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Julie Noss, Paris, September 2006

L’utilisation du symbolique à des fins politiques et géostratégiques : l’expérience de la Côte d’Ivoire

Le schéma simpliste qui a souvent été présenté pour définir le conflit ivoirien est peut-être rassurant pour les médias et populations occidentales : il nous conforte dans cette image relativement familière et franchement caricaturale d’une Afrique qui n’en finit plus de se déchirer entre ethnies voisines. Ainsi, la dimension symbolique se retrouve non seulement dans le conflit lui-même, mais également dans le regard porté sur celui-ci.

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Le cas de la Côte d’Ivoire illustre bien ces tentatives d’instrumentalisation d’un conflit par des facteurs culturels. Le conflit ivoirien est particulièrement parlant, du fait qu’il a souvent été présenté par les médias comme reposant exclusivement sur des causes culturelles ou religieuses, alors que d’autres logiques politiques sous-jacentes étaient également en jeu, au cœur d’un conflit qui secoue le pays depuis six ans, et dont les évolutions vers la paix se font très difficilement.

En effet, le terme d’ivoirité, qui fut vilipendé unanimement par les médias comme porteur d’idéologie raciste et xénophobe, a été introduit sur le devant de la scène politique ivoirienne par Henri Konan Bédié, successeur autoproclamé du président Félix Houphouët-Boigny, décédé en 1993 après quarante-trois ans passés à la tête du pays. Son dauphin présumé, Henri Konan Bédié, était déjà premier ministre, mais ne bénéficiait pas à sa mort, d’une réelle légitimité politique, en comparaison de son principal rival, Alassane Ouattara, qui bénéficiait d’un soutien clair de la part des populations musulmanes et maliennes du pays. Ainsi, afin d’empêcher son principal adversaire de se présenter aux élections présidentielles de 1999, il imposa un nouveau critère d’éligibilité dans l’arène politique ivoirienne. En introduisant un nouveau code électoral qui, par le terme d’ivoirité, interdisait aux personnes d’origine étrangère de poser leur candidature aux élections, Bédié a dramatiquement mis en exergue des tensions culturelles, mais aussi économiques et sociales, qui avaient déjà cours au sein de la société ivoirienne depuis plusieurs années. Ce terme a tout d’un coup rassemblé toutes les tensions qui pouvaient avoir lieu entre Ivoiriens de souche et immigrés de pays limitrophes, dans un contexte de déclin économique du pays, après un âge d’or de production et d’exportation de cacao, durant les premières décennies du mandat de Félix Houphouët-Boigny. Ces animosités ont été largement entretenues, voire exacerbées par Laurent Gbagbo dès son accession au pouvoir. La motivation première de Bédié était d’écarter son principal rival aux élections, Alassane Ouattara, lui-même originaire du Mali, et fortement supporté par les populations immigrées en provenance de pays limitrophes (Burkina Faso, Guinée, Mali etc.), ainsi que les populations musulmanes. Mais si Alassane Ouattara a effectivement été écarté de la course à la présidence, cette instrumentalisation du terme d’« ivoirité » a eu des conséquences désastreuses pour le pays, puisqu’elle l’a divisé de manière quasiment surréaliste en deux « camps » , celui des Musulmans et immigrés du Nord, communément désignés par le terme de « rebelles » par les médias internationaux, et les Catholiques loyalistes du Sud. Cette séparation est bien entendu très schématique et caricature une réalité bien plus complexe, mais c’est cependant cette vision des choses qui a été présentée dans les médias, et qu’ont renchéri les différentes forces en présence, Laurent Gbagbo en tête.

Le terme d’ivoirité est en effet né bien plus tôt que le pensent la plupart des médias, puisqu’il apparaît pour la première fois en 1974 sous la plume du journaliste Pierre Niava dans un article intitulé « De la griotique à l’ivoirité » , évoquant la pensée du penseur, artiste et écrivain ivoirien Niangoranh Porquet : selon ce même penseur, l’ivoirité n’est nullement un concept xénophobe, mais fait au contraire partie d’un mouvement de libération intellectuelle que l’on pourrait mettre en parallèle au mouvement de la négritude de Léopold Sedar Senghor : si l’indépendance de nombreux Etats africains, au sortir de la période coloniale dans les années soixante, était acquise d’un point de vue politique, elle devait maintenant s’accomplir d’un point de vue également artistique, culturel, philosophique, intellectuel etc. De ce fait, « L’ivoirité est un concept multiforme englobant la dynamique socio-économique, le triomphe multiculturel dont le tenant artistique est la Griotique, la pensée de l’homme ivoirienne dans toute sa profondeur. » (1) : l’ivoirité est ainsi synonyme d’affirmation de sa propre identité, en prenant compte la multiplicité des différents caractères qui fondent cette identité ivoirienne. Ce terme, selon son auteur, prenait en compte toute la diversité constituant la richesse de la société ivoirienne, y compris les apports de cultures très diverses (la Côte d’Ivoire est en effet composée de plus de soixante ethnies).

