Laurien NTEZIMANA, Région des Grands Lacs, 2011
Celui qui a provoqué le génocide est en chacun de nous; il s’appelle “ego”
Témoignage de Laurien Ntezimana.
Keywords: | | | | | Rwanda
L’habitude culturelle que nous avons un peu perdue, c’est de se donner un nom. Normalement, c’est un nom de guerre. Mais moi, je me suis donné un nom de « non-guerre », un nom de paix : « Rudasama aye amagara yatewe hejuru », en bref « Rudasam’aye ». Je me le suis attribué dans le feu de l’action, c’est-à-dire au terrible moment du génocide des Tutsis, d’avril à juillet 1994. En Kinyarwanda, on dit que quand les existences sont « jetées en l’air », chacun lutte pour rattraper la sienne sans trop se préoccuper de ce qui est en train d’arriver aux autres. « Rudasam’aye » signifie donc, au contraire, « celui qui ne se préoccupe pas de rattraper la sienne lorsque les existences sont bouleversées ». Je l’ai pris au moment du génocide, surtout pour indiquer ce que j’avais l’intention de faire : ne pas me battre pour mon existence mais pour l’existence des autres, la mienne étant assurée. Même aux moments les plus troublés, j’ai senti que mon existence était assurée.
A Butare, au mois de mai 1994, j’avais caché dans mon bureau l’épouse de mon ami Innocent qui venait d’être tué, ainsi que d’autres femmes et des enfants. Mais les miliciens les ont découverts et ont tué les femmes et quelques très jeunes enfants. Ils ont appris que c’était moi qui les avais cachés et se sont mis à ma recherche. Deux soldats et dix miliciens m’ont alors arrêté au stade Huye. Ils m’ont demandé ma carte d’identité. Je l’ai donnée et ils ont dit : « C’est bien lui. » Quand ils ont dit « c’est bien lui », j’ai compris qu’ils avaient mon signalement. Ils ont ajouté : « Terminus, tu t’arrêtes ici, tu quittes ta moto », et puis « pourquoi est-ce que tu travailles avec l’ennemi? ». J’ai répondu : « Je travaille avec l’ennemi, comment ? » Et ils ont dit : « Les femmes qu’on vient de tuer, là-bas, n’est-ce pas toi qui les as cachées ? » Mais moi je ne les entendais plus, j’entendais une seule chose : ils les avaient tuées ! Je suis resté sans voix pendant un temps et je ne me suis réveillé que lorsqu’il a armé son fusil en disant : « Toi aussi, on va te faire la peau. » Mes jambes se sont alors mises à trembler. Dans ce cas-là, la première chose qui s’en va, ce sont les racines, justement. C’est pour cela que je tremblais des jambes, parce que toute l’énergie monte et fait monter les épaules. Et la tête est remplie, donc je n’entendais plus, je ne voyais plus. Mais comme je faisais des exercices énergétiques chaque jour, c’était comme si mon corps me prenait en charge. J’ai senti mes épaules qui reprenaient brutalement leur place, mes jambes qui regagnaient de l’énergie, le souffle qui revenait au ventre, et le regard est revenu. Au lieu de la peur, j’ai commencé à éprouver de la colère. J’ai répliqué : « Vous allez peut-être me tuer, mais avant de me tuer, tu vas d’abord te justifier, cher ami. C’est toi qui auras des problèmes. Regarde-moi bien : je suis le frère du colonel. Tu connais le colonel ? Tu vas me tuer, mais tu seras tué après. » Au même moment est passé un prêtre français qui n’a pas voulu continuer sa route sans savoir ce qu’il adviendrait de moi. Alors finalement, ils m’ont jeté ma carte d’identité à la figure en me disant : « Prends, fous-le camp. Tu seras tué par un autre. »
Je me souviens aussi de la barrière de Konfigi, c’est une usine à confiture; j’amenais du riz à des rescapés qui étaient cachés dans la forêt. A la barrière, on me demande :
« Où est-ce que tu vas avec ce riz? »
Je réponds : « Je vais nourrir ces gens dans la forêt. »
« Mais tu sais qui sont ces gens? »
« Oui, je le sais. Ce sont des femmes et des enfants, et puis des vieux et des personnes blessées. Ils risquent de mourir de faim, je vais les nourrir. »
« Non, non, tu ne sais pas vraiment ce que tu dis, ces gens-là sont des ennemis, ils ont brûlé nos maisons et ils ont fui. »
« Ils ont brûlé vos maisons et ils ont fui ? Pourquoi est-ce qu’ils auraient fui ? S’ils avaient brûlé vos maisons, c’est qu’ils étaient les plus forts ! Au contraire, vous avez brûlé leurs maisons, et vous les avez forcés à fuir. Les ennemis sont armés. C’est l’Armée patriotique rwandaise. Eux sont vos ennemis. Alors, allez affronter vos ennemis, pas les femmes et les enfants. »
« Comment tu oses dire ça? Est-ce que tu serais contre nous? »
« Non, je suis contre tout meurtre. »
Puis je dévie le discours : « Peut-être que vous avez faim aussi? »
« Oui, on a faim aussi ! »
« Prenez deux ou trois sacs, là, derrière. »
Ils se sont rués dans la voiture, ils ont pris deux ou trois sacs. En leur proposant de la nourriture, je leur signifiais que ce qui m’intéressait, c’étaient les gens qui mouraient de faim : « Vous mourez de faim, vous aussi ? Prenez ! Ils meurent de faim ? Laissez-moi leur donner ! Moi je me bats contre la famine. De tout le monde. Hutu ou Tutsi, je m’en fiche. » Je déviais aussi d’un discours nationaliste avec lequel je risquais de me faire couper la tête. Je ramenais la conversation sur un terrain moins glissant.
