Fiche de témoignage Dossier : Témoignages de Paix / Testimonios de paz / As Said by Artisans of Peace

, Nicaragua, avril 2008

Entretien avec José Pablo BATISTA

Propos recueillis par Henri Bauer et Nathalie Delcamp (Irenees).

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Irenees :

Pourriez-vous vous présenter s’il vous plaît ?

José Pablo Batista :

Je suis d’origine centraméricaine. Dans les années 1970-1980, je me suis engagé dans la lutte pour les droits de l’homme et la démocratie en Amérique Centrale, dans un contexte international de guerre froide et dans un contexte interne de conflit armé ; j’ai alors participé au réseau “Citoyens Centraméricains pour la Paix” qui est aujourd’hui “Semeurs de Paix”.

Depuis les années 1990, je travaille dans le domaine intellectuel ; je suis aujourd’hui politologue, avec un diplôme de Doctorat en sciences politiques obtenu en Europe ; j’étudie surtout le thème “conflictualités et paix en Amérique Centrale” qui, bien entendu, a beaucoup à voir avec ce qui se passe en Amérique Latine et sur le continent américain, spécialement dans et depuis les Etats-Unis. Ce qui me conduit à travailler l’Amérique Centrale également dans une perspective de relations internationales et de géopolitique.

Actuellement je travaille comme chercheur indépendant pour plusieurs universités et centres de recherches, surtout en Amérique Centrale. Je suis aussi consultant pour plusieurs organismes publics et privés.

Je continue à lutter, aujourd’hui depuis les sciences politiques, pour la construction d’un monde plus juste et plus respectueux de la dignité de chaque personne, surtout de ceux qui sont le plus méprisés par le système actuel. Je continue de croire en l’affirmation attribuée au Che Guevara : « Soyons réalistes: rêvons ».

Irenees :

Quelles sont les principales raisons de votre engagement pour la paix ?

José Pablo Batista :

J’ai vu de nombreuses personnes civiles être les victimes innocentes de la violence irrationnelle et injuste. Au Nicaragua, au Salvador, au Guatemala, entre les années 1970 – 1980. J’ai vécu dans ma propre chair les souffrances que les seigneurs de la guerre infligeaient aux civils innocents.

C’est dans ce contexte que j’ai été tenté d’utiliser moi aussi la violence. Le mouvement guérillero offrait une réponse à mes angoisses et mes peurs d’alors, en justifiant la violence par des raisons idéologiques, que les commandants guérilleros présentaient comme légitimes. Néanmoins je me rendais bien compte que les révolutionnaires de l’époque ne faisaient pas autre chose que d’utiliser les mêmes méthodes que celles qu’ils dénonçaient, reproduisant la violence de ceux de l’autre camp et plaçant la population civile, qui désirait la démocratie et la paix, au centre du “sandwich” de la violence.

Il suffisait d’avoir un peu d’intelligence pour comprendre que de répondre à la violence par la violence ne pouvait que créer une spirale de violence interminable, un conflit qui entraînerait la mort, en premier lieu pour la société civile. S’agissait-il réellement d’une guerre civile entre conservateurs et révolutionnaires, entre militaires et guérilleros ? Ou de la guerre de la minorité des maîtres de la guerre contre la société civile ?

Malgré les difficultés extrêmement graves, comme beaucoup d’autres citoyens centre-américains , j’ai continué de croire en la paix et à lutter par des moyens non violents. Je ne voulais pas que même mon pire ennemi vive ce que j’avais vécu dans les mains des paramilitaires. Il s’agit d’une dénégation profonde, totale, de la dignité de la personne. Je pense que personne n’a le droit de faire cela à une autre personne. Malgré tout, la guerre non seulement le permet, mais même le favorise. Et cela continue de se produire tous les jours, en plein 21ème siècle en Irak, en Afghanistan, en Colombie, à Guantanamo… sans que le monde ne se scandalise… C’est pour cela que je travaille pour la paix.

Irenees :

Vous êtes professeur d’université : quelle importance accordez-vous à l’analyse, à la recherche et à l’élaboration d’outils et de ressources pour la compréhension des conflits et la construction de paix ?

