Germain-Hervé MBIA YEBEGA, France, 2014
Boko Haram : il ne faut pas se tromper de combat
Boko Haram n’est qu’un des triviaux acteurs d’une guerre contre la pauvreté. Celle-ci ne pourra se gagner que dans la définition d’une politique d’ensemble, qui prendra en compte sans faiblesse aucune, les besoins des populations de l’extrême-nord, les potentialités de développement qui y existent, leur promotion dans une dynamique nationale inclusive des rigueurs nécessitées par un tel projet.
Les Camerounais ont appris l’annonce (sur le perron de l’Élysée) de l’entrée en guerre de leur pays par le biais des caméras de télévision, au terme du « Sommet de Paris pour la sécurité au Nigeria » tenu le 17 mai dernier. Le fil de l’histoire a continué à se dérouler depuis lors, avec son lot de macabres nouvelles, confinant le tragique de situation au registre d’une nouvelle banalité de la violence; l’opinion nationale s’obligeant elle, et de manière progressive, à la (re)découverte de la géographie administrative et humaine de cet extrême nord dont les difficultés rejoignent si naturellement celles de tous les camerounais. Les sanglants effets du week-end de Kolofata ont probablement précipité la prise de décrets présidentiels reconfigurant la carte territoriale du commandement militaire, leur lecture ayant été immédiatement suivie sur les antennes de la radiotélévision d’État, de dithyrambiques éloges d’un journaliste (à l’indubitable talent) à l’endroit du chef de l’État. Sans que pour autant soient opportunément levées les ombres et lumières d’une situation fort complexe.
La guerre contre la pauvreté et la misère
Les fondements de l’instabilité actuelle dans le département du Mayo-Sava (qui compte les trois communes de Kolofata, Tokombéré et Mora) et ses environs immédiats puisent à plusieurs sources interactives, quelles soient sous-régionales ou spécifiquement locales. Mais encore, faudrait-il se défier d’un cloisonnement voire d’une segmentation exclusive de la survenance des violences qui sont ici constatées et dénoncées, la perception globale de la situation devant prendre en compte la dynamique de continuité territoriale et socioculturelle de ces phénomènes, à l’échelle du Cameroun, du Nigeria et du Tchad.
Les causes dites locales ne procèdent donc pas de cette « imprévisibilité des choses » justificatrice à bien d’égards d’un certain déni de responsabilité. Ces causes sont principalement celles de la pauvreté et de la misère; de la distension du lien social; de la carence de moyens de l’administration d’État corrélée à une indubitable absence des pouvoirs publics dans certaines parties du territoire national; du taux élevé du chômage des jeunes, fort nombreux ici. A titre d’exemple, alors que j’effectuais il y a quelques années des recherches de terrain sur l’émergence et l’affirmation des pouvoirs locaux, il m’est arrivé d’interviewer des autorités préfectorales ne disposant souvent pas de carburant, pour effectuer les traditionnelles tournées administratives auxquelles elles sont tenues. La démission du Sous-préfet de Hilé-Alifa le 21 juillet dernier est à sa manière, un signe fort de cette forme de déliquescence des services de l’État.
Dans un environnement confronté à une historicité de violence globale caractérisée, et ce depuis une cinquantaine d’années dans les deux États voisins du Nigeria et du Tchad, les « opérateurs historiques » de nuisance se déploient avec une extraordinaire facilité. Boko Haram n’en est qu’une des manifestations les plus abouties.
La guerre contre la pauvreté, voilà donc ce à quoi nous avons véritablement à faire face dans cette partie du territoire national, dans tout le Cameroun et dans la sous-région même. Une lente régression s’appréciant au fil du temps à l’aune: de brigandages systématiques ; d’enlèvements récurrents de personnes physiques dont la libération est assujettie au paiement de rançons ; du grand banditisme (vol de bétail notamment) et de criminalité transfrontalière (trafic et contrebande de carburant voire, de produits manufacturés) ; de nombreux conflits fonciers intercommunautaires; d’un islamisme rampant enfin, qui s’accommode opportunément des fractures nombreuses existant dans la ligne de démarcation continentale allant des côtes somaliennes au large du Sénégal ; du phénomène des coupeurs de routes ; voilà le triste décor d’un scénario dont personne ne doit être surpris aujourd’hui de certains effets dévastateurs.