On est ainsi à mille lieux de la récupération du terme, dans le champ politique, qui s’est opéré dans les années quatre-vingt dix, sous l’impulsion d’Henri Konan Bédié, et qui s’est depuis étendue à l’ensemble de la société ivoirienne. Le concept d’ivoirité a été réduit à une valeur nationaliste, au moyen de laquelle Alassane Ouattara a été exclu de la course à la présidentielle. Ceci a été perçu par beaucoup comme une provocation de plus envers les populations immigrées issues des pays limitrophes, déjà rendues responsables du déclin économique du pays dans les années quatre-vingt dix. Mais les conséquences allèrent bien au-delà, puisque l’ivoirité a pris la forme d’un concept xénophobe, facteur supplémentaire d’exclusions et à l’origine de nouvelles divisions sociales entre immigrés originaires du Mali, de la Guinée, du Burkina Faso, majoritairement musulmans, et Ivoiriens de souche majoritairement chrétiens. Ces divisions allèrent jusqu’à provoquer des rafles dont les circonstances sont encore aujourd’hui à éclaircir, mais dont il apparaît que les populations dioula immigrées d’Abidjan étaient clairement visées. Cette division, qui ne recoupe qu’en partie la réalité, plus complexe, a été fortement exacerbée par Laurent Gbagbo qui, dès son arrivée au pouvoir, n’a fait qu’amplifier ces tensions ethniques, religieuses et économiques, que Félix Houphouët-Boigny avait réussi à étouffer avec son parti unique et son gouvernement de poigne. On voit bien ainsi comment l’on peut tirer parti d’une notion déjà existante, imposer une lecture d’un concept déjà connu, et l’entourer d’un nouvel ensemble symbolique en alimentant celui-ci de tensions latentes et de conflits divers. L’ivoirité a ainsi rassemblé en son sein des questions complexes liées à la société ivoirienne, et cette lecture unilatérale d’un concept qui se voulait riche et multipolaire au départ a favorisé une division binaire du conflit.

Si des tensions d’ordre culturel sont bien présentes en Côte d’Ivoire, elles ne sont pourtant pas la cause unique des conflits qui ont fait rage dans le pays ces dernières années, et vouloir réduire l’ensemble des troubles à des conflits inter-ethniques est dangereusement réducteur. Ces tensions culturelles sont plutôt nées des difficultés économiques qu’a rencontrées le pays. Mais, de même que le conflit rwandais, et comme c’est souvent le cas pour les guerres et affrontements ayant lieu sur le continent africain, le conflit ivoirien a été présenté quasi-exclusivement par les médias et par la classe politique française en général, comme une guerre fratricide entre ethnies et confessions voisines. Comme le montre Judith Rueff, " Le manque de terre à cultiver a fait de l’Ouest ivoirien une poudrière. » (2) Les polémiques sur les origines ethniques d’Alassane Ouattara ont trouvé écho au niveau local, et l’ivoirité a ainsi servi de justification de base à des entreprises d’expropriation des terres cultivées par les planteurs étrangers ou issus de l’immigration. Les vagues d’immigration vers le pôle économique de l’Afrique de l’Ouest que constitue la Côte d’Ivoire ont constitué un facteur de poids dans la réussite économique du pays, en maintenant la productivité nationale à un niveau élevé pendant des années (devenant, avant son déclin, le premier producteur mondial de cacao, avec un taux de 40 %). Mais l’entente fragile qui avait permis au pays de se hisser face aux autres pays de la région a été mise à mal par une réactualisation politique de la notion d’ivoirité, en opposition totale avec la pensée de son inventeur : les populations immigrées se sont ainsi vues accusées de s’accaparer les richesses du pays. La question d’éligibilité de Ouattara a focalisé les tensions larvées entre Ivoiriens de souche et populations immigrées, et a principalement montré du doigt les populations musulmanes du Nord. On a donc là une récupération de vieilles tensions d’ordre économique et une focalisation de la crise sur des réalités uniquement ethniques.

Comme le montre Edgar Morin, la complexité est souvent perçue comme problématique : de ce fait, on évite de l’aborder comme tel : « Nous demandons légitimement à la pensée qu’elle dissipe les brouillards et les obscurités, qu’elle mette de l’ordre et de la clarté dans le réel, qu’elle révèle les lois qui le gouvernent. Le mot complexité, lui, ne peut qu’exprimer notre embarras, notre confusion, notre incapacité de définir de façon simple, de nommer de façon claire, de mettre de l’ordre dans nos idées […] Mais s’il apparaît que les modes simplificateurs de connaissance mutilent plus qu’ils n’expriment les réalités ou les phénomènes dont ils rendent compte, s’il devient évident qu’ils produisent plus d’aveuglement que d’élucidation, alors surgit le problème : comment envisager la complexité de façon non-simplifiante ?  » (3) Or, le conflit ivoirien ne peut être expliqué par une relation unilatérale de cause à effet : plusieurs facteurs sont à l’origine des troubles qui ont secoué le pays.

