Escalier à quatre marches

L’outil "escalier à quatre marches" ou "les quatre marches du pouvoir" a été développé et utilisé autour du conflit opposant l’entreprise Socapalm et les riverains des plantations de palmiers à huile dans plusieurs régions du Cameroun à partir de juin 2010. La dynamique est donc très récente par rapport à un conflit qui a près de 40 ans.

La Socapalm est une agro-industrie de palmiers à huile et d’hévéas. Créée à la fin des années 1960 par l’Etat, elle était la plus grande entreprise publique de plantations au Cameroun. Elle a été privatisée en 2000 au profit de la holding Socfinal, dont l’actionnaire majoritaire est le groupe Bolloré.

Les habitants traditionnels de ces terres ont été les principales victimes du développement de ces plantations ; malgré les multiples promesses qui ont été faites pendant 40 ans, elles n’ont jamais bénéficié de compensations en contrepartie de la perte de leur patrimoine. Au moment de la privatisation, une convention de cession a été signée entre les nouveaux propriétaires de la Socapalm et l’Etat camerounais. Il était fait mention dans ce document des devoirs de la Socapalm vis-à-vis des populations riveraines. Dix ans après la privatisation, aucun de ces devoirs n’est tenu. A la décharge des nouveaux propriétaires, ces devoirs n’étaient déjà pas respectés lorsque la Socapalm était une entreprise publique.

1. Les fondements du conflit et le sentiment d’injustice des riverains

La création et le développement des premières plantations de la Socapalm à la fin des années 1960 ont entraîné le défrichage d’hectares de forêt jusqu’alors utilisés par les populations locales pour les activités de chasse et de cueillette. Des terres arables ont également été réquisitionnées pour la monoculture, privant les hommes et les femmes de terres qu’ils pouvaient cultiver. Cette confiscation des terres est le fondement du conflit avec les populations locales. Elles jouissaient sur ces différents espaces de droits d’usage reconnus par le droit camerounais dont la perte n’a jamais fait l’objet de compensation de manière satisfaisante. Les riverains partagent ainsi un fort sentiment d’injustice, qui est renforcé par la reconnaissance légale de ces droits et les multiples promesses de compensation faites par l’Etat camerounais et plus récemment par la Socapalm sous sa nouvelle gestion.

En plus du conflit sur l’usage des terres, l’exploitation industrielle actuelle pose de nombreux problèmes aux hommes et aux femmes présents :

 Privation d’autres ressources : la destruction de la forêt a entraîné la fuite de la faune qui y vivait ; la pollution des rivières rend la pêche impossible par endroits
 Manque d’opportunités de travail au sein de la Socapalm pour les populations originaires de la zone géographique concernée
 Atteintes à l’environnement : pollution de l’air, des sols, des cours d’eau.
 Insécurité : violences infligées aux riverains par la société privée de sécurité dans certaines zones.

Les multiples dimensions du préjudice subi par les riverains renforcent encore la conscience d’être les victimes d’une injustice.

2. Les impasses du conflit : Coups de colères et illusions

Une colère latente prévaut donc parmi les habitants des villages riverains des cinq plantations de la Socapalm à travers le pays. L’histoire récente montre deux formes tout à fait opposées de tentatives pour faire bouger le statu quo. Elles représentent les deux impasses entourant l’escalier.

On recense dans presque toutes les plantations, des cas de soulèvements réguliers des villageois contre l’entreprise.

— En novembre 2010, des habitants du village de Bidou 3 dans la Kienké, attaquent à la machette les employés Socapalm venus prendre des mesures pour l’extension des plantations. L’année précédente un soulèvement du même genre avait eu lieu. L’interposition de l’entreprise de gardiennage avait fait dégénérer la situation et deux gardiens avaient eu les bras et les jambes coupés.

— A Bikondo, au nord de la même plantation, un chauffeur de bulldozer a été grièvement blessé après s’être fait tirer dessus à coups de flèches.

