Cyril Musila, Bassin du lac Tchad et Paris, juillet 2012
Le banditisme militaire transfrontalier et le vagabondage des groupes armés
Coupeurs de route, guérilleros et preneurs d’otage, acteurs d’une économie générale qui articule les réseaux commerciaux urbains avec l’économie de brousse.
Le banditisme militaire transfrontalier des « coupeurs de routes » implique à la fois des éléments issus des armées régulières et des combattants affiliés ou non à des mouvements « politico-militaires » actifs aux alentours du lac Tchad, au Darfour ou au Nord-Ouest de la RCA. Leur caractéristique principale est la mobilité et la migration à travers les territoires de ces différents États. L’itinérance oblige à développer depuis le lieu de départ une stratégie de segmentation en équipes de 20 à 30 personnes qui se rejoignent quelques centaines de kilomètres plus loin pour reformer le grand groupe. Le grand groupe reconstitué combine des embuscades, des attaques à main armée, des braquages et des prises d’otages jusqu’à son retour au point de départ pendant lequel est adoptée la même stratégie de segmentation.
Le Tchad puis la Centrafrique sont les principaux viviers d’hommes armés. Depuis la guerre civile de 1966 et les différents régimes qui se sont succédé au pouvoir, tous au terme de rébellions, le Tchad sert de principal pourvoyeur d’hommes armés alternant actions au Tchad et dans la région : en Centrafrique, au Congo, au Rwanda, en RDC et en Libye (1). Plusieurs facteurs expliquent cette prédominance tchadienne.
La logique ethnique implique que, fréquemment, quand un nouvel « homme fort » arrive au pouvoir, il distribue des armes à ses proches et aux membres de son clan dans l’objectif de « protéger leur pouvoir ». Ainsi de François Tombalbaye qui a armé les nomades arabes du clan de Misseri contre la rébellion du Front de Libération Nationale du Tchad (FROLINAT), à Idriss Déby dont la force militaire repose sur les Zaghawa en passant par Goukouni Oueddei qui a armé les Teddas et Hissène Habré qui a armé les Gourans (ou Goranes) ou Toubou. Cette militarisation à connotation ethnique se caractérise en particulier par la mise en place d’unités spéciales, surarmées, directement dépendantes du chef de l’État. Ainsi Tombalbaye créa la Compagnie tchadienne de sécurité (CTS), Hissène Habré la Sécurité présidentielle (SP), et Idriss Déby la Garde présidentielle (GP). Au-delà de ces unités spéciales, des composantes civiles de l’ethnie concernée sont également armées.
Les renversements de pouvoir au Tchad entraînent l’organisation de rafles par le nouveau régime afin de récupérer les armes distribuées précédemment. Fuyant ces rafles, les ex-membres des unités spéciales et les civils armés rejoignent les cohortes des réfugiés tchadiens au Cameroun dans les villes de Kousséri, Maroua, Garoua et N’Gaoundéré, en Centrafrique ou au Nigeria. Nombre de ces « réfugiés » emportent leurs armes, souvent en pièces détachées. De même, les mesures successives de réduction d’effectifs au sein de l’armée prises en temps d’accalmie et les aléas des guerres de la région ont livré à eux-mêmes des professionnels des armes enclins à s’installer dans les zones frontalières qu’ils savent moins contrôlables.
Les rébellions en Centrafrique, auxquelles participèrent des mercenaires tchadiens, ont elles aussi conduit des hommes en arme centrafricains (rebelles et militaires sans solde) sur les routes entre le Cameroun, le Tchad et leur pays. La prise d’otage, nouveau procédé de production de l’insécurité transfrontalière, est apparue à la suite du changement de régime en RCA en mars 2003. Elle consiste à kidnapper des personnes généralement issues des familles rurales en vue du paiement de rançons à défaut desquelles la vie des otages est menacée. Les troupes ayant soutenu François Bozizé dans sa prise de pouvoir étaient composées de Centrafricains et de mercenaires tchadiens, en particulier des membres de l’ethnie zaghawa à laquelle appartient le président Idriss Déby. Nombre de ces hommes n’ont pas trouvé leur compte, comme ils l’espéraient, dans une intégration au sein des Forces armées centrafricaines (FACA) une fois Bozizé au pouvoir. Les processus de démobilisation et réinsertion dans la vie civile menés par le PNUD n’ont pas donné non plus les résultats escomptés.
