur la présupposition du partage clair entre archaïsme et modernité dont la tradition ethnologique fit son miel et qui n’a pas complètement disparu avec elle. De sorte que, sous la désignation de « conflit ethnique », se dissimule généralement une appréhension archaïsante des situations conflictuelles en cause. Nous nous contentons ici, sans prétendre à quelque forme d’exhaustivité, de faire quelques précisions et de rappeler des apports théoriques utiles pour restituer la complexité et l’universalité des situations que l’usage de cette notion, prétend généralement désigner.
Une notion embarrassante et saturée de sous-entendus
Trois à priori nous semblent ainsi mériter réflexion et renvoient à divers enjeux de clarification. Le premier à priori renvoie à un enjeu nominal lié au choix de l’adjectif « ethnique » pour fixer la catégorie identitaire en cause et le poids déterminant que cette catégorie revêt dans la production du conflit considéré. Traiter certains conflits comme ethniques pose d’emblée l’idée que les groupes ou les collectivités humaines dont on a affaire sont des ethnies. Les sens de ce terme sont pourtant sujets à de telles implications - que nous aurons l’occasion d’examiner -, à tel point que son usage amène bien des auteurs à recourir à divers subterfuges d’écriture dans le seul but de se prémunir contre certaines compromissions qui peuvent en dériver : soit l’usage de guillemets qui n’est comme le remarque Leo Strauss, « qu’un truc enfantin qui rend n’importe qui capable de dire son mot sur des questions importantes tout en refusant de voir les principes sans lesquels elles ne peuvent exister : subterfuge qui n’a d’autre but que de permettre de combiner les avantages du sens commun avec le refus du sens commun »8. Soit le fait de remplacer « ethniques » par communautaires ou inter-communautaires, comme si de cette façon, toute équivoque était levée sur la présupposition du caractère substantiellement identitaire du conflit en cause. C’est le second à priori qu’il nous semble essentiel de questionner.
Et en la matière, deux perspectives analytiques apparaissent dans le discours que la science tient sur ces phénomènes : d’une part, et ici la science part des mêmes prémisses que le commentaire politique ou journalistique, il y a l’idée que l’on ne peut ne pas prendre au sérieux, la manière dont les protagonistes directs des affrontements en cause, désignent l’ennemi à abattre. Ces raisons par rapport auxquelles les uns justifient qu’ils s’en prennent aux autres tiendraient en l’occurrence au seul fait qu’ils s’identifient réciproquement comme appartenant à des groupes différents et ennemis. De sorte qu’il paraîtrait naturel, dans cette optique, de concevoir qu’à un moment donné, les collectivités identitaires, ici des ethnies, soient suffisamment naturalisées et unifiées dans les consciences, pour incarner en quelque sorte une communauté de volontés, d’intérêts, de désir, de capacité d’action etc. Bref, pour se comporter comme des acteurs ou des personnes en soi9 au point d’être capables de s’affronter, de se faire la guerre et de chercher mutuellement à se détruire. L’idée de génocide10, bien théorisée dans le droit international, vient en partie de là.
D’autre part, et à l’inverse des hypothèses précédentes, il y a l’idée que les identités en cause sont pures illusions ou pures constructions. Que la dimension identitaire (ou ethnique) n’exprime donc qu’une illusion - au sens d’aliénation. Et donc, ce qu’en dit le discours indigène ou les acteurs, masquerait d’autres logiques plus fondamentales qui n’ont en réalité rien ou que peu à voir avec des enjeux proprement identitaires. Logiques que le sociologue par exemple, en bon maître du soupçon, aurait seul la finesse de débusquer et de dévoiler. Dans ce sens, la qualification identitaire du conflit serait d’avantage l’effet d’une construction, d’une stratégie dont certains acteurs - généralement les élites - maîtriseraient les enjeux ou les fins invisibles. Reste à savoir si en admettant cette hypothèse de la manipulation par le haut, le principe d’explication identitaire ou ethnique du conflit peut pour autant être occulté. C’est ce que nous examinerons en troisième lieu, en essayant de comprendre pourquoi il peut se faire que la « cause ethnique » quand bien même elle serait construite ou imaginée, puisse malgré tout revêtir suffisamment de force, ou produire suffisamment d’effet pour engager par exemple, des gens à tuer en son nom.
Le « conflit ethnique » : une problématique nominale.
Nous l’avons précédemment noté, les jeux observés dans les modes d’écriture lorsque certains auteurs traitent de la notion de conflit ethnique renvoie à bien des malaises ou des insatisfactions que peut colporter la référence à l’ethnie. On n’est jamais sûr de ce à quoi cela renvoie. Une des premières étapes pourtant dans toute démarche scientifique c’est bien la sélection et la définition de son objet. Or, on peut d’emblée remarquer que ce qu’on désigne comme « ethnie », même dans les travaux de science sociale est loin de revêtir la force de la cohérence. Notamment lorsqu’il s’agit de démarquer cette catégorie identitaire d’une autre, en l’occurrence la Nation.
Un détour par l’ethnie
Au Canada ou aux États-Unis, où les sciences sociales ne s’embarrassent pas d’assumer l’étude des questions ethniques, on parlera ainsi de groupes ou de questions ethniques pour désigner indistinctement les Français, les Anglais, les Irlandais, les Espagnols, les Italiens, les Slaves etc.; et les questions qui les concernent. Bref, des groupes qui dans le contexte européen seraient pourtant identifiés comme des groupes nationaux. Lorsqu’on passe d’un côté à l’autre de l’atlantique, ce qui change en tout état de cause c’est le rapport des mêmes groupes linguistiques ou culturels à l’État. Côté américain, ces groupes, en rejoignant par divers flux migratoires le nouveau monde, ont perdu leur assimilation historique aux ensembles étatiques qui portent leurs identités en Europe et s’y diluent désormais dans l’hétérogénéité de sociétés qui s’assument comme multiculturelles. De ce point vue, chacun de ces groupes d’immigrants installés aux États-Unis ou au Canada, se retrouve en situation relative de minorité. La seule nation c’est ici la nation américaine ou la nation canadienne, et celles-ci se conçoivent dans une perspective multiculturelle, multiethnique, à la différence de l’État-nation à l’européenne dont la forme historiquement la plus achevée et la plus unitariste est la France.