— A Mbommono, dans la plantation de Dibombarri, les habitants se vantent d’avoir attaqué un cadre blanc (un français) en 2006 et de lui avoir donné un coup de machette dans le dos. Il n’a jamais été revu au Cameroun depuis.

— A Mbongo, une autre plantation, les habitants de plusieurs villages ont attaqué les bureaux administratifs en mars 2010, suite à des abus de la compagnie de gardiennage Africa Security. De nombreux bureaux ont été saccagés, des maisons incendiées.

La liste pourrait être égrenée pendant longtemps. A chacune de ces occasions, l’intervention des forces de l’ordre finissait par calmer la situation. Parfois suivait une visite du préfet, accompagné ou non par le directeur, pour écouter les doléances des populations et parfois faire des promesses pour entretenir des « relations de bon voisinage ». Le plus souvent, ces initiatives de dialogue consécutives à un soulèvement s’éteignaient vite après l’apaisement de la situation.

Pour déconsidérer cette envie portée par de nombreux villageois d’en découdre rapidement, les leaders convaincus par la démarche de l’escalier font appel à des proverbes de la sagesse traditionnelle. Il s’agit de montrer que cette voie est une impasse.
Le caillou lancé avec colère rate sa cible. Il s’agit de défendre l’organisation et la stratégie contre le soulèvement spontané consécutif à une goutte qui fait déborder le vase.
On ne cuit pas un gros gibier avec un feu de paille. Le coup de colère est comme un feu de paille. Face à un gros morceau comme la Socapalm, il ne faut pas espérer de victoires significatives après une journée de colère.

La deuxième voie mise en avant pour faire bouger la situation est celle défendue par un partie des chefs traditionnels. Comme pour le cas des coups de colères, on dénombre de multiples cas de lettres, de rendez-vous avec la direction, de réunions de conciliation sans aucun aboutissement autre que des promesses et quelques sous pour les participants.

Dans la Kienké, le chef traditionnel de Mbeka montre les 18 lettres qu’il a écrites au directeur de la plantation et au préfet afin de les rencontrer. Il montre aussi celles qui ont été écrites par l’association des chefs Mabi - qui rassemble entre autres 7 chefs de villages riverains à la Socapalm. La plupart de ces lettres sont restées sans réponse. Quelques rencontres ont cependant eu lieu, le plus souvent à l’initiative de l’entreprise elle-même lorsqu’elle planifiait des extensions comme lors de la tournée des villages du directeur de la plantation en décembre 2010. Rien de significatif n’en est jamais sorti. Ces rencontres sont de plus très mal vues par les habitants qui accusent les chefs d’être corrompus par la Socapalm.

A Dibombarri, une plate forme de dialogue a été mise en place suite à des soulèvements. Des réunions mensuelles avaient lieu. Là aussi, les villageois accusent les chefs de s’être fait acheter.

Comme pour les coups de colère, les leaders promouvant l’organisation collective font appel à des images proverbiales pour déconsidérer cette attitude des chefs :
— Le coq ne négocie pas avec le cafard.
— On caresse la vache pour mieux la traire.
— Folle est la gazelle qui au lion se confesse.

Le plus souvent, ces images critiquent la naïveté de croire qu’une négociation est possible dans une situation avec une forte asymétrie de pouvoir.

3. La mise en oeuvre de l’escalier

Pour sortir le conflit du statu quo et des deux impasses dans lesquelles il était enfermé, le ReAct s’est d’abord appuyé sur la mise en œuvre d’un travail particulier de rencontres avec des personnes clés des différents villages. La première marche de l’escalier se monte ainsi par des discussions individuelles et collectives sur le problème, stimulées par l’intervention d’une personne extérieure ou non qui joue un rôle de catalyseur. Cette fonction est librement inspirée des méthodes du community organizing développées par Saul Alinsky.

