Fiche d’expérience Dossier : Principes et pratiques de l’action non violente

Alternatives Non-violentes, Rouen, septembre 2004

La stratégie de l’action non-violente de Gandhi en Afrique du Sud, deuxième partie

Les campagnes d’action non-violente initiées par Gandhi en Afrique du Sud demeurent un modèle du genre. On y retrouve tous les ingrédients d’une stratégie de lutte novatrice, qui alors révéla déjà toute son efficacité.

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I. Accepter les sanctions

Dans le contexte de la lutte contre l’ordonnance discriminatrice contre les Indiens au Transvaal, Gandhi lui-même est arrêté et mis en prison le 11 janvier 1908. Lors de son procès, il déclare qu’en tant que leader de l’action de désobéissance, il mérite la peine la plus lourde. Il n’est finalement condamné qu’à deux mois de prison ferme, « sans travail forcé ». Dans sa cellule, Gandhi lit et relit l’essai de l’écrivain américain Henri David Thoreau sur la désobéissance civile dans lequel celui-ci fait l’éloge de la prison, « le seul domicile où un homme libre puisse trouver un gîte honorable. » (1) Thoreau qui, en 1846, a passé une nuit en prison pour avoir refusé de payer l’impôt à l’Etat esclavagiste estimait qu’être en prison pour la cause de la liberté de ceux qui sont asservis est le signe que l’on n’est pas soi-même complice de cette servitude organisée, car « sous un gouvernement qui emprisonne quiconque injustement, la véritable place d’un homme juste est aussi en prison. » (2)

Les premières arrestations et condamnations, loin d’affaiblir le mouvement de désobéissance à la « loi noire », le renforce. De nombreux Indiens se portent même volontaires pour la prison affichant publiquement qu’ils ne possèdent pas de permis de séjour. Remplir les prisons devient d’ailleurs pour Gandhi un objectif stratégique qui témoigne de la détermination du mouvement et révèle l’embarras du pouvoir.

II. La nécessité de contraindre

Il convient de rapporter ici un épisode de la lutte qui n’est pourtant pas à l’honneur de Gandhi, mais qui éclaire sur la finalité de l’action non-violente. Alors que Gandhi est sous les barreaux, le général Smuts, responsable des affaires indiennes dans le gouvernement du Transvaal, demande à le rencontrer. Durant cette entrevue, il lui propose un compromis : la « loi noire » sera abrogée si les Indiens décident de se faire enregistrer volontairement. La dignité des Indiens serait sauve puisqu’ils ne seraient pas forcés d’être enregistrés. Gandhi accepte en faisant confiance à la parole donnée du général. Malgré les réticences de nombreux Indiens plutôt méfiants, il donne l’exemple. Il se fait enregistrer et entraîne avec lui un grand nombre d’Indiens qu’il a fini par convaincre. Mais le général Smuts ne tient pas sa promesse et présente un projet de loi visant à valider les inscriptions volontaires, sans abroger la « loi noire ». Gandhi s’était laissé duper, il avait accepté un compromis qui finalement n’était pas acceptable.

Furieux d’avoir été trompés, les Indiens demandent alors le retrait de leur enregistrement, mais sans résultat. Un ultimatum est même envoyé au général Smuts. Dans ce texte, les Indiens rappellent la promesse non tenue du général et l’informent de leur détermination : « La communauté a adressé plusieurs communications au général Smuts et fait toutes les démarches légales possibles pour obtenir justice, mais jusqu’ici sans résultat. Nous regrettons de devoir déclarer que si l’Acte asiatique n’est pas aboli conformément à l’accord, et si la décision du gouvernement à cet effet n’est pas communiquée aux Indiens avant une date spécifiée, les certificats pris par les Indiens seront brûlés et les Indiens en supporteront humblement, mais fièrement les conséquences. » (3)} Gandhi et la communauté indienne ont réalisé dans cette affaire que le pouvoir ne cèderait pas tant qu’un véritable rapport de forces ne s’instaurerait pas en leur faveur. L’action non-violente doit organiser une pression sur l’adversaire pour l’obliger à négocier. Tant que cette pression n’est pas suffisante, promesses et compromis demeurent inopportuns.

