Cyril Musila, Bassin du lac Tchad et Paris, juillet 2012
L’insécurité transfrontalière dans la zone du bassin du lac Tchad
Une insécurité qui s’inscrit dans la durée et qui a évolué au gré du contexte politique.
Au cœur de cette zone du bassin du lac Tchad, l’insécurité transfrontalière est un facteur ancien. Elle a une histoire qui s’inscrit dans la longue durée et ses pratiques se sont adaptées aux mutations du contexte politique. Les routes des savanes et des steppes du bassin du lac Tchad ont hérité d’un passé précolonial riche en banditisme et en razzias. Jusqu’à la fin du XIXe siècle, quand intervint la colonisation européenne, les anciens empires de Bornou, de Baguirmi, du Wandala ou du Ouaddaï connaissaient une pratique récurrente de razzias, de pillages et le banditisme rural.
Ces activités avaient une portée essentiellement économique et financière, car elles permettaient à de grandes entités politiques de renflouer leurs caisses en période de saison sèche ou lors de crises de trésorerie, et aux paysans de compenser les mauvaises récoltes ou de reconstituer des troupeaux décimés par de fréquentes épizooties ou par la rareté des pâturages en saison sèche. La razzia constituait ainsi une forme d’économie parallèle et quasi légale tant que l’auteur ne la menait pas contre un membre de sa communauté. Elle n’était condamnée que si on ne rapportait pas au chef de cette communauté sa part du butin en sa qualité d’usufruitier de toute source d’accumulation. Ainsi l’auteur de la razzia était-il protégé par les chefs de villages ou de cantons en contrepartie du partage du butin avec eux : il était une sorte de « bandit-noble » (1). De surcroît, elle était valorisante et considérée comme une preuve de bravoure tant elle n’était pas associée à des massacres de populations.
Lorsque le bassin du lac Tchad fut partagé entre les empires coloniaux allemand, britannique et français à la fin du XIXe siècle, ces pratiques furent interdites. La razzia entra alors dans la clandestinité, désormais organisée par de petites bandes regroupant des proches parents ou des connaissances de village. Si la justice punissait leurs auteurs, ces derniers trouvaient dans les maisons d’arrêt, en particulier la prison de Maroua (Cameroun), un lieu de rencontre où se tissaient de nouveaux liens. Par ailleurs, ceux qui s’évadaient de prison, des fugitifs et des repris de justice ainsi que d’anciens détenus, trouvaient dans la brousse un refuge, pourvoyeur de ressources dont ils étaient prédateurs. De ces rencontres et de ces expériences est né le « banditisme rural professionnel transethnique », communément désigné sous le vocable de zarguina (2), différent du vol occasionnel. Certains bandits de renom, surnommés soongoobe (3), étaient considérés comme des résistants, des contestataires de l’ordre colonial, voire des protecteurs sociaux contre ce même ordre. Enfants du village, les zarguina jouissaient de la solidarité, de la protection de leur communauté ainsi que de leur complicité par la loi du silence, face à la justice, de sorte que les poursuites et les répressions entraînaient de longues périodes de calme et de sécurité. De son côté, le développement des villes générait aussi un banditisme urbain. Mais les braquages, les embuscades sur les routes et les razzias de troupeaux reprenaient quand la surveillance se relâchait, les marchands circulaient et les marchés se remettaient à prospérer. Le phénomène n’a donc pas été éradiqué sous la colonisation ni après la colonisation d’ailleurs, en dépit de l’exécution publique de certains bandits à Maroua pour l’exemple – comme celle de Boubakar Batinda – dans les années 1970 (4).
La période d’accalmie qui devait suivre a été brisée par la guerre civile tchadienne qui connut son paroxysme en 1979 ; la disponibilité et la circulation des armes à feu dans le bassin du lac Tchad ont ainsi militarisé le grand banditisme régional. Ceci fit franchir à ces groupes de « gentlemen cambrioleurs » une étape importante en termes de capacités d’agression physique et de sophistication dans l’organisation des embuscades ou des razzias. Mais surtout, ce banditisme régional leur fit revêtir une dimension politique. Car il s’y greffa des groupes rebelles et des bandes armées organisées en « coupeurs de route » au cours des années 1990-2000. L’environnement local marqué par des difficultés de survie quotidienne, le chômage des jeunes et le contexte politique régional favorisant l’apparition des foyers de tensions (comme l’affrontement entre Arabes Choa et Kotoko (5) sur la rive gauche du Chari au Cameroun en 1992, la succession des mutineries en Centrafrique, le regain d’activités des groupes rebelles du Tchad et dans le sud du Niger, qui ont jeté sur les routes des armes et des hommes rompus aux techniques de guerre), ont permis le développement d’un système économique usant de l’illicite (6), de la violence et du crime.
La vague de démocratisation des années 1990, accompagnée ou suivie dans plusieurs pays de crises politiques, de conflits communautaires et de tensions ayant dégénéré en rébellions, n’a rien arrangé : « D’abord préoccupés par la survie même des nations encore en construction, les États ont évidemment eu comme priorité la restauration de la paix, pendant que le crime enflait, se structurait, se sophistiquait, se régionalisait. Aussi le retour à l’action de sécurisation fut-il réactif face à des criminels proactifs et mutants. De nationales, les politiques de restauration de la sécurité se sont faites progressivement intégratives pour faire face à la militarisation et à la régionalisation des vecteurs de l’insécurité. » (7)
Notes
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(1) : I. Saïbou, « L’embuscade sur les routes des abords du lac Tchad », in Politique Africaine, n° 94, juin 2004. Du même auteur : « Laamiido et sécurité dans le Nord-Cameroun », Annales de la Faculté des Arts, Lettres et Sciences Humaines de l’Université de Ngaoundéré, vol. III, 1998 ; « La prise d’otages aux confins du Cameroun, de la Centrafrique et du Tchad. Une nouvelle modalité de banditisme transmigrant », Polis. Revue Camerounaise de sciences politiques, 2007.
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(2) : Terme fufuldé (langue peul) désignant le colorant bleu dont les coupeurs de route s’enduisaient le visage en guise de camouflage.
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(3) : I. Saïbou, « Soongoobe, bandits justiciers dans la plaine du Diamaré, Nord-Cameroun sous l’administration française », Ngaoundéré Anthopos, vol. III, 2001.
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(4) : Sur l’aspect historique des razzias transfrontalières, voir I. Saïbou, « L’embuscade sur les routes des abords du lac Tchad », Politique Africaine n° 94, juin 2004 et « Laamiido et sécurité dans le Nord-Cameroun », Annales de la Faculté des Arts, Lettres et Sciences Humaines de l’Université de N’Gaoundéré, vol. III, 1998.
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(5) : I. Saïbou, « Arithmétique ethnique et compétition politique entre Kotoko et Arabes Choa dans le contexte de l’ouverture démocratique au Cameroun », Africa Spectrum, n° 40, Hamburg, Institut für Afrika-Kunde, 2005, p.197-220.
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(6) : Le trafic du carburant volé au Nigeria et revendu dans toute cette zone au nord du Cameroun, au Tchad ou en Centrafrique témoigne de cette évolution.
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(7) : I. Saïbou, « La politique de lutte contre l’insécurité transfrontalière en Afrique », Les fondements d’une paix globale en Afrique, Colloque du Cours Supérieur Interarmées de Défense, Yaoundé, 18-19 février 2010 ; p. 1-2.