A ces graves préoccupations, les réponses du pouvoir politique ont été prioritairement de répression, de brutalité et de violence si ce n’est de coupable omission, comme l’illustre même à l’échelle de tout le pays la mise sur pied et la relative portée à long terme des commandements dits opérationnels. La corruption de fonctionnaires locaux, autre corollaire de cette « absence » de l’État, s’inscrit bien également dans les pratiques notoirement usuelles d’une administration en perte de vitesse.
Il faut ici apporter à cette « imprévisibilité » supposée des choses, rapide éclairage sur quelques éléments nous permettant de situer Boko Haram, accusé à tort ou à raison de tous les maux dont souffrirait le septentrion national. Assez peu de choses sont dites à propos de ce groupe, tant de ses réelles perspectives et de ses ressources, que des responsabilités immédiates qui lui sont dévolues dans ce qui se passe à l’extrême-nord du Cameroun.
Boko Haram émerge au nord-est du Nigeria (principalement dans l’État du Borno dont Maiduguri est la capitale) il y a une douzaine d’années, sur un mode contestataire violent, avec la prétention d’établir une société débarrassée de certains paradigmes « idéologiques » occidentaux. En ligne de mire, « l’école occidentale » qui serait un « péché », si l’on s’en tient à une traduction littérale du nom de l’organisation, dont les deux premiers termes usuels sont une réduction en langue Hausa. L’exécution extra judiciaire de Mohamed Yusuf (son fondateur) en 2009, contribue à l’aggravation des violences orchestrées par le groupe.
Les actions de Boko Haram s’intègrent donc initialement dans les propres dynamiques du Nigeria où semblent se nouer de façon pérenne, un profond antagonisme d’idées et de projets entre le « centre » et la « périphérie ». Un certain nombre d’États du nord, majoritairement musulmans, instaurent d’ailleurs de manière tout à fait inconstitutionnelle la loi islamique dans leur ordonnancement juridique interne dès 1999 (l’État de Zamfara sera le premier à le faire, le 27/10/1999).
Deux lectures du monde semblent donc s’opposer ici, dans le cas du Cameroun. D’une part un projet de société étrange et inacceptable, qui sape les présupposés de la cohésion nationale, puis, d’autre part, la dynamique poussive de construction d’un État dont il faut espérer et encourager dans les urgences du moment un redimensionnement global des perspectives.
Sécurité et développement : la stratégie de la paix
La multiplicité des interfaces dans ce jeu transactionnel de la débrouille et des équilibres précaires nous en fait tracer quelques lignes de force s’articulant autour des exigences de la sécurité et du développement.
Il n’est pas dans le projet de la présente contribution de faire l’exégèse de la réorganisation des commandements territoriaux de l’armée camerounaise, dans ses dimensions stratégique, tactique et opérationnelle. Pour autant, un certain nombre de constats peuvent être effectués. Ils se rapportent à la nature même des affrontements, à l’asymétrie des forces en présence. Il y a ainsi d’une part, une armée camerounaise conventionnelle, puis d’autre part, des éléments armés insaisissables, fortement structurés et mobiles, disposant à première vue d’une parfaite connaissance géographique, physique et humaine de leur champ d’opération.
Il faut bien évoquer aussi la configuration de l’espace, les projections transterritoriales de Boko Haram lui offrant le bénéficie appréciable d’un repli de part et d’autre de la frontière entre les deux pays. Toute la question du déploiement efficient des forces armées camerounaises se pose ainsi, un des faits marquants pouvant être mentionné étant un allègement circonstanciel du contingent en personnels et matériels, survenu dans le courant du mois de mai, à des fins de préparation du défilé militaire de la fête nationale du 20 mai. Si cette information était avérée, elle traduirait une grave méprise des enjeux en cours, ainsi qu’une incapacité de perception stratégique des lignes des forces. D’ailleurs, il est utile de rappeler l’exploitation opportuniste faite par Boko Haram de cette situation, manifestant alors une extraordinaire audace vis à vis des forces de défense et de sécurité : il en a résulté outre quelques victimes humaines, l’enlèvement d’un groupe d’employés chinois d’un chantier de construction de routes.