Ainsi, le 16 août 1908, en riposte au refus du gouvernement de tenir sa promesse, deux mille Indiens se rassemblent à Johannesburg et brûlent toutes leurs attestations d’enregistrement. Comme toutes les actions initiées par Gandhi, l’action se fait au grand jour, à visage découvert, dans le but de lui donner un maximum de retentissement médiatique.

III. Une mobilisation populaire

Les événements à venir devaient permettre à Gandhi d’élargir la mobilisation à toutes les catégories sociales de la communauté indienne. Dans son projet de loi, le gouvernement a introduit une nouvelle clause qui interdit l’entrée du Transvaal aux Asiatiques dont nombreux résident au Natal. Gandhi mobilise alors des milliers d’immigrants potentiels qui traversent illégalement la frontière pour rejoindre le Transvaal. Pendant plusieurs mois, ces actions entraînent arrestations, amendes, expulsions. Le tiers de la population indienne du Transvaal se retrouve sous les barreaux. Gandhi est plusieurs fois arrêté, relâché, puis de nouveau arrêté. Pour soutenir les familles de prisonniers et de déportés, il crée des fermes et sollicite l’aide financière du Congrès National Indien qui suit de près la résistance anti-raciale de Gandhi. Finalement, l’écho rencontré à l’étranger par la lutte de Gandhi oblige le gouvernement du Transvaal à promettre l’abolition de la « loi noire » et des aménagements à la loi d’immigration. Promesses encore non suivies d’effet !

En mars 1913, c’est une décision de la Cour Suprême qui met le feu aux poudres. En effet, une nouvelle jurisprudence invalide les mariages célébrés suivant les rites religieux hindous, musulmans et parsis. Les femmes indiennes mariées devenaient de fait des concubines sans statut pouvant être déportées à tout moment. Ce sont elles qui deviennent alors le fer de lance du nouveau combat mené par Gandhi. « Aucune patience n’était possible devant l’insulte faite à la dignité de nos femmes. Nous décidâmes d’entreprendre un Satyagraha inflexible sans tenir compte du nombre des combattants. Les femmes, non seulement ne pouvaient être tenues à l’écart de la lutte, mais nous décidâmes de les inviter à entrer en ligne à côté des hommes. » (4)}

Un groupe de onze d’entre elles, dont la femme de Gandhi, Kasturbaï, franchit la frontière du Transvaal et se rend dans la région minière du Natal. Là, les femmes persuadent les mineurs Indiens de quitter leur poste et de se joindre au mouvement de protestation. Trois mille mineurs se mettent immédiatement en grève. Lorsque les onze femmes sont arrêtées et condamnées à trois mois de travaux forcés, la grève devient générale. Plusieurs milliers de personnes traversent alors illégalement la frontière pour se rendre au Transvaal. Affamés, démunis, hommes, femmes, enfants parcourent trente kilomètres par jour, tout en bravant la répression. La marche épique (qui comprend 2037 hommes, 127 femmes et 57 enfants) entraîne une répression féroce. Les prisons sont pleines à craquer et Gandhi est à nouveau incarcéré. Plusieurs dizaines de milliers de travailleurs Indiens quittent alors leur travail en solidarité avec les marcheurs.

Enfin, devant l’extension du mouvement, les protestations de l’Inde et les pressions du gouvernement britannique, le général Smuts est contraint de céder et l’ensemble des lois discriminatoires sont finalement abolies le 30 juin 1914 à la suite d’un accord survenu entre le général Smuts et Gandhi.