José Pablo Batista :

La construction de paix naît de l’harmonie entre l’irénopraxis, ou pratique de la paix, et l’irénologie, ou étude de la paix. Il s’agit de deux sœurs qui ne peuvent vivre l’une sans l’autre : si l’une manque, l’autre meurt.

L’action pour la paix seule, sans analyse de la situation conflictuelle, sans identification des acteurs, sans méthode ni outils, sans objectifs, qui fait que la compréhension de cette action est absente, ne constitue pas une action, dans le sens de Blondel, mais un activisme stérile dans le meilleur des cas, contre productif la plupart du temps.

L’étude de la paix seule, sans liens forts avec l’action, sans contacts avec le terrain, sans engagement sincère pour la paix, ne constitue pas une pensée, dans le sens d’Aristote, mais une croyance mythique.

Dans l’Amérique Centrale du XXème siècle, cette question trouvait sa réponse la plus importante dans une perspective marxiste, selon laquelle la structure sociale, spécialement les relations économiques, sont l’origine des idées, et la pensée n’est qu’une superstructure de la réalité. Ce qui importait était l’action : on considérait alors que les intellectuels ne faisaient qu’élaborer des théories inutiles en étant une charge pour la société puisqu’ils ne produisaient pas de biens.

Une autre perspective répondait à cette première : il s’agit d’une perspective platonique, selon laquelle les idées sont l’origine de la réalité et l’action n’est qu’une concrétisation de la pensée. L’élaboration d’idées, de théories, était sur-valorisée comme source pour l’action. Plusieurs idéologies holistes furent élaborées dans ce cadre théorique, détachées de la réalité et totalement fictives ou mythiques.

En réalité, il me semble que les deux théories n’étaient pas si différentes : d’un côté, toutes les deux prônaient artificiellement la séparation de l’action et de la pensée, et d’un autre côté, toutes les deux étaient éminemment dogmatiques et imperméables : chacune se considérait comme étant la vraie. Pour ma part j’adopterais plutôt la perspective de Max Weber, qui essaie de démontrer les liens de dépendance réciproque entre idée et action. Dans cette perspective, la pratique de la paix génère des idées, qui à leur tour inspirent la pratique, dans une dynamique d’enrichissement mutuel et continu.

La pratique de la paix est un facteur de création d’idées tout autant que les idées pour la paix sont un facteur générateur de pratique. La pensée pour la paix est une production de l’action et en même temps un producteur d’action pour la paix. En ce sens, l’analyse, la recherche, l’élaboration d’outils et de ressources pour la compréhension des conflits et la construction de paix sont tout aussi essentielles pour la paix que l’engagement et l’action en faveur de la paix. Et même : l’un sans l’autre n’a aucun sens pour la paix.

C’est aussi pour cette raison que je considère ma participation à Irenees comme quelque chose de prioritaire, car j’y trouve cette recherche effective d’harmonie entre irénopraxis et irénologie.

Irenees :

En plus d’être politologue et consultant, vous êtes aussi chercheur indépendant. On dit qu’en Europe, les intellectuels d’une part et ceux qui travaillent pour la paix sur le terrain d’autre part, le font avec des logiques différentes, très souvent parallèles. Alors qu’en Amérique Centrale les acteurs de terrain produisent aussi des savoirs, et les intellectuels travaillent dans une attitude d’ “engagement” pour la transformation sociale. Quelles seraient selon vous les avantages et les limites de ces attitudes au Guatemala ?

José Pablo Batista :

Je m’exprime du point de vue du chercheur, et je ne parlerai pas que du Guatemala, mais de l’Amérique Centrale.

C’est vrai que cette association personnelle entre pensée et engagement est commune en Amérique Centrale. L’un des avantages de cette attitude dans nos pays centraméricains est que le chercheur est en contact permanent avec les acteurs de paix qui travaillent sur le terrain, ou bien que lui-même réalise un travail de terrain. Ce qui lui permet d’avoir la capacité d’élaborer sa pensée à partir de l’action, de la réalité, et de s’éloigner d’une perspective idéologique, dogmatique, mythique. Tout comme aussi confronter ses hypothèses, théories et convictions avec les changements, et les transformations de l’action sur le terrain, et ainsi pouvoir les adapter.