La manière dont la pensée scientifique européenne a quant à elle tenté d’objectiver et de distinguer ces deux catégories identitaires reflète moins une démarche commandée par l’objectivité que par l’expérience identitaire du sujet européen. Notamment la manière dont la question de l’altérité proche ou lointaine, la question de la ressemblance ou de la différence, s’est posée à lui. Le sujet européen avait d’abord à s’auto-définir mais surtout à se définir par rapport à celles et ceux des autres mondes sur lesquels il commençait à peine à constituer des savoirs. On sait fort bien aujourd’hui selon quelles modalités ces savoirs furent constitués et le rôle tout particulier que jouèrent en la matière les campagnes d’exploration et de colonisation. Retenons simplement deux choses à ce niveau : c’est premièrement à travers la catégorie tout aussi ambiguë de la race que la préhistoire moderne du discours sur l’identité et l’altérité y a été formulée. En la matière, les détails sur les mensurations du corps, le phénotype, la carnation, semblaient pouvoir servir de marqueurs des différences par delà les considérations strictement liées aux différences linguistiques et culturelles. L’inanité de la théorie raciale fut longue à être éprouvée. Elle cohabita avec les débuts de la construction scientifique des formes de savoir plus préoccupées de documenter et de comprendre « sociologiquement » et non biologiquement, les sociétés humaines proches ou lointaines. Deuxièmement, plus que toute autre considération, ce qui a prévalu dans les actes savants d’auto-définition et d’auto-différenciation des sociétés européennes, c’était la référence à la raison. Elle était supposée s’être incarnée dans le cours de l’évolution des sociétés occidentales à travers divers processus de rationalisation et de modernisation dont l’une des traductions se trouvait justement être leur capacité - auto-revendiquée - à ériger des nations.
Du point de vue donc de ces premières formulations savantes, la nation est conçue comme se différenciant de l’ethnie. Même si par ailleurs des propriétés communes leur sont reconnues. Notamment le fait de relier l’identification à ces deux types de formation sociale, au fait pour des gens de partager des sentiments de commune appartenance, de commune ascendance et de communauté de destin. Weber par exemple dans sa théorie du monde social n’a pas manqué d’examiner cette distinction. On retrouve de manière générale chez lui, l’expression d’une pensée sociale évolutionniste selon laquelle certaines civilisations sont plus avancées que d’autres, selon leurs aptitudes différentielles à incarner les processus conjoints de rationalisation et de modernisation. Même s’il ne propose pas, en tant que tel, une conceptualisation sociologique claire et cohérente de la nation et de l’ethnie. Il doute d’ailleurs de leur recevabilité comme objets pertinents de l’analyse scientifique, tant il considère que ce sont des notions empiriquement insaisissables. Il ressort néanmoins de l’interprétation qu’on peut faire de sa pensée, qu’il y a dans la forme nation, une épaisseur supplémentaire ou supérieure qu’on ne retrouve pas au niveau où se constitue l’identité ethnique, comme phénomène de « communalisation » essentiellement affective. Cette épaisseur est celle qui découle de la capacité à produire une formation sociale, qui au-delà d’être fondée sur des croyances subjectives d’appartenance des acteurs qui la constituent, repose sur une organisation politique « légale-rationnelle ». Ainsi, la nation aurait certes un fondement ethnique, mais posséderait l’attribut de l’organisation étatique en plus : « si l’accession à l’historicité transforme un groupe ethnique en groupe nationalitaire, il ne devient nation qu’au moment où le projet historico-politique vise la création d’un État national »11.
On voit bien qu’à travers la distinction entre ethnie et nation, se déclinait en surplomb, une perspective opposant tradition et modernité. L’ethnie serait le réceptacle d’appartenances encore recluses dans l’univers de la « tradition » ou encore conditionnées par le poids de celle-ci. Cette conception fut en tout état de cause un lieu commun savant au point d’avoir produit toute une discipline au sein des universités des empires coloniaux : l’ethnologie12 dont la spécificité fut d’être essentiellement attelée à l’entreprise coloniale de mise en savoir de ces sociétés autres. Elle était dès ses débuts portée par le présupposé de l’altérité radicale de ces sociétés. Et le regard ethnologique fut de ce point de vue le relais du regard colonial et de la volonté coloniale de savoir pour distinguer, classer, diviser et gouverner les populations de ces mondes autres. Nous ne nous étendrons par sur ces considérations, puisque tel n’est pas l’objet de notre propos. Cette évocation préliminaire de la généalogie de la notion d’ethnie, de ces sens historiquement connotés, peut expliquer les malaises que son usage ou sa réception inspirent dans les contextes où elle fut dès l’origine associée à une épistémologie ou à des finalités controversées et polémiques.
En ce sens, on peut comprendre qu’aujourd’hui encore, son usage puisse susciter suspicion pour des locuteurs ou des récepteurs francophones dont l’histoire se trouve d’une manière ou d’une autre liée à l’expérience coloniale. Et qui de ce fait, seraient conduits à y déceler en quelque sorte un refoulé ethnologique qui dissimule mal les vieux fantasmes coloniaux ou à visée impérialiste sur l’altérité. C’est bien ce à quoi peut parfois renvoyer l’apposition des guillemets dont j’ai parlé au début. Mais aussi d’autres attitudes observables dans certains modes d’« écriture africaine de soi », tel chez Muyila Tsiyembé. Il ne s’embarrasse pas en effet, d’un style bien pesant consistant, pour souligner sa distance à la notion d’ethnie, à employer chaque fois la formule « ces nations dites ethnies » pour tenter d’échapper, bien paradoxalement au demeurant, aux affres d’une écriture du reste dominée sur l’ethnicité et l’État en Afrique. Un usage qui est pourtant hors de cette forme de suspicion et renvoie à d’autres types de controverse dans la tradition nord américaine, où la constitution de l’ethnie comme objet de savoir n’a point été liée aux mêmes conditions historiques qu’en Europe.