Ainsi, forts de leur arsenal hérité de la campagne militaire centrafricaine, ces militaires et « ex-libérateurs » (2) se sont positionnés dans la zone frontalière entre le Cameroun, le Tchad et la Centrafrique (3) en se reconvertissant en coupeurs de routes, en « guérilleros » (4) et en preneurs d’otages, nouveaux acteurs du banditisme. Ils travaillent avec des Camerounais, des Nigérians, des Centrafricains, des Nigériens et des Tchadiens, certains d’entre eux servant de guides ou de fantassins. Comme le note Janet Roitman (5), leurs actions font partie de cette économie générale qui articule les réseaux commerciaux urbains avec l’économie de brousse.
Ces réseaux sont de plus en plus dépendants des ressources provenant du marché international (armes légères, devises, quincaillerie, etc.) qui constituent souvent des prises attractives, parce que plus lucratives, pour ceux qui tentent de reconstituer leur capital financier et commercial. Les chefs à la tête de ces réseaux sont aussi bien des leaders de factions ou de groupes rebelles que des officiers « douaniers-combattants », qui cherchent des rentes sur le commerce frauduleux, plus attractif que leur salaire officiel. Ces alliances militaro-commerciales entre réseaux de bandits, militaires et anciens combattants ou ex-rebelles constituent des figures de la nouvelle insécurité. Face à l’incapacité de l’État central de redistribuer, leurs exactions et leurs réquisitions-prélèvements les font se considérer eux-mêmes comme des régulateurs ou justiciers contre les nantis. Ainsi, des biens volés dans une attaque à main armée sur une route au Cameroun ont été retrouvés plus tard dans les locaux d’une sous-préfecture ; tandis qu’au Tchad une employée des services postaux a refusé de révéler l’identité des coupeurs de route parce qu’ils étaient comme elle membres de l’administration (6).
Outre les militaires et ex-combattants, le second groupe de « coupeurs de routes » est constitué de paysans et éleveurs peuls nomades mbororo (Nigeria, Cameroun, Tchad et RCA), à la fois auteurs et victimes de l’insécurité transfrontalière. Victimes des razzias et des coupeurs de routes, les mbororo éparpillés dans les zones transfrontalières du Cameroun, de la Centrafrique et du Tchad organisent à leur tour des razzias transfrontalières pour reconstituer le cheptel volé et se reconvertissent en coupeurs de routes. Ainsi, lorsque les mbororo se plaignent en tant que communauté d’être victimes de l’insécurité, les forces de police et les armées des États concernés sont embarrassées par le fait que ce sont des membres de cette même communauté qui sont souvent à l’origine de cette situation.
Commentaire
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(1) : Entretien avec Sali Bakali, à Kousséri, le 30 juillet 2011.
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(2) : I. Saïbou, « La prise d’otages aux confins du Cameroun, de la RCA et du Tchad. Une nouvelle modalité du banditisme transmigrant », Polis, Revue camerounaise de science politique, 2007.
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(3) : Leur zone d’opération s’étend le long des frontières entre le Sud-Ouest du Tchad, le Nord-Ouest de la Centrafrique et le Nord-Est du Cameroun, en ciblant des tronçons de la route principale qui relie la ville de Ngaoundéré (Adamaoua) à Kousséri (Extrême Nord) en passant par Garoua (Nord) et Maroua (Extrême Nord).
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(4) : A cause de leurs techniques d’embuscades au détour de la route et dans les brousses.
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(5) : J. Roitman, « La garnison-entrepôt », Autrepart n° 6, 1998, p. 47.
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(6) : Ibid. p. 48.