La fonction de catalyseur est assimilée à la fonction de community organizer fondée par ce dernier. Cette fonction particulière a été remplie par différentes personnes dans le cas de la Socapalm :

— Dans la plantation de la Kienké, David N., un fils du village émigré depuis les années 1980 est venu en Juin 2010 et a fait le tour de tous les villages riverains pour discuter de ce problème et des manières d’y faire face. Son double statut à la fois « du village » et extérieur car il vit loin depuis longtemps est certainement un atout.

— Nicolas R., intermédiaire du ReAct est allé rencontrer de nombreux leaders dans les villages riverains de différentes plantations. Blanc, extérieur à la situation, il fondait sa légitimité principalement sur la nationalité du propriétaire principal des plantations, Vincent Bolloré.

— Jean E. est un habitant de Mbonjo, un village riverain de la plantation à Dibombarri. Convaincu de la nécessité de s’organiser et de faire face, il a vite dépassé la fonction de leader local pour jouer le rôle d’organisateur, en visitant d’autres plantations que la sienne, à Mbongo ou dans la Kienké.

Le travail consiste à identifier des personnes reconnues pour leurs capacités de leadership dans les différents villages et à partager avec eux le sentiment d’injustice et le constat d’impasse sur les deux voies pratiquées jusqu’alors. Ces rencontres sont la base nécessaire pour mobiliser et initier les réunions qui lanceront la dynamique d’organisation.

"Un seul doigt n’attrape pas le bout de viande au fond de la marmite. Un seul brin de paille ne peut pas balayer toute la cour. Mais si nous formons tous un seul bloc, alors nous serons assez forts pour revendiquer notre patrimoine", Elie Nguimme, président de la dynamique nationale des riverains Socapalm.

A partir des rencontres sont organisées des réunions plus importantes à différentes échelles. D’abord dans un village, puis pour deux ou trois villages qui sont sur la route qui longe le nord de la plantation comme c’est le cas pour les villages de Bikondo, Bilolo et Bissiang au nord de la Kienké, ensuite à l’échelle de toute une plantation (une dizaine de village en général), et enfin à l’échelle nationale, interplantation.

Les réunions sont au cœur de l’organisation :
— Avant : on liste les personnes qu’on veut inviter de chaque village, les contacter, les relancer ;
— Pendant : on organise l’animation (ordre du jour, rôles, décisions) ;
— Après : on recontacte les personnes, suivi des tâches.

Les enjeux principaux pour monter la marche de l’organisation dans le conflit entre les riverains et la Socapalm ont été les suivants :

— 1. Capacité à mobiliser les gens pour les réunions à différents niveaux.

— 2. Répartition des fonctions pendant les réunions (bureau provisoire, coordinateur du comité de l’axe, responsable de l’information…). Les enjeux de pouvoir sont toujours sensibles. Dans une des plantations, des erreurs sur ce point ont ainsi fait échouer les tentatives d’organisation menées en décembre 2010. Un village n’était pas assez représenté, un leader placé à la présidence s’est avére peu fiable…

— 3. Articulation entre les différents niveaux. En fait, l’organisation ne se fait pas tant dans une dynamique ascendante, mais plus ou moins simultanée. Quelques réunions locales puis, le plus rapidement possible une réunion nationale a eu lieue pour galvaniser les leaders locaux les plus motivés et créer un évènement à même d’impulser une dynamique qui rompe avec le statu quo. La « première réunion nationale » : pour « la première fois, des leaders riverains de 4 plantations se sont réunis ». Cette nouvelle se répand et mobilise les gens pour les réunions, pour rompre avec le fatalisme dominant dans un conflit qui dure depuis 40 ans.

Appuyés sur les premières marches d’organisation en construction, les riverains ont pu mener des actions à l’attention de la Socapalm.