Le conflit ethnique: un faux procès en archaïsme.
Ce détour par la notion d’ethnie nous avise bien sur les risques interprétatifs et l’insécurité théorique que peut véhiculer la notion qui lui est corrélée et qui nous intéresse au premier chef : celle de conflit ethnique. Il y a en effet le risque qu’elle puisse connoter l’idée qu’on aurait affaire à des conflits caractéristiques de l’inachèvement de sociétés où ce type de conflit est pointé. Sociétés dont les structures sociales seraient encore pré-modernes et marquées par le poids des traditions. Une situation dont il résulterait que l’individu, y étant encore prisonnier des liens de la parenté ou des appartenances communautaires, se trouve en quelque sorte instinctivement ou par atavisme, porté à défendre sa tribu, son groupe primaire d’appartenance, selon un mode de passage à l’action collective plus proche de ce qu’une certaine psychologie nous décrivait de l’irrationalité du comportement spontané des « foules », que de tout calcul rationnel. Ce serait en quelque sorte des conflits liés à l’absence même d’État, ou à la faiblesse de son ancrage dans des histoires sociales où les schémas cognitifs dominant des individus, leurs orientations affectives, ne seraient pas en adéquation avec la modernité étatique ou ne seraient pas encore en phase avec les transformations de « l’économie pulsionnelle » (Elias, 1973) préalable à l’instauration de cette modernité.
Sur la base de tels présupposés culturalistes et évolutionnistes, le conflit ethnique serait la marque de sociétés où dominent encore des formes d’identifications archaïques, générant des conflits tout aussi archaïques où la querelle des différences trouverait l’explication de ses manifestations paroxystiques dans ces archaïsmes mêmes. Une idée que pourraient renforcer des images de télévision dont on est souvent abreuvé, montrant des contextes africains, où on voit parader des hordes d’hommes en furie, aux corps bandés d’amulettes, armées de lances et de machettes, en train d’en découdre ou attendant l’occasion d’en finir avec le quidam qui sans doute s’est trouvé désigné à la mort parce qu’il porte le mauvais nom, s’exprime avec le mauvais accent13, ou du fait de quelques traits incertains de son faciès, qui ont fait qu’il soit assimilé à la mauvaise origine. On voit bien, tous les sous-entendus qui peuvent habiter l’usage ou la réception, naïfs, mal informés ou mal intentionnés de cette notion.
Tous ces problèmes d’usage et de réception confirment bien par ailleurs toute la pertinence des préventions auxquelles nous invite Becker lorsqu’il indique que « les noms que nous donnons aux choses que nous étudions ne sont pas anodins. Chacune des parties en présence essaie de définir le sujet traité de manière à promouvoir ses intérêts à elle, à accomplir ce qu’elle souhaite accomplir »14 et plus loin « la conséquence morale qui découle de l’acceptation du langage et des perspectives en vigueur concernant le phénomène étudié est que nous acceptons, que nous le voulions ou non, tous les présupposés moraux contenus dans ces mots et ces idées »15. Mais ce n’est point par ailleurs évident d’échapper aux mots déjà institués. D’en inventer pour désigner autrement la réalité. Et le défi est loin de se limiter à la seule dimension du nom donné aux choses. Il reste en effet, toute la question de la « chose » même qui est nommée. Pour ce qui concerne précisément notre propos, il reste bel et bien la question de la « chose identitaire » ou du fait identitaire en cause, qu’on parle de conflit ethnique, communautaire ou identitaire. Qu’est ce qu’elle est cette « chose », pour que d’elle, puisse éventuellement émaner un conflit ? Et comment cela peut-il se faire ? Cela nous amène à la deuxième articulation de notre réflexion.
A ce propos, deux attitudes qui reflètent deux positions différentes quant à la manière de traiter les discours sociaux en général, sont à souligner. Notamment sur la façon de considérer la validité empirique des discours ou des représentations « indigènes ». En clair, ce que disent les acteurs sur eux-mêmes et ce qu’ils font16. Pour faire le lien avec notre sujet, il s’agit d’une part de dire, que les ethnies autant que les nations sont des réalités imaginées17, davantage fluides que stables, historiquement construites par des mécanismes endogènes ou exogènes aux sociétés en cause. Les traditions et leur mythe d’une continuité entre présent et passé seraient elles-mêmes pure invention18. Des exemples, procédant d’études en général bien documentées, peuvent ainsi être mobilisés à l’appui de cette hypothèse constructiviste et historiciste sur les identités. Que ce soit en référence aux conditions d’émergence des nationalismes dans le contexte européen et dans les Balkans19, que ce soit en considération des mêmes logiques dans les Grands Lacs où le rôle de l’État (colonial et post-colonial) a été central pour forger les identités Hutues et Tutsies20. Bayart peut ainsi affirmer que « l’idée d’identité primordiale quelle soit ethnique, nationale, familiale est fausse. Nous nous construisons nous-mêmes à partir d’un matériau composite à travers notre relation à autrui : rien n’est véritablement déterminé dans ce travail de structuration »[>(21)21].
Si ces identités sont en quelque sorte « fausses », leur fausseté est à concevoir au sens analytique et non pratique. Autrement, comment pourrait-on comprendre que d’elles puissent émaner des conflits ? La perspective constructiviste ne répond, en tout état de cause, à cette question, qu’en présentant les revendications identitaires comme des discours dominés, orchestrés de toutes pièces par les stratégies de manipulation du répertoire identitaire que des élites, par cynisme et calculs politiques, peuvent mettre en œuvre afin de se constituer des soutiens pour les luttes qui les opposent22. Le rôle des meneurs des groupes et des appareils de propagande serait ainsi central. Ce sont les élites (économiques, culturelles ou politiques) qui détiennent le monopole de faire ou de défaire les groupes. Ce que disent donc les protagonistes subalternes de ces conflits, les mots avec lesquels ils nomment l’ennemi n’a donc à cet égard pas de grande importance. Puisque les mécanismes par lesquels ils en sont venus à raisonner ainsi, se sont largement joués hors d’eux, de leur conscience et que leurs propos ne prouvent au plus que leur incapacité à remonter le chemin par lequel les idées dont ils sont habités leur ont été transmises. Opération dont seul le sociologue est, en quelque sorte, capable. La mobilisation identitaire procéderait, d’une certaine manière, des mêmes logiques de mobilisation des ressources que la théorie sociologique de l’action collective a su si bien décrire. Il faudrait dès lors analyser le conflit ethnique comme résultant essentiellement d’une confrontation entre des logiques d’action collective résultant d’une mobilisation essentiellement instrumentale et sans doute arbitraire des identités ethniques historiquement construites dans les contextes en cause. Les répertoires d’actions politiques prioritairement mobilisés par les acteurs politiques, trouveraient ainsi à s’appuyer sur le registre communautaire tant que cette forme d’identification paraît dominante au sein d’une formation sociale donnée.