Cette attitude me semble intellectuellement légitime.

Cependant, c’est une situation qui comporte également des risques. Par exemple, l’un des risques est que le chercheur, plongé dans la complexité des conflits, peut perdre la distance critique pour réaliser une analyse scientifique, pour comprendre et mettre les conflits en perspective, pour élaborer des propositions. Très souvent, les conflits, la violence et la guerre questionnent le chercheur en tant que personne : il se sent personnellement impliqué, engagé ; la construction de paix peut se convertir en une “cause” pour laquelle le chercheur est disposé à lutter par tous les moyens. Ce qui peut lui faire oublier le facteur temps et le faire se sentir dans une situation d’urgence. Les scandales produits par la violence et le sentiment d’urgence pour la paix qui pénètrent la pensée du chercheur peuvent être pour lui une charge très forte en émotivité et subjectivité dans l’élaboration de ses idées, et même l’empêcher d’élaborer des instruments, des outils, des méthodes, des analyses, des propositions au service de la construction d’une paix durable. Il pense qu’il est un intellectuel alors qu’en réalité, il est devenu un militant, et les idées qu’il élabore ne sont que des arguments servant à justifier ses positions pratiques.

Bien que cela ne soit pas explicite dans la question, je me permets une toute petite réflexion sur l’autre attitude, celle qui est davantage vécue en Europe.

L’un des grands avantages de la distinction méthodologique entre celui qui travaille pour la paix sur le terrain et l’intellectuel, c’est que ce dernier jouit d’un contexte de beaucoup plus grande sérénité pour élaborer ses hypothèses, qu’il a assez de distance critique pour inventer des instruments et des outils, qu’il dispose des moyens intellectuels pour développer ses analyses sans la pression de laquelle il pourrait être l’objet dans un contexte de conflictualité, de violence ou de guerre et sans le sentiment d’urgence. Certains des meilleurs intellectuels de la paix travaillent au Canada, en Norvège, en Suède

Cette attitude me semble également intellectuellement légitime.

Cependant, c’est une situation qui comporte également des risques. Par exemple, l’un des risques est que le chercheur, éloigné des conflits réels, de la violence et de la guerre sur lesquels il réfléchit, ne dispose pas de médiations effectives entre son travail et les exigences réelles de la paix. Et donc qu’il développe une pensée autonome, des théories parfaites et des solutions à tous les problèmes qui cependant, dans la complexité des conflictualités réelles peuvent n’avoir aucun sens. Cela ne suffit pas de posséder beaucoup de moyens intellectuels d’élaboration d’idées, un contexte de sérénité et de paix sociale et beaucoup de moyens économiques, pour être un acteur pertinent dans la construction de paix, surtout s’il s’agit du domaine intellectuel.

C’est cela qui entraîne, en Europe, l’utilisation de deux logiques différentes pour travailler à la construction de paix : celle de l’intellectuel d’une part, celle du militant de l’autre.

Ces deux exemples, de l’Amérique Centrale et l’Europe, me rappelle l’histoire de deux frères : l’un se consacra à étudier l’arbre, mais ne vit pas la forêt, l’autre étudia la forêt, mais ne vit pas l’arbre.

Irenees :

Les Accords de Paix furent signés en 1996. Quelles sont, selon vous, les avancées réelles dans la construction de sociétés plus pacifique en Amérique Centrale ? Et quels sont les défis prioritaires pour construire la paix ?

José Pablo Batista :

Les Accords de Paix signés en 1996 furent ceux du conflit armé au Guatemala. Les accords de paix du Nicaragua et du Salvador avaient été signés avant. La qualification d’ “avancées réelles” dans la paix dépend beaucoup de la situation et de la perception de la personne qui fait une telle appréciation.

