Evelyne LYONS, Wilfrid MESSIEZ-POCHE, France, octobre 2015
Lutter contre les marées vertes dans la baie de St-Brieuc
Depuis les années 90, les eaux du littoral connaissent des développements soudains d’algues, baptisés les « marées vertes », qui se déposent et s’accumulent sur les plages en été. Lors de leur décomposition, ces algues sont à l’origine d’odeurs déplaisantes, et de gaz toxiques. Pour lutter contre ce phénomène une Commission Locale de l’Eau a été mise en place chargée d’élaborer un Schéma d’Aménagement et de Gestion des Eaux (SAGE). Cette démarche a permis l’élaboration de solution concertées crédibles et ambitieuses.
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1. Le contexte
L’ensemble de la Bretagne est caractérisé par des reliefs anciens peu élevés entourés d’un littoral très découpé. Les cours d’eau de faible importance qui drainent ces reliefs rejoignent la mer au sein de golfes profonds et découpés, dont l’eau a un faible renouvellement malgré les marées.
Le découpage des côtes est à l’origine de paysages d’une grande beauté, qui joints à la qualité des plages et au riche patrimoine culturel breton, suscitent un important afflux de touristes. L’industrie touristique est importante pour les communes du littoral où l’activité de pêche a beaucoup diminué.
Dans les communes de l’intérieur, traditionnellement pauvres, on a assisté depuis les années 50 à l’intensification de l’agriculture, et surtout de l’élevage, notamment porcin, souvent totalement « hors-sol », c’est-à-dire que les animaux demeurent en permanence dans leurs bâtiments de stabulation. Il en résulte une augmentation des rejets polluants que les milieux récepteurs ne sont pas toujours capables d’absorber.
Le problème. Depuis les années 90, on observe en été dans les eaux du littoral des développements soudains d’algues, qu’on a baptisés les « marées vertes » ; ces algues se déposent et s’accumulent sur les plages. En plus de la gêne visuelle, celles-ci posent problème pour marcher car elles sont glissantes. Lors de leur décomposition, elles sont à l’origine d’odeurs déplaisantes, et même de gaz toxiques. C’est ainsi que des animaux (cheval, sangliers) sont morts en traversant des plages contaminées. Les communes dont les plages sont affectées par le phénomène procèdent à l’enlèvement et au brûlage des dépôts d’algues.
Aspects techniques. En été, sous l’influence de la lumière et de la chaleur, le milieu trop riche en matières nutritives est le siège d’une croissance soudaine et incontrôlée d’algues vertes.
Les études scientifiques ont prouvé que le facteur permettant de contrôler la croissance des algues sur le littoral est l’azote. En effet la croissance des algues dépend de facteurs multiples, tels que température, éclairement, présence de nutriments (azote et phosphore), courants, compétition entre espèces… Certains de ces facteurs échappent à tout contrôle, par exemple l’éclairement, qui ne dépend que de la saison et du temps qu’il fait. D’autres, tels les nutriments qui correspondent essentiellement à des pollutions d’origine terrestre peuvent être modifiés. On dit que l’azote est limitant dans la mesure où une réduction de cet apport peut freiner le développement des algues. En revanche le phosphore se trouve stocké en telles quantités dans les sédiments de la baie, qu’une action sur cet élément serait moins efficace pour limiter les algues vertes.
Cet azote provient essentiellement de la transformation des matières organiques rejetées par les animaux, humains compris. En effet l’urée des urines se transforme naturellement en ammoniac qui, dans les milieux récepteurs aquatiques deviendra de l’ion nitrate par oxydation. Quoique peu toxique, l’ion nitrate représente une forme extrêmement soluble et stable de l’azote dans l’eau, si bien qu’il est difficile de l’en extraire. Dans certaines conditions intervient une réaction, la dénitrification, qui transforme l’ion nitrate en azote gazeux, celui-ci ne pose alors plus de problème car c’est un composant normal de l’air. Cette réaction intervient notamment dans les zones humides.
En tant que nutriment, l’azote fait partie des substances dont les êtres vivants ont besoin pour leur croissance. C’est pourquoi le débouché privilégié des effluents d’élevages est l’épandage des résidus (fumiers et lisiers) sur les champs, où ils serviront d’engrais aux plantes. Chaque département a un plan d’épandage qui recense les sources et les débouchés de ces résidus. Il arrive aussi que les agriculteurs ajoutent des engrais chimiques sur leurs sols. Ainsi, les capacités d’absorption des sols et des cultures sont parfois dépassées. Pendant l’hiver, en l’absence de demande végétale, le transfert des eaux chargées de nitrates en excès se fait directement vers les cours d’eau, puis la mer, car il y a peu de nappes souterraines en Bretagne.