Les identités, une ressource comme les autres ? Cette perspective nous semble comporter des limites. Même si cette approche stratégiste, ne revendique pas expressément une lecture intentionnaliste des logiques sociales en cause, elle présente, ici encore, les faiblesses qu’on lui a toujours reprochées. Celles de prêter un trop grand pouvoir de détermination des réalités sociales aux dominants23. En effet, comment expliquer l’efficacité de tel discours identitaire à tel moment et à tel lieu donné ? Efficacité d’autant plus prouvée, qu’il peut mener des hommes à des conflits et au-delà, à des logiques éliminationnistes (Goldhagen J., 2009) ? Faut-il nier toute réalité au « conflit ethnique » à partir de l’idée que les identités en cause ne sont qu’illusion, imagination ou aliénation ? En adoptant ces hypothèses, ne passerait-on pas à côté de la réalité ou n’en occulterait-on pas un aspect important ? Qu’implique d’ailleurs le fait de désigner ces représentations identitaires du conflit comme forme d’illusion ou pure construction ? Et quand bien même la dimension ethnique ne serait qu’illusion, on ne peut s’empêcher de se demander pourquoi cette illusion particulière finit par revêtir un pouvoir d’explication, de justification ou de motivation aux yeux mêmes de ceux qui posent les actes constitutifs des phénomènes aussi extrêmes que les faits de cruauté, des massacres ou des génocides.
Que faut-il faire ou dire lorsqu’ils déclarent vouloir en découdre avec le type ou les gens de l’autre ethnie devenue un ennemi en soi ? En clair, qu’est ce qui donnerait force à ces illusions identitaires ? Cela revient bien à certaines questions qu’évoquent Martina Avanza, en reprenant des interrogations de certaines critiques des thèses constructivistes sur l’identité24: si l’identité est fluide, construite et multiple, alors comment expliquer le pouvoir et le pathos de la « politique identitaire » ? Pourquoi ne peut-on pas inventer partout et rapidement une région, une nation ou une ethnie ? Pourquoi certains « discours identitaires » prennent et d’autres pas ? Au-delà d’évoquer tel qu’elle le fait, le poids par exemple des institutions sociales ou politiques dans la production des politiques identitaires, je pense qu’il faudrait d’abord revenir à la préoccupation de savoir ce qu’il y a de substantiel ou non dans la proclamation des identités, le rôle que ces répertoires identitaires jouent dans les conflits. Au-delà de dire qu’il s’agit de pure construction ou de pure illusion.
Cela nous conduit à évoquer la deuxième attitude qu’on pourrait adopter vis-à-vis du discours des acteurs sociaux. Attitude invitant à commencer par prendre au sérieux ce qu’ils disent. Ce que nous préconisons à ce propos s’inspire à bien des égards des positions analytiques que développe Boltanski lorsqu’il aborde l’étude des cadres. Un groupe social dont la particularité est d’être constitué sur la base d’identités professionnelles objectivement ou subjectivement partagées. La catégorie identitaire des cadres est certes différente des groupes identitaires qui nous intéressent au premier chef ici, mais il me semble que les deux types de groupes, comportent dans leur processus génétique et existentiel, un certain nombre de problématiques communes. Boltanski souligne par exemple la nécessité de « prendre au sérieux aussi bien l’existence du groupe (de quelle science souveraine pourrait-on bien s’autoriser pour contester la « réalité » d’un principe d’identité » auquel les agents sociaux accordent leur croyance ?) que les difficultés quasi insurmontables auxquelles se heurte le travail de définition et l’établissement de critères « objectifs » (au lieu de les traiter comme des contrariétés inévitables mais superficielles). Et plus loin, « il faut commencer par renoncer à donner une « définition préalable » du groupe et de prendre pour objet la conjoncture historique dans laquelle les cadres se sont formés en groupe explicite, dotés d’un nom, d’organisations, de porte-parole, de systèmes de représentations et de valeurs. Au lieu de chercher à déterminer les « critères » au moyen desquels le groupe « doit » être défini et les frontières qu’il « faut » lui donner pour obtenir un objet palpable et bien délimité, on peut alors tenter de rendre compte de la forme prise par le groupe en interrogeant le travail de regroupement, d’inclusion et d’exclusion dont il est le produit et en analysant le travail social de définition et de délimitation qui a accompagné la formation du groupe et qui a contribué, en l’objectivant, à la faire apparaître sur le mode du cela-va-de-soi »25. Cette précision étant faite, il nous reste à indiquer les trois hypothèses qui nous semblent pertinentes pour analyser l’effet déterminant que peut avoir la conscience ethnique dans les conflits.
Au-delà des simplismes : hypothèses sur l’identitaire dans le conflit.