Sans remettre en cause la combativité et la bravoure des forces camerounaises engagées sur le terrain, il faut en admettre les judicieuses limites, et penser les voies et moyens devant en améliorer les performances. Un investissement conséquent s’impose en personnels hautement formés, en matériels de pointe, dans une synergie des projets et des forces avec le Tchad et le Nigeria. Une dynamique dans laquelle il faudra s’inscrire désormais, et que doivent avoir à l’esprit les responsables politiques de chacun des pays, anti héros d’une tragique mise en scène, et dont les projections toutes spectrales des dernières années sont à blâmer, au regard des nécessités de stabilité et de développement de toute la sous-région. Elle a un coût financier important, devant se ressentir dans la mobilisation et l’affectation des ressources de l’État. C’est le prix économique et financier de la guerre, véritable frein aux investissements (locaux et étrangers), dans une région qui subit déjà les contrecoups de la baisse de certaines activités économiques rentables comme le tourisme, du fait d’une insécurité qui s’étend durablement.
Mais on ne peut combattre véritablement les idées avec des chars et des canons de mitraillette. Et il nous faut bien aussi briser le mythe du fameux « BIR » : toutes les guerres se terminent sur une table de négociation, toutes les raisons profondes d’un conflit trouvent leur apaisement dans la vision globale et les actions communes de développement. Encore faudrait-il y en avoir de véritable et légitime, dans le court, le moyen et le long terme.
La guerre contre la pauvreté dont Boko Haram n’est qu’un des triviaux acteurs se gagnera dans la définition d’une politique d’ensemble, qui prendra en compte sans faiblesse aucune, les besoins des populations de l’extrême-nord, les potentialités de développement qui y existent, leur promotion dans une dynamique nationale inclusive des rigueurs nécessitées par un tel projet.
Un certain nombre d’idées fusant dès lors, il n’est cependant guère loisible d’envisager politique de développement qui soit partielle : aucune région du Cameroun n’a vocation à se développer seule ou selon un agencement de priorité indéchiffrable. C’est d’un mouvement d’ensemble dont il s’agit. Au crédit des dirigeants politiques de l’heure, l’ambitieuse projection des « Grandes réalisations » de certains projets, dont les effets immédiats sont encore loin d’être perceptibles, dans l’immédiateté des préoccupations des camerounais. Il faut également souligner l’ensemble des mesures d’investissement prises dans la péninsule de Bakassi en vue de sa pleine réintégration dans le giron national, bien que l’écho n’en soit pas -ça en est d’ailleurs fort curieux- suffisamment porté à connaissance de l’opinion publique.
L’extrême-nord du Cameroun a donc besoin que l’on prenne en compte de manière spécifique, les besoins en développement infrastructurel d’envergure ; les problèmes de sécurité ; les interférences religieuses dont les islamistes radicaux sont pour l’essentiel les hérauts d’armes ; l’éducation, la formation et l’emploi des jeunes.
C’est également une préoccupation de premier plan, dans les luttes factionnelles en cours au niveau national, dans la perspective d’une transition politique dont l’amorce a bel et bien commencé n’en déplaise à quelque analyste et partisan du statut quo, dont l’inconvenance de propos est démentie par les lames de fond à l’œuvre dans le « système ». Un secret de Polichinelle, dans cet antre d’insondables mystères où continue de prévaloir une certaine volonté du Prince, dont l’usure du pouvoir n’a que modérément entrepris l’indubitable capacité de survie politique.
L’armée et la société civile sont associées en arbitres de circonstance de ces affrontements dans lesquels les protagonistes ne se font pas de cadeau, le glas n’ayant point encore sonné pour qui que ce soit, comme le laissent entrevoir les évolutions ordinairement perceptibles. Pour autant, les prétentions des nombreux Vizirs souffrent leur pauvreté stratégique, confortant le Calife dans l’un de ses rôles d’excellence: celui d’arbitre et de régulateur de leurs éparpillements…
Un des nombreux lieux communs de l’inventivité de l’imaginaire local au Cameroun fait valoir que l’on sait, quand commence une guerre, sans pour autant se projeter avec certitude sur la dimension de ses effets et le terme de son déroulement. L’avènement du conflit armé dans l’extrême-nord n’a pas été contenu à temps pour un certain nombre de raisons -non exhaustives- sus mentionnées. Mais il ne faut pas se tromper de guerre et de combat. La nécessaire fixation du rapport des forces sur le terrain par le recouvrement de l’intégrité territoriale nationale, ne doit pas nous éloigner des véritables motifs de cette faillite en matière stratégique et prospective. Les événements du Mayo-Sava sont un avertissement, pour nous tous qui avons dormi sur les lauriers illusoires d’une Pax Camerounia de convenance. Car « qui veut la paix prépare la guerre ».
Notes
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Article paru dans « Le Jour », No 1752, août 2014.