Depuis qu’il a été observé, le problème des marées vertes a fait l’objet de nombreuses commissions et groupes de travail locaux ou à l’échelle nationale. Le principal texte faisant loi en la matière est la directive européenne de 1991 dite « Directive nitrates », visant à combattre la pollution des eaux souterraines et superficielles. Cette directive impose la création de zones vulnérables - toute la Bretagne est concernée -, sur lesquelles l’épandage d’azote est limité, et les effluents d’agglomérations doivent subir un traitement poussé ; on impose par ailleurs le stockage des lisiers durant la période hivernale et un calendrier d’épandage précis, ainsi que des bonnes pratiques agricoles. Des zones d’action complémentaires voient des restrictions d’épandage plus fortes, l’obligation de couverture hivernale des sols, et l’interdiction de l’extension des élevages.
En plus de la règlementation, il existe aussi des incitations financières, notamment les mesures agro-environnementales (MAE) prévues au niveau européen pour inciter les agriculteurs à des pratiques plus éco-compatibles.
Le conflit se polarise entre les associations de défense des eaux et du littoral, exaspérées par les lenteurs du gouvernement face à un problème persistant, et les représentants du monde agricole, FNSEA en tête, qui souhaitent défendre les filières d’élevage dans un contexte de compétition internationale de plus en plus dure. Lors de certaines manifestations d’écologistes, notamment à Hillion en 2009, on a craint des affrontements violents avec les agriculteurs.
2. La démarche de résolution
Dès 2006, les élus ont demandé la création d’une procédure SAGE, dans la foulée du contrat de pays “Baie de St-Brieuc”, et sur le même périmètre incluant toutes les communes de la baie et une grande partie de l’arrière pays (68 communes au total). Cette démarche participative d’élaboration d’un Schéma d’Aménagement et de Gestion des Eaux (SAGE) découle de la loi sur l’eau de 1992. Inspirée de l’école Française de prospective appliquée aux territoires, elle se déroule en cinq étapes : délimitation du territoire abordé et des problèmes à y résoudre, diagnostic technique mettant en correspondance les problèmes observés avec leur cause, proposition de scénarii prospectifs contrastés incluant les perspectives économiques, choix d’objectifs en fonction du scénario choisi (stratégie), et enfin, programmation des actions. Le président de la Commission Locale de l’Eau, instance participative chargée d’élaborer le SAGE était Alain Cadec (UMP), l’élu adjoint chargé de l’eau et l’assainissement de la ville de St-Brieuc (maire MODEM), le vice-président étant de Lamballe, socialiste.
La stratégie ayant été élaborée en 2009, c’est en 2014 que le SAGE a finalement été publié.
Entre temps, deux évènements avaient mis en exergue la gravité du problème sur le plan médiatique :
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La mort suspecte en octobre 2009 de Thierry Morfoisse, préposé au nettoiement des algues sur la plage de Binic. Il se pourrait en effet que des concentrations excessives en gaz sulfure d’hydrogène (H2S) relargué par des amas d’algues aient contribué à sa mort par infarctus.
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La saisine de la Cour Européenne de Justice par une Association écologiste attaquant l’État français pour non respect de la Directive Nitrates, qui a donné lieu en 2011 à un avis motivé. La France risque de lourdes indemnités.
Après sa visite sur le terrain, le premier ministre François Fillon a déclenché en 2010 un plan gouvernemental spécial pour lutter contre les marées vertes. Deux territoires étaient choisis comme bassins pilotes au titre de ce plan, la baie de Lannion et la baie de St Brieuc. Cette dernière représente à elle seule 50% de la surface de bassins-versants hypersensibles en Bretagne. Contrairement à la baie de Lannion, l’autre bassin pilote, elle concentre de gros enjeux urbains (agglomération de St Brieuc) et économiques en termes d’élevage et de transformation de produits.
La complexité du problème, tant sur le plan scientifique que socio-économique, a induit une méthode particulière pour l’élaboration de la stratégie concertée. Si les études scientifiques ne manquaient pas, elles laissaient subsister des doutes sur les concentrations de polluants qu’il fallait atteindre dans les cours d’eau pour régler définitivement le problème. Les acteurs locaux se sont mis d’accord pour adopter, comme indicateur guidant leurs actions, la charge azotée immédiatement assimilable s’écoulant entre mai et septembre (période critique). Cet indicateur n’est pas parfait, il reste l’azote organique et le phosphore dont le rôle demande clarification ; mais c’est facile à mesurer, et il y a accord sur le fait que c’est l’un des facteurs principaux du problème. À partir de là chacun énonce ce qu’il peut faire pour abaisser la charge polluante chez lui, jusqu’aux plus petits ruisseaux débouchant dans la baie. La stratégie concertée vise à abaisser de 30% cette charge en 10 ans (échéance 2020), et de plus de 60 % en 2027, au terme dicté par la Directive Cadre européenne sur les Eaux (DCE).