Ces trois hypothèses concernent tour à tour, le fait premièrement de considérer que la formation des appartenances26 est un processus d’abord essentiellement social qui peut certes diversement dériver, se cristalliser en fonction de logiques économiques ou politiques. Ces appartenances peuvent être constitutives de liens faibles ou forts entre des personnes dont les espaces de socialisation présentent diverses homologies. La conscience ethnique ou communautaire est dans cette optique, plus ou moins durcie, selon la diversité des espaces de socialisation possibles dans lesquels les individus peuvent s’inscrire dans une configuration sociale donnée, des évaluations subjectives qu’ils font des possibilités d’investissement dans ces différents espaces et des bénéfices matériels ou immatériels ou des satisfactions émotionnelles qu’ils peuvent en escompter. Et surtout de l’existence de facteurs qui favorisent l’intensité avec laquelle, la socialisation primaire opère dans les consciences individuelles ou prend consistance dans les modalités affectives et cognitives de définition de soi, par rapport aux formes ultérieures de socialisation. La seconde hypothèse est que les registres d’appartenance ne sont pas en eux-mêmes conflictuels. Leur polarisation radicale et antagonique procède toujours d’une dynamique externe et complexe de mise en répertoire de ce registre dans une logique d’action conflictuelle. Troisièmement, le lien entre ces dynamiques et l’État tient à la fois de l’existence de l’État et de l’absence de l’État.
Concernant la première hypothèse sur la dimension d’abord sociale de la formation des appartenances, nous voulons précisément souligner la relation première qu’entretient ce processus avec tout ce qui procède du social. Tout cela est d’ailleurs bien connu : au niveau de la famille se constituent les éléments basiques de définition de soi. Elle trouve des éléments premiers pour se constituer à partir de la relation filiale, de la parenté et la façon dont elle peut être socialement définie et étendue, des formes d’identifications qu’elle peut imposer à l’individu et des formes d’obligations qu’elle peut générer. Le nom porté, la première langue parlée, la première terre connue sont autant d’éléments constitutifs de notre signature identitaire. Il s’agit là de processus de base de la socialisation primaire qu’on retrouve dans toutes les sociétés. D’elle émerge les premières représentations de l’appartenance, ou des éléments à partir desquels s’effectue la reconnaissance du semblable et du commun. Tout autant que la sécurité et les liens émotionnels que peut généralement procurer cette reconnaissance.
C’est de ce processus, qui remonte à la genèse sociale ou biographique de l’individu, que se constitue le sentiment d’appartenance ethnique avec tout l’effet de naturalité qu’il peut parfois revêtir ou produire. Ce à quoi renvoie le sentiment ethnique, porte en l’occurrence sur ces dimensions de soi ou d’auto-compréhension individuelles ou collectives, supposément fondatrices, constantes ou profondes, plus censément héritées, transmises que construites. Par opposition à nos attributs plus accidentels et contingents. Tels que ceux qui procèdent d’autres institutions ou espaces socialisateurs tels que l’école, le milieu professionnel ou confessionnel, le syndicat, le parti etc. Ils fournissent aussi d’autres socles et d’autres codes d’appartenance. Mais la plus grande difficulté semble être celle d’expliquer ce qui fait qu’on a l’impression que certains contextes sont plus favorables à la revendication de l’appartenance ethnique par exemple. En la matière prévaut souvent une lecture culturaliste ou développementaliste où il est constant d’expliquer que cela tient d’un retard de modernisation. La ruralité, le monde villageois, semblent de ce point de vue des configurations favorables à la prédominance de ces formes d’appartenance. Tant elles ne permettent que très peu aux individus d’échapper à leurs liens primaires d’interconnaissance, de faire l’expérience de la diversité, d’accéder de la sorte à un répertoire identitaire pluriel et de contrebalancer incidemment la force de ce qu’on désigne par le sentiment ethnique.
Si cette description recoupe à bien des égards les réalités des mondes ruraux ou des sociétés à dominance rurale où prévalent les relations de face à face ou d’interconnaissance, ce qui nous semble par contre douteux c’est le fait de supposer que le développement matériel ou l’urbanisation de type industriel produit nécessairement l’effet inverse. A cet égard, on peut noter la persistance des phénomènes tels que la division ethnique du travail, le regroupement résidentiel sur des bases ethniques, l’attachement aux symboles de l’ethnicité dans les plus vieux pays industrialisés de l’occident. La reconstitution des tribus serait d’ailleurs l’autre effet paradoxal de la mondialisation dont l’une des déclinaisons est le réveil des communautarismes ethniques dans les sociétés où on croyait le phénomène en passe d’être définitivement jugulé27. A-t-il d’ailleurs été de quelque manière proche de l’être ou les choses n’ont-elles pas été vues ainsi, simplement à cause d’un effet d’optique idéologique favorisé par un certain cosmopolitisme militant si prégnant à une certaine époque où le marxisme et l’internationalisme étaient encore triomphants dans les milieux intellectuels d’Europe en particulier ?
A ce propos, Roger Brubacker28 note par exemple la différence entre les pays de l’Europe de l’Ouest et les États-Unis où les revendications identitaires furent facilitées par la relative faiblesse institutionnelle des partis de gauche et la faiblesse concomitante de l’analyse sociale et politique en termes de classe. En tout état de cause, diverses études contemporaines de sociologie urbaine, documentent bien le fait que la métropole néolibérale se construit certes sur la base de clivages de classe, mais elle reproduit également et subtilement des logiques de ségrégation géographique et d’enclavement ethnique. De Miami à Johannesburg en passant par Londres, de tels mécanismes sont aujourd’hui amplement étudiés et documentés. Ces travaux viennent donc remettre en cause l’appréhension uniquement archaïsante des situations où sont observés des processus de structuration communautaire des espaces sociaux. Mais surtout, ils établissent l’intérêt qu’il faudrait davantage porter à l’hybridation des réseaux d’appartenance et de liens dans lesquels les individus s’engagent ou se reconnaissent.
En ce qui concerne maintenant le problème de la polarisation conflictuelle de l’ethnicité, nous avons retenu l’idée qu’elle procède de dynamiques externes, complexes et performatives. Ces dynamiques externes peuvent être de divers ordres. Elles peuvent être structurées par des enjeux économiques, politiques ou culturels. Par exemple, la compétition pour le contrôle d’une source d’eau, d’une terre fertile et de verdure, du monopole d’une activité commerciale29 ou de positions politiques dans une localité etc. Les jeux générés par ces conflits nécessitent que se forment des coalitions. Le caractère complexe des logiques de formation de ces coalitions tient de l’instabilité ou du caractère multiple des groupes d’appartenance qui peuvent servir de base à la constitution des coalitions qui entrent en confrontation. La polarisation ethnique peut, de ce point de vue, paraître extrêmement fluide, variable d’un contexte à l’autre ou d’une circonstance à l’autre du fait de l’enchevêtrement des réseaux d’appartenance dans lesquels les individus s’insèrent. Ce qui peut amener à s’empresser de décréter leur inconsistance ou leur caractère purement instrumental. Et surtout, ces stratégies identitaires ne sont pas l’apanage des élites. Nous serions tous des joueurs diversement habiles sur notre clavier identitaire.