Un premier exemple : la comparaison dans l’espace. Il y a des observateurs de la société centraméricaine qui prennent comme critère d’évaluation une société pacifique, quelquefois réelle, souvent imaginaire, à laquelle ils comparent les sociétés réelles centraméricaines ; ils déduisent que ces dernières sont encore très éloignées de la paix, et mettent l’accent sur les problèmes à résoudre, sur les conflits qui perdurent, faisant place à la théorie des “vieux démons” qui ne disparaissent jamais. C’est très souvent le cas des observateurs étrangers qui vivent dans des sociétés pacifiques et qui voudraient que les sociétés d’Amérique Centrale soient comme les sociétés dans lesquelles eux-mêmes vivent.

Un deuxième exemple : la comparaison dans le temps. Il y a des observateurs de la société centraméricaine qui prennent comme critère d’évaluation l’Amérique Centrale de l’époque du conflit armé, avec laquelle ils comparent les sociétés centraméricaines actuelles. Ils en déduisent que ces dernières ne vivent plus de conflit armé interne, ne sont plus en guerre, qu’elles ont commencé à marcher vers la paix, et vont donc mettre l’accent sur les réussites, sur les avancées, en privilégiant la paix comme “processus” de construction sociale. C’est le cas de nombreux Centraméricains qui ont vécu la violence et qui vivent aujourd’hui une étape de transition, pour laquelle on ne peut pas encore parler de sociétés pacifiques, mais plus non plus de sociétés en guerre.

Je considère que les deux perspectives sont non seulement légitimes mais aussi complémentaires. C’est, me semble-t-il, le sens de cette question qui cherche les “défis” et les “avancées”. Parce que des défis, il y en a encore, nombreux et profonds.

Par exemple, les inégalités sociales, économiques, politiques, culturelles. Le manque de justice envers les responsables de violations des droits de l’homme et de crimes. L’insécurité et la délinquance. Le manque de conscience écologique et de respect des ressources naturelles. L’expansion de la mentalité individualiste qui conduit à l’indifférence envers l’autre et à l’égoïsme aveugle. La perte dans le champ éthique du sens de la valeur de la dignité de la vie humaine.

Parce que ce n’est pas facile de passer de la violence à la paix. C’est un processus long, difficile, extrêmement exigeant. Le stock intellectuel et symbolique d’une société qui a vécu la guerre est très souvent fait d’intolérance et de violence. Quand, au contraire, la construction de la paix nécessite une culture de tolérance, de coopération, de respect, de justice, de solidarité, de co-responsabilité. Le passage d’un univers symbolique marqué par la violence à l’autre univers symbolique caractérisé par la paix ne se fait ni de façon immédiate après la signature d’accords de paix, ni de façon automatique.

Cependant, il me semble qu’en Amérique Centrale ce processus est en marche, non sans difficultés, mais qu’on a déjà fait quelques avancées. Par exemple, le fait d’avoir remplacé les dictatures civiles ou militaires par des gouvernements démocratiques, fruit d’élections pluralistes. Le fait d’avoir permis aux combattants illégaux d’entrer dans le jeu démocratique en se convertissant en partis politiques et en candidats aux élections. Le fait d’avoir commencé de façon effective le processus d’instauration de l’état de droit. Le fait d’avoir commencé à développer des politiques publiques dans les domaines de la santé, de l’éducation. Le fait d’être en train de réaliser des réformes administratives et économiques pour favoriser le recouvrement de l’impôt parmi les minorités les plus riches. Le fait d’avoir initié quelques programmes de redistribution de la richesse vers les populations les plus défavorisées. Bien entendu, dans la plupart des cas, nous en sommes encore à l’état de balbutiement : il s’agit de commencements de processus nouveaux qui, même sils sont encore fragiles, me semblent illustrer un pari social pour la construction de paix et aller dans la bonne direction, à condition qu’ils se dédient à travailler à répondre aux défis profonds de nos sociétés et non à des intérêts exclusivement particuliers.

Irenees :

Vous avez participé à des luttes urbaines pour la démocratisation et la pacification de l’Amérique Centrale à l’époque des conflits armés au Nicaragua, au Salvador, au Guatemala. Dans ce contexte, vous avez fait l’expérience de la répression violente. Aujourd’hui, vous êtes un intellectuel et un chercheur: votre terrain est plus théorique. Que pensez-vous de ce changement ?