Dans la Kienké, où le travail d’organisation avait d’abord été lancé, des actions ont eu lieu par village au moment des extensions. Ces actions étaient motivées par la dynamique de réunions et d’organisation à l’œuvre. Cependant, elles n’étaient pas ancrées dans une stratégie générale et gardaient pour certaines le caractère des coups de colères décrits comme des impasses. Les blocages des bulldozers en janvier 2011 à Bikondo, ou l’obstruction du travail des géomètres à Bidou 3 s’est ainsi fait sans la coordination nécessaire à un rapport de force plus abouti. Cependant, l’articulation entre la dynamique d’organisation et la multiplication de ces actions ont amené la Socapalm à réagir.

Les premières actions à caractère national menées après le lancement de la dynamique d’organisation ont été des opérations de communication centrées sur la diffusion de tracts. Un texte signé par des riverains de 4 plantations différentes circulait. Il s’agissait de faire savoir massivement aux villageois mais aussi à la direction que la configuration était en train de changer et que les riverains n’étaient plus isolés. Cette action était ainsi pensée à la fois comme information, communication vis-à-vis des riverains que comme menace voilée pour la direction de la Socapalm, puisque des tracts étaient mis dans toutes les boîtes aux lettres des plantations du pays et de la direction générale à Douala.

Ensuite, une journée d’action nationale a été lancée, à la suite d’une réunion interplantation, comme première tentative de se hisser au niveau de la direction nationale de Douala et de fixer le directeur général comme la cible et l’interlocuteur visé. Des blocages sur les bureaux d’embauche des ouvriers ont eu lieu à Dibombarri tandis qu’un rassemblement perturbait l’entrée de l’usine dans la Kienké et à Mbongo. C’est moins l’effet réel de perturbation de ces actions que l’effet symbolique de la simultanéité qui joua à ce moment. Cependant, des trahisons au sein de l’organisation et des tentatives de sabotage de ces journées en ont grandement perturbé l’efficacité et l’ampleur.

L’action est dans la réaction. Le but des actions est ainsi la réaction des dirigeants de la Socapalm. Dernière marche de l’escalier, c’est l’objectif de l’organisation actuellement menée dans les différents villages riverains.

S’il n’a pas encore été atteint au niveau national, le processus de négociation s’est enclenché dans certaines plantations suite aux actions menées.

— A Dibombarri, l’objectif de compensation et de redistribution des richesses de la Socapalm s’est articulé autour d’un premier objectif simple et facilement gagnable : la Socapalm doit payer le château d’eau du village. Une première rencontre a eu lieu entre des notables des villages et le directeur sans succès. Suite aux actions de perturbation de l’embauche, une nouvelle rencontre a été organisée et l’entreprise a finalement accepté de payer la moitié de la somme nécessaire. « C’est une petite victoire, mais c’est une première victoire qui en appelle d’autres », explique Emmanuel Elong, leader-organisateur à Mbonjo, Dibombarri.

— Du côté de la Kienké, ce n’est pas une négociation officielle qui a eu lieu mais un dialogue implicite et un jeu de concessions sur un rapport de force sous jacent. La revendication sur la pollution de l’eau par l’entreprise et l’accès à l’eau potable des villageois était constamment mise en avant lors des dernières visites du préfet et du directeur. Suite aux actions menées entre décembre et février la Socapalm a reçu à nouveau certains des chefs traditionnels pour les informer de leur volonté de faire des forages et d’installer des adductions d’eau potable dans les villages riverains. Quelques mois plus tard, c’était chose faite.

— Dans les différentes plantations, il est difficile de parler de négociations sur le conflit entre les riverains et la Socapalm au sens fort du terme. Les bribes de négociations et les premières concessions semblent cependant bien des réponses à la dynamique d’organisation et d’actions à l’œuvre. Ces concessions semblent témoigner d’un début d’évolution du rapport de force entre les riverains et l’entreprise. Cependant, l’organisation est encore fragile au niveau local, et embryonnaire au niveau national. L’asymétrie de pouvoir prévalent avant le début d’ascension de l’escalier était tout juste entamée après une année de travail. Les résultats sont encourageants et confirment la pertinence de cet outil pour ce conflit là, mais seule la durée permettra d’en évaluer la pertinence et l’efficacité.