C’est par exemple ce que Goffman30 s’est préoccupé de comprendre et de montrer en s’appuyant sur une grille d’analyse conceptuelle de la société élaborée à partir de l’opposition entre identité normale et identité stigmatisée. Le stigmate tel qu’il le conceptualise peut tantôt référer à un handicap physique, à une apparence raciale ou ethnique, ou d’autres formes d’appartenance moins visibles dont l’image sociale est néanmoins minoritaire et ostracisée dans une société donnée. Bref, à un signe visible ou invisible, objectivement ou subjectivement identifiable. Goffman indique ainsi, par exemple, que l’individu normal aux États-Unis dans les années 1960 c’était « le jeune père de famille marié, blanc, citadin, nordique, hétérosexuel, protestant, diplômé d’université, employé à plein temps, en bonne santé, d’un bon poids, d’une taille suffisante et pratiquant un sport ». Et il précise que « le normal et le stigmatisé ne sont pas des personnes mais des points de vue »31. A cet égard, nous sommes tous susceptibles, à un moment donné ou en un lieu donné, de devenir des « stigmatisés » par rapports à des « normaux », ou faire l’expérience de la stigmatisation au sens de Goffman. Le migrant « noir » ou « asiatique » dans une ville européenne, le touriste « blanc » dans une ville subsaharienne, la femme isolée dans un pub anglais ou dans un bus bondé de Bombay etc. Dans ces différents cas, le stigmatisé de circonstance a le choix entre diverses stratégies identitaires consistant à adapter son comportement selon la forme relative prise par son stigmate : il peut chercher à le dissimuler, à l’atténuer, ou chercher à donner une information sociale qui contredit l’information du stigmate, ou à garder ses distances etc.
Jouer avec des appartenances, des identifications, n’est donc pas l’apanage de l’élite. Les gens ordinaires le font tous les jours en délibérant sur les logiques d’action adaptées dans les différentes situations auxquelles ils sont confrontés. Les formes de collectif auquel le stigmatisé peut dès lors se rattacher sont donc tous aussi variables que les types possibles de stigmates dont il peut faire l’expérience. Des processus similaires ont été analysés par des anthropologues qui ont mis en évidence des logiques segmentaires d’engagements dans les conflits tels qu’ils apparaissent dans diverses sociétés structurées sur des bases communautaires. Le passage d’une coalition à l’autre étant déterminé par la manière dont les acteurs mettent en œuvre le critère de proximité pour déterminer qui est le bon allié face à l’ennemi de circonstance. Ceci nous semble intéressant à bien des égards par rapport au modèle élitiste d’explication des dynamiques identitaires des conflits. Lequel repose sur l’idée du monopole acquis par les groupes dominants, du pouvoir de faire ou de défaire les groupes. S’ils sont certes mieux placés pour revendiquer ce monopole et si certaines circonstances peuvent favoriser leur position, il n’en demeure pas moins vrai que la scissiparité des luttes dans la société contraint le jeu de tous les acteurs à déployer parfois, comme l’indique Goffman, des micrologiques identitaires qui traduisent sans doute le pouvoir, certes inégalement distribué, dont nous disposons tous de choisir, quelle coalition recherchée à un moment donné et donc quelle identité il est opportun de jouer en cette circonstance.
Quant à la troisième hypothèse enfin, la question du lien à l’État nous semble important parce que l’un des lieux communs concernant les conflits communautaires ou ethniques dans des contextes comme l’Afrique, c’est de soutenir que ces conflits rendent compte de l’effondrement de l’État. La catégorie triviale du tribalisme est ainsi invoquée pour mettre en doute la capacité de ces sociétés à se fondre dans un projet étatique établi sur le modèle occidental (existe-t-il d’ailleurs ?). Des critiques savantes et sérieuses ont été suffisamment formulées à l’encontre de telles assertions plus idéologiques qu’analytiques. Il nous revient simplement de souligner ce qu’on peut retenir d’essentiel de ces critiques. D’abord l’idée que la formation de l’État à travers les situations coloniales et post-coloniales a favorisé non seulement des stratégies d’identification essentiellement ethnologisantes (par les institutions). L’État ayant en tout cas détenu, dès le début de son processus de formation coloniale, le monopole de l’identification légitime des gens. Mais aussi et en contre partie des stratégies institutionnelles, les stratégies identitaires déployées par les sociétés pour se positionner au sein de l’État. Stratégies qui se sont progressivement durcies sous l’effet de l’exacerbation de la compétition pour l’accès aux ressources rares générées par l’État32. C’est donc l’État qui reste au centre des aspirations, au centre des luttes et tous les actes accomplis en ce sens ne font que consolider davantage sa légitimité même si les dynamiques qui en résultent peuvent par ailleurs produire des effets paradoxaux de déstructuration partielle du projet étatique.