José Pablo Batista :

Oui, ce sont deux façons différentes de travailler pour la paix, néanmoins elles ne sont pas déconnectées, bien au contraire : action et savoir s’enrichissent mutuellement. Mais, dans mon cas, il s’agit d’un véritable changement. D’être à la tête de manifestations qui m’ont converti en spécialiste pour supporter le gaz lacrymogène au début, jusqu’à planifier des programmes d’action sociale et politique à la fin, aujourd’hui je vais de la lecture de grands et petits auteurs jusqu’au travail de formation, de recherche et de publication. Le changement n’a pas été facile. Même si ce ne fut qu’un changement de méthode. Les valeurs éthiques perdurent, les objectifs sont toujours la recherche de construction d’un monde moins dur pour les plus petits. Mais ce travail ne se fait plus dans le champ de l’action sociale, mais dans le domaine intellectuel, dans une dynamique de continuité et de cohérence. Mon expérience me donne quelques outils de compréhension que d’autres peuvent ne pas posséder, en même temps mon passé me place dans une position précise en tant que chercheur et je peux manquer de certains outils que d’autres possèdent. Il ne s’agit pas de décider ce qui est meilleur, les deux positions sont légitimes ; il s’agit d’entrer dans une attitude d’échange et d’enrichissement mutuels entre le militant et l’intellectuel, le passé et le présent, l’action et le savoir, etc. Pour être bref, si dans mon cas je serais d’accord avec l’idée de “changement”, je préfère celle d’“échange mutuel”. Cette perspective théorique conduit à penser le travail intellectuel en termes de “partage” plus qu’en termes de “concurrence”.

Irenees :

Vous avez fait des études en Europe et vous maintenez des liens forts avec le vieux continent : comment voyez-vous les relations actuelles entre l’Amérique Centrale et l’Europe ?

José Pablo Batista :

L’Amérique Centrale est très proche des Etats-Unis, davantage encore dans les champs économique, politique et culturel que dans le champ géographique. Bien qu’une grande partie de l’opinion publique affirme que les Etats-Unis ont toujours été les dominateurs et l’Amérique Centrale la dominée, il me semble que cette vision peut être un peu affinée. Depuis que les Etats-Unis sont devenus la première puissance du continent américain, les relations entre ces derniers et l’Amérique Centrale sont caractérisées par une certaine ambiguïté.

Je me place du point de vue de l’Amérique Centrale : Nous les Centraméricains, avons eu les Etats-Unis comme modèle, comme idéal, comme utopie, ce qui a produit admiration, imitation et docilité. En même temps, les Etats-Unis ont été pour les Centraméricains des impérialistes, des dominateurs, un anti-modèle, ce qui a provoqué rejet, opposition, rébellion. Ce qui est intéressant est que cela a eu lieu et continue d’avoir lieu “en même temps”, ce qui fait que nos relations sont caractérisées par l’ambivalence : proximité et méfiance, admiration et rejet, imitation et opposition… Parce qu’autant les aspects positifs de nos relations sont extrêmement importants et enrichissants pour nous, autant les aspects négatifs sont extrêmement importants et destructeurs pour nous.

Dans ce contexte, l’Amérique Centrale recherche l’Europe. Non pas pour remplacer les Etats-Unis, ce qui semble impensable et impossible, mais dans une perspective d’équilibre.

Pour nous, l’Europe est synonyme d’histoire et de culture, de respect des droits de l’homme et de démocratie, d’un système social qui dans un contexte de capitalisme et de mondialisation, sait développer des politiques de bien commun, d’un effort d’unification régionale, d’un effort pour développer la négociation et la diplomatie en cas de conflits, etc. Si les Etats-Unis sont pour nous la puissance avec laquelle il faut apprendre à vivre, l’Europe est en bonne partie un modèle dont nous pouvons apprendre.

Bien sûr, nous sommes également conscients des limites de l’Europe, de ses difficultés, spécialement dans le champ de l’humanisme : les Européens ont inventé le totalitarisme, le nazisme, les camps de concentration comme fabrique de génocide, la Shoah. Milosevich, Hitler, sont européens… L’Europe n’est pas qu’un modèle, elle est aussi victime de ses contradictions et de ses conflictualités internes, quelquefois non assumées par les Européens eux-mêmes.