L’origine de la notion d’ivoirité semble avoir été, par méconnaissance ou désintérêt des médias, très peu expliquée et explorée : l’ensemble des ouvrages de journalistes politiques qui traitent du conflit ivoirien présentent cette notion telle qu’elle a été utilisée politiquement par Henri Konan Bédié, en consacrant celui-ci comme son inventeur exclusif. Pourquoi cette méconnaissance, cette simplification d’une réalité plus complexe? On pourrait émettre l’hypothèse que, comme dans le cas d’autres conflits, tels que le Rwanda, les médias occidentaux ont plus intérêt à présenter le continent africain comme un lieu de luttes perpétuelles entre ethnies, groupes religieux etc. L’Afrique noire ne fait rarement la une des journaux qu’en cas de famines, de désastres humanitaires, de scènes de dictatures et de guerres très vite qualifiées par les médias d’« inter-ethniques » . Cette vision étriquée fait ainsi perdurer l’image d’un continent qui reste sous-développé, sous évolué, auquel les pays du Nord doivent venir en aide, puisque les états africains, essentiellement corrompus, seraient incapables de gérer eux-mêmes leurs populations. Si ce n’est bien sûr pas le cas pour l’ensemble des classes politiques européennes et des journalistes occidentaux, une certaine image continue d’être plaquée sur le continent africain, dans un esprit quelque peu post-colonialiste, qui n’est pas sans intérêt pour ces mêmes pays occidentaux. On voit bien, avec les débats qui ont récemment fait actualité en France, que le colonialisme demeure un sujet très polémique, et qu’il garde une image relativement positive pour de nombreuses personnes, y compris certains dirigeants de la classe politique. L’ouverture du musée du Quai Branly à Paris en 2006 a elle aussi fait l’objet de polémiques: si l’intention d’élaborer un tel musée est louable, la présentation des œuvres et le regard porté sur celles-ci est plus discutable, pour de nombreux ethnologues. Beaucoup ne sont pas près à faire évoluer l’image du continent africain en Occident, y compris en ce qui concerne les affrontements qui y ont lieu. Le schéma simpliste qui a souvent été présenté pour définir le conflit ivoirien est peut-être rassurant pour les médias et populations occidentales: il nous conforte dans cette image relativement familière et franchement caricaturale d’une Afrique qui n’en finit plus de se déchirer entre ethnies voisines : Liberia, Sierra Leone, Soudan, Rwanda, Congo etc. Les exemples de supposées guerres fratricides dans le continent africain sont légion du point de vue occidental. La dimension symbolique est ici bien à l’œuvre, puisqu’elle nous enferme trop souvent dans une sorte de sentiment de «déjà-vu», nous empêchant par là même de nous interroger plus en profondeur sur les enjeux de ces conflits. Ne pas accepter de concevoir la complexité d’un conflit, c’est se conforter dans une vision simpliste du monde, faisant appel à des principes figés, et ainsi ne pas avoir à se remettre en question. Ainsi, la dimension symbolique se retrouve non seulement dans le conflit lui-même, mais également dans le regard porté sur celui-ci, d’où l’intérêt de ne pas s’arrêter à des explications quelque peu arbitraires.

Les guerres perçues comme ethniques gardent une image de sous-développement, et même parfois de responsabilité personnelle, comme on a pu le voir dans le cas du Soudan: comparativement aux ravages du tsunami indonésien en décembre 2004, les conflits du continent africain ne touchent pas autant le citoyen européen ou occidental (au vu de la quantité de dons de part et d’autre), ou du moins pas de la même manière : l’organisation Médecins du Monde a ainsi du renvoyer un certain nombre de dons à des personnes qui avaient envoyé de l’argent au profit du tsunami, mais qui refusaient que ce même argent soit utilisé au profit de désastres humanitaires ayant lieu sur le continent africain, tels que le conflit au Darfour.

Notes :

  • (1) : Ramsès L. Boa Thiémélé, L’ivoirité- entre culture et politique, Collection Points de vue, Edition l’Harmattan, Paris, 2003, p.83

  • (2) : Judith Rueff, Côte d’Ivoire: le feu au pré carré, Editions Autrement, collection Frontières, Paris, 2004, p.25

  • (3) : Edgar Morin, Introduction à la pensée complexe, ESF Editeur, 1990. Avant propos.