La question de l’absence de l’État se pose parallèlement ou incidemment. Elle se manifeste objectivement par l’inconsistance du processus d’institutionnalisation et de bureaucratisation. Les moyens de l’État restent encore faibles au regard des besoins des sociétés. Les capacités de l’État à socialiser les individus, quand il ne peut construire des écoles, soigner les gens, etc. restent donc tout aussi faibles de sorte que, dans certains cas, les formations communautaires contrôlent encore l’essentiel des circuits de constitution des différentes formes de capitaux. Que ce soit l’accès au capital économique : à travers les formes informelles du crédit telle qu’on en voit dans divers pays africains où les banques bien qu’étant sur-liquides, ne prêtent pas aisément aux particuliers ni aux petites et moyennes entreprises. De sorte qu’un système alternatif de crédit s’est constitué à travers des tontines communautaires où des projets de ressortissants trouvent à être financés grâce aux cotisations des pairs du terroir. Notons que, en l’absence de système de protection sociale d’État, accessible partiellement, aux seuls fonctionnaires, ces tontines jouent aussi le rôle de « filets de sécurité sociale » en garantissant aux membres qui cotisent, un soutien face aux risques divers de la vie. Que ce soit le capital social qui dès lors, tend à s’ancrer profondément dans la maîtrise des codes du terroir, de ses réseaux de patronage politique et de clientèle. Tous ces processus de constitution de diverses formes de capitaux, sont ainsi concurremment régulés par les dispositifs étatiques et communautaires. La faiblesse de l’État que ce soit donc sous l’effet d’une construction inachevée ou de crises économiques, telle qu’on peut l’observer en Europe aujourd’hui, cette faiblesse donc, génère les mêmes effets de repli dans les espaces de sécurité primaire telle que la famille ou le terroir. Bref, ces espaces où l’individu peut encore retrouver des appuis de survie et en dehors desquels tout ne paraît qu’étrangeté et menaces. C’est notamment ce qu’on peut par exemple observer en Grèce depuis juin 2012 avec l’ascension parlementaire de l’Aube Dorée33, Parti néo-nazi, notoirement xénophobe. On aurait dit tribaliste ailleurs.
Notes
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Image illustrant les conflits à Jos au Nieria, publiée le 28 décembre 2010 par Mondo Blog.
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Communication présentée Par Claude MBOWOU à l’invitation du Groupe Afrique de l’UPMF de Grenoble le 22 février 2014.
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1 Nous contenterons ici de renvoyer à l’article de Gérard Prunier, « Au Soudan du sud, l’écroulement des espoirs démocratiques », Le Monde diplomatique, n° 719, Février 2014, pp. 12-13.
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2On peut noter les critiques sérieuses que n’ont pas manquer de lui asséner des auteurs comme Catherine Coquery -Vodrovitch, Jean-Pierre Chrétien, Nicolas Bancel etc.
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3Les travaux du très controversé Bernard Lugan, notoirement proche des milieux d’extrêmes droite et qui revendiquent une casquette académique sont emblématiques de ce poncif . L’Afrique est sous sa plume décrite sous les traits d’une mosaïque interminable d’ethnies, véritables prisons insurmontables pour les individus. Ethnies condamnées à se combattre par les armes ou le vote ethnique. Au point où « l’ethnisme est la grande réalité africaine ». En claire, celle-ci se réduirait encore à des rapports sociaux caractéristiques à bien des égards de la communauté primitive, mécaniquement ordonné que décrivait Durkheim par opposition à la société.
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4Michel Adam, « Guerres africaines » De la compétition ethnique à l’anomie sociale, Etudes rurales, 2002/3 n° 163-164, p. 167-186, disponible en ligne à l’adresse www.cairn.info/revue-etudes-rurales-2002-3-page-167.htm
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5Sur cette guerre et ce que fût l’UPC (Union des Populations du Cameroun), on peut utilement se référer aux travaux des auteurs comme, Richard Joseph, le mouvement nationaliste au Cameroun: les origines sociales de l’UPC, Karthala, 1986. Achille Mbembe, La naissance du maquis dans le Sud-Cameroun. 1920-1960, Karthala, 1996 et plus récemment, Thomas Deltombe, Manuel Domergue, Jacob Tatsitsa. Kamerun! Une guerre cachée aux origines de la Françafrique, 1948-1971. Paris, La Découverte, 2011.
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6Puisque en Europe, les grandes révolutions n’ont pas manqué d’être interprétés à partir de présupposés raciologiques aussi absurdes, inconsistantes que contradictoires: juifs contre slaves pour la révolution socialiste en Russie, au lieu du prolétariat contre l’aristocratie. Même la révolution française n’y a pas échappée: Gaulois (dont seraient descendants le tiers état) contre Francs (ancêtres de la noblesse) au lieu de la bourgeoisie républicaine contre la noblesse monarchiste. Plus récemment en 2005, Alain Finkielkraut n’avait pas ainsi hésité, à qualifier dans le quotidien Haaretz, les émeutes de banlieue qui avaient alors secouées la France, d’émeutes ethnico-religieuses (questionscritiques.free.fr/edito/haaretz/finkielkraut_171105.htm).
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7Amin Maalouf, Les identités meurtrières, Grasset, Paris, 1998.
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8Leo Strauss, Droit naturel et histoire, Paris, champs Flammarion 1986 (trad. française), p.59. (Ed. Originale, 1953).
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9Ce processus de « réification des collectifs » qui ne vaut pas seulement pour le type d’entité auquel nous nous intéressons ici es un problème classique des sciences du social qui s’applique également lorsqu’on traite des entités telles que l’État, la famille, le parti etc. On retrouve d’une part, des conceptions substantialistes des collectifs telles chez Hegel, Durkheim ou Marx, chez qui , le groupe existerait en soi, c’est un donné déjà là. Qu’il s’agisse de la classe, de la communauté ou de la Nation. D’autre part des conceptions constructives ou interactionnistes qui mettent l’accent sur le rôle des individus et leur capacité à produire des collectifs.
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10Le concept de génocide est inventé en 1944 par le juriste Raphael Lemkin. Voir son ouvrage, Axis Rule in Occupied Europe. Laws of Occupation. Analysis of Governement. Proposals for Redress, Washington, Carnegie Endowment for International Peace, 1944.
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11Danielle Juteau, « Français d’Amérique, Canadiens, Canadiens français , Franco-Ontariens, Ontarois: qui sommes-nous? », Pluriel- débats (France), Vol. 5, n°2, p.21-43, 1980, cité par Elke Winter, Max Weber et les relations ethniques. Du refus du biologisme racial à l’État multinational, Les presses de l’université de Laval, Canada, 2004. On retrouvera dans ce livre de Elke Winter, le débat sur « race et société » au premier congrès de la société allemande de sociologie tenu en 1910 et auquel Weber pris part aux côtés des figues intellectuelles comme Simmel. Un document d’un intérêt historique des plus pertinents par rapport à certains aspects du sujet dont nous traitons ici.