Sans aller plus loin, actuellement, une bonne partie de la population européenne a des difficultés à accepter l’Autre différent, à le respecter. Je pense à la théorie européenne de la différence des races, comme elle est actuellement mise en pratique. L’Europe proclame au Monde qu’elle est une région où il n’y a pas de guerre depuis plus de cinquante ans, niant ainsi qu’elle n’est pas seulement l’Europe de l’Ouest, mais aussi celle du centre et également l’Europe de l’Est : Serbie, Kosovo, Balkans

Il me semble que c’est également pour cela que nous recherchons l’Europe, et dans une certaine mesure, peut-être fondamentalement pour cela : parce que c’est un peuple qui a vécu ce que nous aussi nous vivons, qui connaît la douleur et la souffrance d’être victime, et d’être assassin, qui sait lutter malgré tout, qui a su renaître de ses propres cendres… Le peuple européen est un peuple conscient, qui peut être le créateur de choses admirables - ce qui lui donne un certain orgueil, tout comme de choses horribles – ce qui lui confère un peu d’humilité.

C’est pour cela que je considère comme extrêmement positif que l’Amérique Centrale cherche à approfondir ses liens avec l’Europe, et que l’Europe, dans une attitude de co-responsabilité, cherche à approfondir ses liens avec l’Amérique Centrale, dans une dynamique basée sur le respect et en recherchant l’enrichissement mutuel.

Irenees :

Comment expliquez-vous que la majorité des pays latino-américains aient choisi des gouvernements de centre gauche ou de gauche ?

José Pablo Batista :

Il est nécessaire de mettre en oeuvre différentes perspectives pour expliquer ce phénomène actuel, particulièrement les perspectives historique, politique, économique et culturelle. Dans une perspective de court terme, et même de très court terme, on dit que l’une des grandes raisons est l’échec des politiques néo-libérales des années 1990, que je résumerai en deux éléments qui me paraissent importants.

Premièrement, la libéralisation de l’économie, la privatisation des services publics et l’entrée épatante des économies nationales latino-américaines dans le processus de mondialisation capitaliste tel que ce dernier se développa dans les années 1990. Ce qui provoqua de façon certaine la croissance des économies nationales, surtout par rapport à la décade perdue des années 1980, au Mexique, au Brésil, au Chili, mais qui ne parvint pas à concrétiser la prétendue dimension magique qui ferait que la croissance de l’économie entraînerait de façon automatique le bien-être pour tous car une main invisible saurait redistribuer la richesse produite. En réalité, ces mesures économiques contribuèrent à approfondir toujours plus les inégalités entre une minorité qui continuait de posséder et de gérer le capital et une majorité composée des pauvres et de la classe moyenne qui se retrouvait dès lors en cours d’appauvrissement. L’injustice sociale, les inégalités et la pauvreté se concrétisaient à travers des situations de souffrance presque inhumaines, vécues par les plus pauvres.

Deuxièmement, l’indifférence du système économique face à ces souffrances. Il me semble que ce second point est également essentiel : l’âme de ce système économique libéral et capitaliste qui produisait des inégalités, de la pauvreté et de la souffrance était constituée par une culture individualiste qui dans un contexte comme le nôtre se transformait facilement en égoïsme et débouchait sur une éthique de l’indifférence envers la souffrance des plus pauvres. Il s’agissait d’un système qui provoquait de la souffrance et en même temps de l’indifférence face à cette souffrance. Cela ne concordait pas avec un très grand nombre de pratiques de la majorité des populations pauvres latino-américaines, qui possèdent un sentiment communautaire très fort, qui donnent une grande importance à la solidarité envers l’autre, surtout celui qui souffre, et qui mettent en pratique des mécanismes sociaux d’aide réciproque aussi banals qu’efficaces.

Il me semble que c’est un élément, parmi beaucoup d’autres, qui peut aider à expliquer le fait que plusieurs pays latino-américains aient choisi au début du XXIème siècle des gouvernements de centre gauche ou de gauche.