La joie de l’être, je l’ai vraiment sentie quand j’étais en prison. Le premier, le deuxième, le troisième jour, j’étais totalement en réaction. Et puis le troisième jour, j’ai lâché prise. Je me suis dit : « Mais Laurien, voilà une occasion en or pour tester les histoires que tu racontes. Est-ce que tu peux vivre ça, toi? » Et alors je me suis surpris à rigoler. Pour moi, c’est ça, la joie. J’ai commencé à regarder la cellule où nous étions. C’était vraiment épouvantable : nous étions peut-être dix-huit dans une petite chambre. Et mes codétenus fumaient, s’engueulaient. Et je me suis dit : « La raison d’être ici, c’est d’y mettre un peu d’ordre. D’abord qu’on cesse de fumer parce qu’on étouffe. » Alors j’ai annoncé : « Chers amis, je vais vous faire une proposition : vous allez tous fumer à mes frais, mais dehors ! » Pendant l’heure de repos – on nous donnait une heure de repos dehors par jour –, je vous invite tous à fumer à mes frais. Mais de grâce, ne fumons pas ici, vous voyez bien que nous sommes tous incommodés. Et au fait, au lieu de se chamailler, on pourrait se dire qui on est, non? Et pourquoi on est ici. » Et puis, concernant la nourriture, il y avait des prisonniers qui n’avaient pas de famille pour leur amener à manger. J’ai proposé : « On pourrait s’attendre, et quand il y a suffisamment de nourriture, on la partage. » J’ai commencé à organiser la cellule et c’était beaucoup plus vivant. Il y en avait même qui faisaient partie d’un ballet. Ils se sont mis à nous enseigner des pas de danse. On se serrait pour libérer au moins un mètre carré. Et on battait des mains, on rigolait. L’atmosphère avait complètement changé. J’ai pensé : « On peut mettre la vie partout. » Et pour moi, c’est cela la joie d’être. C’est quand tu viens de te rendre compte que dans la pire des situations, il y a moyen de faire la lumière si tu descends jusqu’au « Je suis ».
Tu es sorti de la logique de la guerre, c’est fini. Et tu entres dans la logique de la danse.
Lorsqu’on exige le pardon, lorsqu’on dit « je vais pardonner, mais qu’il demande d’abord pardon », moi je réponds : « Écoute, quand tu pardonnes, c’est toi que tu sauves, pas l’autre. Alors tu ne dois pas attendre. » En tant que Rwandais, je fais mémoire comme un Rwandais dont la maison a été démolie par sa propre folie. Je dis bien « en tant que Rwandais », parce que je ne fais pas mémoire en tant que Tutsi, en tant que Hutu. Parce que ceux qui sont morts sont en moi, et ceux qui les ont tués sont en moi aussi. J’ai à enterrer mes morts et à poursuivre mes tueurs pour les ressusciter, parce qu’ils sont morts aussi.
Je dis actuellement : « Faites attention, celui qui a provoqué le génocide est encore là. Parce qu’il est en chacun de nous, il s’appelle “ego”. Ce n’est pas le Hutu ou le Tutsi, c’est l’ego et nous l’avons tous en nous. Surveillez-moi cette entité, en vous d’abord, pas dans l’autre ! » Le génocide pourrait être la chance de la mort de l’ego. Parce qu’on l’aurait vu enfin sous son véritable visage : génocidaire.
J’ai l’impression que ma destinée sur cette Terre, c’est de m’éveiller et d’éveiller. Au Rwanda, on a un lieu-dit « où l’on ronfle », c’est « Mugonero » ; on a aussi « Rubona », l’endroit « où on a l’œil ouvert ». Donc je dis que je suis un taximan passionné qui prend les gens à Mugonero pour les amener à Rubona.