Les principales mesures décidées touchant les agriculteurs, en plus d’un corpus règlementaire déjà conséquent au titre de zone sensible, étaient pour l’essentiel des mesures pragmatiques, dont tous pouvaient convenir qu’elles allaient dans le bon sens et n’occasionneraient pas de regrets par la suite. Intégrées dans une charte de territoire, les mesures agricoles incluent :
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Limiter les espaces cultivés en céréales ;
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La remise en prairie d’espaces cultivés, surtout pour les zones humides et secteurs sensibles ou proches des cours d’eau ;
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Adapter les rotations culturales à la faveur d’expertises ciblées permettant de mettre en évidence des améliorations à double bénéfice environnemental et économique ; cette mesure n’était pas imposée mais accessible aux exploitants volontaires.
S’ajoutent à ces mesures :
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La couverture hivernale des terres par des cultures, imposée sur l’ensemble du territoire de la baie afin d’absorber les surplus d’azote ;
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Des encouragements à la conversion d’exploitations au bio ou aux systèmes fourragers économes en intrants ;
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Des échanges fonciers (mais ceux ci se sont avérés très difficiles).
Aux actions destinées à agir plus spécifiquement sur les flux d’azote et de phosphore qui causent les marées vertes, s’ajoutent, dans le cadre du SAGE, d’autres mesures d’amélioration des ressources hydriques portant sur des enjeux du territoire tels que : eau potable, qualité bactériologique de l’eau pour la baignabilité des plages et la conchyculture, pesticides, biodiversité et continuité écologique, inondations.
Notons toutefois que les associations environnementalistes, ainsi que certains organismes de recherche agronomique (INRA) et de diffusion de pratiques agricoles améliorées (SEDAPA), se sont abstenues de voter la stratégie, estimant qu’elle n’allait pas assez loin dans le sens de la transformation des systèmes agraires. Mais ils reconnaissent toutefois l’ampleur de l’effort exigé de la filière agricole ; c’est pourquoi ils n’ont pas voté contre.
Ensuite il faut jouer le jeu.
Pour la Chambre d’Agriculture, le pari était d’être sous les projecteurs, mais d’obtenir des conditions exceptionnelles pour régler un problème important. Pour les entreprises de cette filière qui sont prises dans les contraintes de marchés internationaux, les enjeux sont gros. Ils ont perdu sur la filière volaille devant la concurrence espagnole, et redoutent aujourd’hui la compétition brésilienne sur le porc. Or, avec la filière de transformation de la viande, c’est le plus gros secteur d’emploi de la région qui est concerné.
Les agriculteurs, en plus de leurs prescriptions techniques, s’engagent à ne plus faire bloc indistinctement face à l’administration pour défendre un collègue qui n’appliquerait pas les règles co-décidées.
Du côté des administrations et de l’agence de l’eau, les techniciens se sont engagés à garantir plus de souplesse eu égard aux contraintes administratives, financières et de calendriers qui représentent souvent de véritables carcans, en plus de l’instabilité juridique associée aux réformes continuelles touchant les secteurs de l’eau et du territoire.
Les résultats montrent un abattement significatif de la charge polluante azotée.
Le flux d’azote dissous parvenant annuellement à la baie a atteint 1613 tonnes par an sur la période 2010-2014, baissant de 35% par rapport à la moyenne des années1988-2006 où ils étaient proches de 2500 t/an en moyenne. Ils sont donc actuellement inférieurs au seuil de 1750 t/an fixé comme objectif à l’échéance du SAGE (2020). Mais il faudra encore descendre sous 850 tonnes par an pour atteindre les objectifs fixés à l’échéance 2027. On ne peut donc se contenter de ces résultats intermédiaires et il faut poursuivre l’effort.
Les surfaces atteintes par le phénomène d’échouage d’algues ont résolument baissé en baie de St-Brieuc, sauf en 2015 pour des raisons encore mal expliquées. Toutefois les corrélations avec les charges d’azote apportées par les cours d’eau laissent à désirer. On explique encore mal les variations d’une année sur l’autre des quantités d’algues observées. C’est dû au caractère multicausal de ce phénomène biologique, et peut-être à des insuffisances dans les dispositifs d’observation et de mesure.
Par ailleurs des initiatives de transition sont en cours. Des trajectoires nouvelles voient le jour, basées sur des projets agroénergétiques, ou des systèmes basés sur des cultures plus pérennes, mais dans le contexte économique instable des filières d’élevage, avec la fin des politiques de maîtrise de la production de la PAC, cela reste fragile…
3. Facteurs ayant favorisé un accord
Considération et responsabilisation des acteurs locaux.