Il s’agit, d’une part, d’un rejet de l’individualisme et de l’égoïsme comme valeurs déterminantes de l’économie et par conséquent de la construction des relations sociales, et d’autre part de l’option faite de rechercher un peu plus de justice sociale et d’équité, de solidarité et d’humanisme.

Les actuels gouvernements de gauche ou de centre gauche répondront-ils aux espérances des populations qui les ont menés au pouvoir ? Il s’agit là d’une autre question…

Irenees :

D’après vous, quels sont les défis prioritaires pour construire la paix après un conflit armé ou une guerre ?

José Pablo Batista :

Je classerais ces défis en trois grands groupes.

Défis matériels et défis culturels et symboliques.

En ce qui concerne les premiers, le désarmement des combattants, leur réinsertion dans la société civile, la ré-adéquation de l’armée, la démilitarisation des institutions et des relations sociales, le retour et la réinsertion des populations déplacées, l’application de la justice aux responsables de crimes de guerre et de crimes contre l’humanité, la reconstruction des infrastructures physiques détruites par les combats, l’attention aux ressources naturelles victimes de la violence…

Quant aux seconds, la délégitimisation de la division sociale en groupes opposés et la déconstruction de l’image de l’autre comme ennemi ; l’attention spécialisée aux victimes du conflit, surtout à la population enfantine, particulièrement d’un point de vue psychologique ; l’élaboration de la mémoire et de l’histoire du conflit ; le rééquilibrage, dans l’esprit de la population, de la passion et de la raison ; le développement de pratiques de rencontre et de réconciliation entre populations qui se considèrent comme ennemies ; l’établissement de mythes fondateurs de la paix ; l’élaboration et la diffusion d’une culture de respect de la vie, de la différence, de tolérance et de paix ; la récupération des rites anciens et l’invention de rites nouveaux à la mémoire des victimes et célébrant l’option sociale pour la paix ; la formation de leaders sociaux et de responsables politiques dans la gestion pacifique des différences et des conflits ; le travail d’analyse et de recherche pour identifier les facteurs ayant conduit à la violence, ainsi que pour développer et proposer un nouveau projet de société…

Cela pour dire très clairement que la violence détruit les routes et les écoles, les cultures et les bâtiments, qu’elle tue les gens mais aussi qu’elle blesse très profondément les croyances, les valeurs, la confiance, l’espérance, l’éthique, en un mot, l’âme des populations qui la subissent.

De nombreuses institutions qui travaillent dans la reconstruction de la paix après un conflit armé ou une guerre ont tendance à travailler en premier lieu, si ce n’est exclusivement, sur les premiers facteurs, car c’est plus facile et les résultats sont évidents. Alors que les seconds sont tout aussi importants que les premiers. Dans mes sessions de formation de leaders sociaux pour la paix, j’aime utiliser l’image de la barque qui a besoin de deux rames pour avancer : la reconstruction de la paix a besoin elle aussi d’un travail fort dans le domaine matériel, tout comme dans le domaine culturel et symbolique. L’un sans l’autre demeure inefficace.

Irenees :

Quelles sont, selon vous, les conflictualités et les menaces pour la paix les plus importantes dans le monde actuel ?

José Pablo Batista :

Je suis profondément convaincu que les défis majeurs de demain se joueront dans les relations de l’Homme avec sa Planète : comment ce dernier pourra harmoniser la satisfaction de ses besoins avec la gestion responsable des ressources naturelles de son milieu. Deux exemples:

La terre. Je pense que la question agricole sera un facteur majeur de conflits pour le monde de demain. Pour paraphraser Ghandi, on peut produire suffisamment de nourriture pour satisfaire la faim de toute l’humanité, mais on ne peut pas en produire assez pour satisfaire l’égoïsme d’une seule personne. Le modèle économique actuel continue de privilégier une réponse à la faim de l’humanité, à sa nécessité de s’alimenter, au moyen de la production industrielle, en négligeant complètement la question agricole, que l’on prétend uniquement instrumentaliser. En ce sens, le système mondial de production des aliments est commandé en premier lieu par les nécessités de l’Occident, qui grâce à son système économique actuel, sait déterminer la production de l’alimentation en Thaïlande, au Cachemire, en Côte d’Ivoire, à Haïti… Je crois que c’est un chemin erroné, et que nous sommes en train de préparer un immense conflit planétaire.