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12Il est à cet égard significatif que l’ethnologie et l’anthropologie se définissent à l’origine comme sciences vouées à l’étude des sociétés sans Etat. Ce projet théorique s’est par exemple incarné dans les travaux d’Evans Pritchard sur l’Afrique soudanaise. Projet fort critiqué et dépassé depuis à travers des travaux pionniers d’anthropologues plus attentifs à l’historicité des sociétés hors occident, comme Edmund Leach (1972), Marshall Sahlins, Marc Abélès, Jean-Loup Amselle etc.
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13Au sujet de la stigmatisation de gens aux « mauvais accents », il n’y a hélas pas que la « pensée sauvage » pour en revendiquer le monopole. La philosophie bien installée et bien médiatisée en a souvent fait un usage décomplexé sous des cieux plus « civilisés »: « …nombre de beurs et mêmes de gens qui vivent dans les banlieues, quelle que soit leur origine ethnique, ont un accent qui n’est plus français tout à fait. Mais ils sont nés en France ! Et pourquoi ont-ils un accent ? Et pourquoi leurs enfants auraient-ils un accent ? C’est tout à fait sidérant. » (Voir leplus.nouvelobs.com/contribution/1142505-finkielkraut-stigmatise-l-accent-des-beurs-et-des-banlieues-des-propos-dangereux.html)
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14Howard S. Becker, Comment parler de la société. Artistes, écrivains, chercheurs et représentations sociales, La Découverte, 2009 (traduction française), p. 236.
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15Howard S. Becker, ibid, p. 238.
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16Sur la question lire, Jean Pierre Olivier de Sardan, Emique in: L’Homme, 1998, tome 38 n°147. pp. 151-166. disponible sur www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/hom_0439-4216_1998_num_38_147_370510
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17Lire à ce sujet: Benedict Anderson, Imagined Communities. Reflexions on origins and spread of nationalism, London, 1983, (éd. française, L’imaginaire national, Paris, La Découverte, 1996).
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18Eric Hobsbawm, Terence Ranger, The invention of tradition, Cambridge University Press, Cambridge, 1992.
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19Lire à ce sujet: Anne-Marie Thiesse, La création des identités nationales. Europe XVIIIe-XXe siècle, Seuil, 1999.
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20Voir également le livre de Jean Pierre Chrétien, Gérard Prunier, Les ethnies ont une histoire, Karthala, 2003.
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21Jean-François Bayart, Jean-Louis Dufour, Jean-Claude Ruano-Borbalan, Penser la guerre …Penser la paix, Sciences humaines, 1999. p.43.
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22On peut par exemple retrouver cette idée en relation avec les questions ethniques chez Barbara Lal, « Ethnic Identity Entrepreneurs: Their Role in Transracial and Intercounty Adoptions », Asian Pacific Migration Journal, 6, 1997, p.385-413.
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23La critique des schémas élitistes d’analyse du social remonte aussi loin que les premières formulations des critiques des théories d’inspiration marxistes sur la société, d’après lesquelles le jeu politique est grosso modo, l’oeuvre d’acteurs dominants qui agissent en fonction de visions du monde déterminées par leurs intérêts et qu’ils tentent d’imposer aux groupes dominés. Voir Raymond Aaron, « Note sur la stratification du pouvoir », Revue française de science politique, Vol.4, n°3, juillet-décembre 1954, p.469. Et Robert Dahl, Qui gouverne? (1961).
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24Martina Avanza et Gilles Laferté, « Dépasser la «construction des identités»?Identification, image sociale, appartenance », Genèses 61, décembre 2005, pp. 134-152. Elle s’appuie notamment sur le texte de Roger Brubaker, «Au-delà de l’identité», Actes de la recherche en sciences sociales, n° 139, 2001, p. 66-85.
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25Luc Boltanski, Les cadres : la formation d’un groupe social, Paris, Minuit, 1982. pp.49-51.
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26Nous employons ce terme en adoptant la proposition que fait Martina Avanza à la suite de Roger Brubaker, d’adopter en lieu et place de la notion réifiante d’identité, celles d’identification (processus extérieur à l’individu), d’image sociale et d’appartenance (Laquelle touche au processus d’autodéfinition de l’individu).
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27Dans la veine d’une sociologie postmoderne, tel est en effet l’analyse que faisait déjà par exemple en 1988, Michel Maffesoli, dans son livre intitulé, Le temps des tribus, (Livre de proche).
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28Brubaker Rogers, Junqua Frédéric, Au-delà de L’« identité », in, Actes de la recherche en sciences sociales, Vol. 139, septembre 2001. L’exception américaine(2) p. 68
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29Becker commentant un ouvrage d’Everett C. Hughes ( Rencontre de deux mondes la crise de l’industrialisation du Canada Français, 1943) sur la domination des affaires économiques par les Anglais et les interactions ethniques pendant l’industrialisation du Quebec notait que: « On voit bien que les Anglais n’ont aucune chance de pénétrer ce milieu, n’ayant vraisemblablement pas de liens de parenté ni d’autres liens qui vont avec, et comment les français n’ont pas le temps de créer des liens interethniques avec les Anglais, et s’ils en avaient l’occasion, ils se retiendraient de le faire en vertu de la loyauté familiale et ethnique. On voit aussi comment un tel réseau favorise grandement les possibilités d’action collective au sein du groupe ethnique tout en diminuant les chances que ce genre d’action transcende les lignes ethniques (il faut voir aussi que ce réseau pourrait tout aussi bien créer des possibilités de conflit qui entraverait une telle action. » op.cit. p.190-191.
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30Erving GOFFMAN, Stigmate. Les usages sociaux des handicaps, Paris, Minuit, 1975 (éd. orig. Stigma : Notes on the Management of Spoiled Identity, Englewood Cliffs, Prentice-Hall, 1963).
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31Ibid. p.161.
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32Ce parti a notamment obtenu près de 21% des voix.