La démarche reposait sur une réelle considération des acteurs locaux, pris au sérieux dans leur capacité d’élaborer ensemble une stratégie, sans exclure les acteurs économiques. Dans une logique de subsidiarité, les élus ont été responsabilisés : “La déclinaison de la stratégie passera par vous… et les contentieux aussi passeront par vous.”
Le temps est un facteur important à prendre en compte.
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A) dans le processus humain de résolution. Un tissu de relations se crée lors d’un travail commun, qui prépare pour de possibles compromis. C’est ce sentiment d’identité de groupe qui fait que dans un souci commun d’aboutir, on ne s’oppose pas, même si l’on n’est pas complètement d’accord.
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B) Pour tenir compte du temps de réponse de l’environnement. Dans les systèmes géo-biologiques, il y a des phénomènes de stockage, suivis d’éventuels relargages que l’on ne peut commander, contrôler ou comprendre que sur plusieurs années, voire décennies.
Qualité de l’animation.
La qualité de l’animation du président était évidemment primordiale : capacité à faire preuve d’autorité, à manier l’humour, la colère quand il le fallait. De même la complicité entre présidence de la CLE et avec la cellule d’animation du SAGE (de formation agronome, mais impliqué précédemment dans la défense des milieux humides) sont importantes.
L’évolution du processus a montré qu’un dépassement des scissions politiques gauche-droite était possible autour d’une problématique locale aussi grave. Le succès de la démarche se mesure au fait que, lorsque les élections ont fait passer St-Brieuc à gauche, on a pourtant maintenu à la CLE le même président, qui entre temps allait aussi devenir député européen.
4. Principaux obstacles à surmonter
L’hétérogénéité du territoire.
La démarche n’en était pas moins réellement politique, parce que le territoire concerné n’allait pas de soi : il n’y avait pas au départ le sentiment d’un destin commun. Aux contrastes classiques entre la Bretagne du littoral, plus prospère que l’arrière pays, accueillant aujourd’hui tant les touristes que les retraités, s’ajoute en effet une grande disparité entre l’Est et l’Ouest du pays de St-Brieuc, tant pour les caractéristiques géologique, climatiques, de relief, que le type d’élevage et de systèmes agraires.
Des règles administratives et financières trop cadrées.
Citons le cas de petits terrains à restaurer en prairie au bord d’un ruisseau alors que les formulaires de demande d’aide chiffrent en hectares. En outre, le principe européen pour toucher les aides financières pour de meilleures pratiques agro-environnementales est qu’il faut démontrer un manque à gagner par rapport à des pratiques de référence pour toucher une compensation. Ce raisonnement un peu latéral est inadapté à un territoire où les règlementations sont déjà nombreuses.
Pourtant, au nom de l’exemplarité d’une opération pilote, moyennant des propositions ambitieuses et innovantes, on a pu faire bouger les lignes dans certaines administrations sur les calendriers ou les règles financières.
L’instabilité règlementaire.
À la nouveauté de la méthodologie commandée par la Directive Cadre Européenne sur l’Eau, s’ajoute la nouvelle Politique Agricole Commune, et aujourd’hui, la réforme de l’organisation des territoires.
La pression médiatique.
La contrepartie d’être dans une opération pilote est de se retrouver sous le feu des projecteurs. Les médias ont tendance à aborder les réalités environnementales sous l’angle du scandale débusqué, sinon, cela n’intéresse guère les lecteurs ou auditeurs. Certains reportages télévisuels sont très violents, par exemple lorsqu’on vient filmer impromptu une scène de Commission Locale de l’Eau (CLE) dans laquelle les délégués sont déjà fatigués par de longues heures de travail.
Le poids des appareils ou des convictions.
Quand les positions se durcissent sur le plan national et le front médiatique, le dialogue risque toujours d’être considéré comme une trahison.
Conclusion
Le principe de l’action a reposé sur une dynamique de responsabilisation des acteurs, non pas au sens pénal, où l’on recherche qui est coupable, mais pour mettre en commun les leviers d’action dont chacun dispose pour agir dans le sens voulu par tous. Il s’agit là d’un exemple de gouvernance par le bas dans laquelle les acteurs confrontés à un problème écologique grave se sont pris en charge pour élaborer des solutions concertées crédibles et ambitieuses au sein d’une Commission Locale de l’Eau, mettant à profit le dispositif SAGE. Cela n’est pas si fréquent dans la culture jacobine française, et n’aurait pas été possible sans de forts relais au niveau central de l’État.
Nombreux sont ceux qui réalisent qu’il n’y a pas de modèle d’action unique, et qu’il faut arriver à mieux tenir compte des spécificités et énergies locales. Mais cette ambition est difficile à maintenir dans un climat où l’on attend toujours beaucoup de l’État pour dicter des règles précises et contrôler leur application.
Notes
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Image tirée de l’article en ligne « L’enfer vert des Bretons »