IV. Le succès de la stratégie non-violente

De ce combat mené par Gandhi, il convient de tirer quelques enseignements :

La mobilisation populaire dans la désobéissance civile a permis de créer un rapport de forces qui a obligé le gouvernement à négocier. Cette action s’est inscrite dans la durée. Elle était minutieusement organisée de façon à ce que les consignes strictes de non-violence soient respectées. La répression a fait partie intégrante de la stratégie du mouvement et a permis d’élargir le soutien populaire. Ce combat d’un nouveau type a suscité l’intérêt des médias qui s’en sont fait l’écho au delà de l’Afrique du Sud. Cette médiatisation couplée avec une dramatisation de la lutte dans sa dernière phase a été l’élément déterminant qui a contraint les autorités à céder.

Analysant le succès de son mouvement de désobéissance non-violente, Gandhi affirma : « Rien ne s’est jamais fait sur cette terre sans action directe. J’ai rejeté le mot résistance passive pour son insuffisance et parce qu’on y voyait l’arme des faibles. Ce fut l’action directe qui, en Afrique du Sud, agit, et si efficacement, qu’elle ramena le général Smuts à la raison. Il était en 1906 l’adversaire le plus implacable des aspirations indiennes. En 1914 il fut fier de rendre une justice tardive en supprimant de la législation de l’Union une loi honteuse, dont il aurait dit à lord Morley en 1909, qu’elle ne serait jamais annulée, l’Afrique du Sud ne pouvant tolérer l’annulation d’une loi votée à deux reprises par le Parlement du Transvaal. Mais ce qui est plus encore, cette action directe, soutenue pendant huit ans, ne laissa derrière elle aucune amertume… Ma tâche consistait à changer la faiblesse des Indiens en force, en leur enseignant une action directe, efficace et non-violente. » (5)

Bien des années plus tard, le général Smuts évoquait en ces termes l’action de Gandhi : « Fatalité que d’avoir été l’adversaire d’un homme pour qui j’avais, à cette époque déjà, le plus grand respect. Pour Gandhi, tout a marché selon ses plans. Il a même pu jouir d’un bon repos en prison, ce qu’il désirait sans nul doute. Pour moi, le défenseur de l’ordre, j’étais au contraire dans une situation impossible, j’avais à appliquer une loi relativement impopulaire, et, par surcroît, j’ai dû subir l’humiliation de devoir l’abolir. Pour lui, en fait, tout cela fut une réussite totale. » (6)

Alain Refalo (*)

Commentaire

Les arrestations ne doivent pas diminuer l’engagement des personnes participant à l’action non-violente, au contraire,r emplir les prisons devient d’ailleurs pour Gandhi un objectif stratégique qui témoigne de la détermination du mouvement et révèle l’embarras du pouvoir

L’action non-violente doit organiser une pression sur l’adversaire pour l’obliger à négocier. Tant que cette pression n’est pas suffisante, promesses et compromis demeurent inopportuns

La mobilisation populaire dans la désobéissance civile a permis de créer un rapport de forces qui a obligé le gouvernement à négocier. Il s’agit d’une action de longue haleine. La répression a fait partie intégrante de la stratégie du mouvement et a permis d’élargir le soutien populaire. Les médias ont joué un rôle important dans ce combat en médiatisant le conflit en Afrique du Sud et au delà.

Notes

  • (1) : Thoreau (Henri-David). – La désobéissance civile, Castelnau-le-lez, Ed. Climats, 1992, p. 66.

  • (2) : Ibid., p. 65.

  • (3) : Gandhi, M.K. Gandhi à l’œuvre, op.cit., p. 301.

  • (4) : Gandhi, Vie de M.K. Gandhi écrite par lui-même, Les éditions Rieder, 1931, p. 231-232.

  • (5) : Cité par Simone Panter-Brick, Gandhi contre Machiavel, Paris, Denoël, 1963, p. 81.

  • (6) : Cité par N.R. Nanda, Gandhi, Sa vie, ses idées, son action politique en Afrique du Sud et en Inde, Verviers, Marabout « Université », 1968, p. 85.

  • (*) : Président du Centre de ressources sur la non-violence de Midi-Pyrénées ; auteur de Tolstoï : la quête de vérité, Paris, Desclée de Brouwer, 1997.