Gaël Bordet, Sénégal, Proche Orient, Paris, 2002
Le projet franco-espagnol d’aqueduc Languedoc-Roussillon-Catalogne : les enjeux sociaux, politiques et économiques d’un aménagement ambitieux
Ce projet de dimension européenne, qui a fait l’objet d’une résolution du Parlement Européen, constituerait une première étape vers un « réseau européen de l’eau ».
Selon certaines estimations avancées par les maîtres d’œuvre du projet d’aqueduc franco-espagnol, la ville de Barcelone, qui compte actuellement 4,5 millions d’habitants et représente la seconde agglomération espagnole après celle de Madrid, connaîtra dès 2005 un important déficit d’eau à usages urbains qui pourrait s’aggraver progressivement jusqu’à atteindre 325 millions de mètres cubes par an d’ici à 2025…
Forte de ce constat, la région de Barcelone a planifié avec l’Etat français et la région Languedoc-Roussillon un projet de dérivation des eaux du Rhône afin de suppléer aux besoins de la capitale régionale.
L’ouvrage principal de ce projet serait un aqueduc de 316 km de long et d’un débit moyen de 10 à 15 mètres cubes par seconde, totalement souterrain, qui partirait de la région montpelliéraine pour rejoindre Barcelone. De cette manière, les eaux du Rhône qui se déversent actuellement « à perte » en Méditerranée, trois cents kilomètres au nord de Barcelone, et qui représenteraient environ 50 milliards de mètres cubes annuels, seraient en partie dérivées…
A terme, il est ainsi prévu de fournir à la Catalogne un apport supplémentaire de 657 millions de mètres cubes d’eau annuels.
Ce projet s’inscrit dans le très controversé Plan Hydraulique National espagnol, finalement rendu public en 2002, après avoir agité la péninsule ibérique pendant plus d’une décennie de débats et de négociations serrées entre les autorités locales, régionales, et l’Etat. L’aqueduc Rhône-Barcelone constitue d’ailleurs l’une des mesures les plus importantes de ce plan, avec l’aménagement du bassin de l’Ebre.
La mise en œuvre de ces travaux de transvasement seront le fait de la BRL, société française mixte (maîtrise des ouvrages publique, exploitation privée) d’aménagement du Bas Rhône et du Languedoc, qui s’est vue concéder par l’Etat français jusqu’en 2056 la gestion des ouvrages hydrauliques dans la région, et qui promeut le projet d’aqueduc Languedoc-Roussillon-Catalogne depuis 1995.
Ce projet de dimension européenne, qui a fait l’objet d’une résolution du Parlement Européen, constituerait une première étape vers un « réseau européen de l’eau ». D’autre part, en 1997, le Conseil d’Etat a reconnu le « caractère d’intérêt général » de cet aménagement (décision motivée en droit sur l’article XII du traité de Rome relatif aux réseaux européens).
Commentary
Ce projet, volontiers présenté par ses initiateurs et par ses défenseurs comme un modèle de coopération entre les régions européennes, soulève quelques interrogations intéressantes. D’une part, il ne manque pas de détracteurs des deux côtés des Pyrénées et, d’autre part, il fait l’objet de critiques très variées qui se ramènent finalement toutes à son coût très élevé, environ un milliard d’euros, ainsi qu’aux enjeux économiques qui s’y rattachent.
Une première série de critiques porte sur les motivations avancées pour la réalisation de l’aqueduc : non seulement Barcelone ne serait pas menacée par la pénurie d’eau, mais encore il existerait d’autres aménagements à entreprendre, plus efficaces et moins coûteux, qui auraient comme axe central le souci d’une meilleure allocation des ressources aux besoins et aux usages (nappes phréatiques barcelonaises polluées, 25 % de l’eau distribuée se perd du fait des fuites, de même 12 millions de mètres cubes sont pompés et rejetés annuellement à la mer pour éviter les inondations du métro barcelonais !). Face au catastrophisme avancé par les défenseurs du projet, les critiques se fondent sur les travaux de l’Institut Statistique de Catalogne qui prévoit une très faible croissance démographique de la capitale catalane. Le maire de Barcelone, en visite à Tortosa (Delta de l’Ebre) lors d’un meeting de la Plateforme de Défense de l’Ebre, le 26 août 2002, a d’ailleurs déclaré publiquement que sa ville ne souffrait pas de déficit d’eau et que le niveau global de la consommation se réduirait encore dans l’avenir à mesure que la gestion de la ressource se rationaliserait.
Une autre série de critiques prend comme point de départ les enjeux économiques que ce projet soulève : n’assiste-t-on pas effectivement à une nouvelle étape dans la « marchandisation » de la gestion de l’eau ? Les acteurs de ce projet, ses initiateurs, occupent en effet une position plutôt dominante dans le secteur de l’eau et leurs convictions ne sont vraisemblablement pas seulement « humanitaires ». Ainsi, Le capital de la « BRL Exploitation » est composé à 51 % de la BRL maison mère (dont 36 % du capital sont du domaine privé) et à 49 % de la société SAUR (filiale « eau » de Bouygues, leader mondial de la construction et du béton).
En tout état de cause, ce projet a toutes les chances d’aboutir, pour le meilleur et pour le pire, car, une fois n’est pas coutume, les autorités régionale et fédérale espagnoles semblent désormais faire front dans ce sens. En effet, si depuis très longtemps le gouvernement autonome de Catalogne est convaincu d’une coopération européenne, le gouvernement fédéral avait jusque là toujours refusé d’être dépendant d’un pays étranger pour son approvisionnement en eau. L’entente entre les deux niveaux administratifs s’est donc réalisée sous la forme d’un échange réciproque : le gouvernement catalan a accepté le projet de transvasement des eaux de l’Ebre en direction du Sud-Est – qu’ils perçoivent comme une contrainte – en contrepartie d’un approvisionnement de la Catalogne par l’eau du Rhône consenti par l’Etat fédéral…
Notes
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Voir aussi la fiche d’expérience intitulée : « Les conflits pour l’eau en Espagne : l’exemple de l’Ebre, un bassin fluvial à la renverse ? « .
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Voir également la fiche document intitulée : « Les conflits pour l’eau en Europe méditerranéenne ».