L’eau. L’accès à l’eau, sa gestion et sa distribution ont été depuis des siècles des facteurs de conflit. Je suis persuadé que cela va s’aggraver dans un futur immédiat. Il pourra y avoir, d’une part, de nombreux conflits locaux qui auront lieu sur les 5 continents, par exemple entre des groupes se disputant pour s’approprier un puits, et, d’autre part, de grands conflits internationaux autour des rivières, des mers, des sources naturelles d’énergie… Il est actuellement possible de dresser une carte des grands conflits aquatiques potentiels…

Il y aura toujours des conflits internationaux, l’utilisation du terrorisme, etc. Mais il me semble que nous nous trouvons face à une brèche nouvelle qui s’ouvre et qui est en relation intime avec les rapports de l’Homme et de la Nature. Les limites et les défauts fondamentaux de l’organisation sociale au niveau mondial basée sur la centralisation et presque l’idolâtrie de l’économie d’une part, et d’autre part, les catastrophes naturelles qui auront des conséquences catastrophiques pour des millions de personnes, sont la preuve d’un nouveau et grand conflit : celui de l’Homme et de la Nature. Celui-ci, me semble-t-il, sera le grand conflit de demain, pour lequel nous ne sommes pas préparés.

Je pense que nous sommes en situation de donner de toute urgence une alerte précoce sur ces conflits qui menacent de manière importante la paix du monde de nos enfants.

Irenees :

Qu’est-ce que la paix pour vous ?

José Pablo Batista :

Je pense que la construction de paix n’est pas univoque, qu’elle n’a pas qu’un seul sens ; c’est pour cela qu’il me semble que l’image de “processus” n’en montre pas toute la complexité ; que la paix n’est pas non plus un archipel constitué de plusieurs îles isolées les unes des autres, c’est pour cela que la technique de la “collaboration mutuelle” me semble insuffisante ; ce n’est même pas non plus une mosaïque dans laquelle les différents éléments s’approchent les uns des autres pour offrir une image d’ensemble.

Il y a une image que j’aime bien aussi utiliser lors de mes réunions avec les leaders de paix locaux en Amérique Latine : la construction de paix est comme un oignon ; lorsque tu enlèves une couche, il y en a une autre, et c’est l’imbrication des différentes couches entre elles qui constitue l’oignon. La construction de paix est aussi le fruit de l’imbrication de différentes dimensions : la justice sociale, le respect des droits de l’homme, la gestion responsable des ressources naturelles, la démocratie, la liberté, etc.

Dans le même sens, différentes méthodes participent à la construction de la paix : le travail du militant, la médiation du diplomate, la décision du politique, la responsabilité de l’entrepreneur, la pensée de l’intellectuel, etc. Ce sont toutes les couches d’un même oignon.

Pour moi, la paix n’est pas un objectif, un idéal, quelque chose qui se trouve au-delà de notre réalité, dans un monde imaginaire. La paix, c’est un million de façons de mettre en relation les personnes entre elles, avec leur Planète, les peuples entre eux, etc. Elle est diverse, polyforme, comme la richesse de la diversité des cultures, des peuples, des types de relations. C’est dommage qu’il n’existe pas un mot pour exprimer “Paix” au pluriel. Je sais que cela peut être une représentation de la paix difficile et critique ; c’est comme de dire à un marcheur qu’il n’y a pas de but, et que le sens de la marche ne se trouve pas dans l’objectif qu’il poursuit mais dans sa façon de marcher, ou à un croyant qu’il n’y a pas de vie après la mort et que le sens de la vie ne se trouve pas dans la recherche sans trêve d’un paradis, mais dans la manière de vivre chaque jour, chaque instant. Ma réponse à cette question ne vous paraît pas convaincante ? C’est préférable. Qu’elle reste ouverte à d’autres possibilités, à des millions de possibilités, comme la Paix…

Notes

  • Propos traduits de l’espagnol par l’équipe de traducteurs du réseau de Sembradores de Paz.

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