Fiche d’expérience Dossier : Résistances civiles de masse

Jean Marichez, Grenoble, juillet 2006

Résistance non violente contre une armée puissante - Tchécoslovaquie 1968

Il s’agit cette fois d’une agression extérieure. Une nation se défend. Une force militaire énorme est mise en échec par la population. Le résultat final est une défaite mais au bout d’une longue lutte instructive sur les possibilités de la méthode

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Comme d’autres peuples d’Europe de l’Est, les Tchécoslovaques veulent se dégager du communisme et du joug soviétique, l’agitation civile gagne. Le mouvement prend une ampleur particulière durant l’été 1968. La première semaine de résistance voit une application fort remarquable d’actions de non-coopération et de provocations.

Les dirigeants soviétiques pensent que l’invasion par près de cinq cent mille soldats du pacte de Varsovie écrasera l’armée tchécoslovaque et laissera la population dans un état de confusion et d’abattement. L’invasion doit permettre, par un coup d’État, de remplacer le régime réformateur de Dubcek. Conformément au plan, plusieurs dirigeants tchécoslovaques, dont Dubcek, sont rapidement arrêtés ou assignés à résidence.

Si les dirigeants tchécoslovaques décident de résister militairement, leur armée sera certainement débordée par la supériorité écrasante de l’adversaire. Au lieu de cela, ils demandent à leurs troupes de rester dans leur caserne et la résistance prend une tout autre forme. Elle s’exerce en plusieurs points politiquement stratégiques. Elle commence dès les premières heures de l’invasion ; les employés de l’agence d’information gouvernementale refusent de publier un communiqué de presse qui déclare que certains responsables du gouvernement et du parti communiste tchécoslovaque a demandé l’invasion. Le président Svoboda refuse de signer un document dans ce sens. Un réseau clandestin de radio appelle à une résistance pacifique, diffuse des comptes rendus des activités de résistance et réunit plusieurs organismes officiels qui s’opposent à l’invasion. Le gouvernement, les dirigeants des partis et diverses organisations condamnent l’invasion ; l’assemblée nationale exige la libération des dirigeants arrêtés et le retrait immédiat des troupes étrangères. Au cours de la première semaine, la radio de la résistance suscite et invente de nombreuses formes de non-coopération et d’opposition. Elle convoque le congrès du parti en session extraordinaire, appelle à une grève générale d’une heure, demande aux cheminots de ralentir le transport du matériel russe de localisation et de brouillage des transmissions, et décourage la collaboration. La radio explique la futilité d’une résistance violente et le bien-fondé d’une lutte non-violente.

Les Soviétiques se trouvent dans l’impossibilité de réunir un nombre suffisant de collaborateurs pour mettre en place leur régime fantoche. L’aspect particulier de cette résistance non-violente leur pose de sérieux problèmes, tant du point de vue logistique que du point de vue motivation. Il faut remplacer très vite, parfois au bout de quelques jours, une bonne partie des forces d’invasion mises en place au début. Malgré leur réussite militaire, les officiels soviétiques voient qu’ils n’arriveront pas à contrôler le pays. Devant l’ampleur de la résistance civile unifiée et la baisse du moral de leur troupe, ils font venir le président Svoboda à Moscou pour négocier mais, une fois arrivé là-bas, Svoboda insiste pour que les dirigeants tchécoslovaques emprisonnés soient présents aux négociations. On parvient à un compromis - sans doute une erreur stratégique majeure - qui reconnaît la légitimité de la présence des troupes soviétiques et sacrifie quelques-unes des réformes tchécoslovaques. La plupart d’entre elles, les plus fondamentales, sont toutefois maintenues, et les leaders réformateurs peuvent reprendre leurs fonctions officielles à Prague.

La population considère ce compromis comme une défaite et met une semaine à l’accepter. Malgré ses faiblesses et ses compromis, le régime résistant réussit à se maintenir en préservant de nombreuses réformes, d’août à avril, époque à laquelle quelques manifestations anti-soviétiques (dont l’attaque violente des bureaux de l’Aeroflot à Prague) fournissent un prétexte à ces derniers pour intensifier leur pression. Cette fois-ci les responsables tchécoslovaques capitulent, évinçant du parti et du gouvernement le groupe réformateur de Dubcek et le supplantant par le régime dur de Husàk.

Les Soviétiques avaient été contraints de substituer aux moyens militaires initiaux des pressions et manipulations politiques toujours plus fortes et ils avaient subi un retard de huit mois dans la réalisation de leur objectif fondamental.

Les analyses historiques sur cette période montrent que la lutte a finalement échoué à cause de la capitulation des responsables tchécoslovaques, et non à la suite d’une défaite de la résistance. Elle a pourtant tenu les Soviétiques en échec, alors qu’il n’y avait eu aucune préparation ou formation et encore moins de plan de crise.

Commentaire

Plus encore que les autres, cet épisode montre la capacité d’un peuple déterminé contre les forces militaires les plus considérables. Malgré la défaite finale, le fait d’avoir obtenu ces résultats dans des circonstances aussi défavorables laisse entendre qu’une défense non-violente étudiée, préparée et organisée peut se révéler encore plus puissante.

Parmi les facteurs de ce succès relatif, il faut noter :

  • La décision initiale de cantonner l’armée tchèque dans leur caserne car elle fixe clairement l’orientation non-violente de la résistance. Par la suite une campagne sur le thème de la non-violence maintient la population dans cette orientation afin de ne pas déraper vers une violence incontrôlable qui conviendrait bien à l’adversaire.

  • La position du gouvernement qui donne beaucoup de détermination aux résistants.

  • La communication par radio clandestine, essentielle dans ce genre de lutte mais difficile.

  • La mise au ban de la population de toutes les formes de collaboration, cela perturbe fortement la stratégie adverse qui ne peut rien faire sans collaborateurs.

  • La démoralisation des troupes de l’adversaire, fréquente dans les résistances non violentes.

  • La nécessité de l’obéissance des citoyens pour contrôler un pays.

  • L’importance de l’objectif d’une résistance : si celui-ci avait été mieux défini ou hiérarchisé au sein du gouvernement, il est probable que Dubcek n’aurait pas bradé l’essentiel contre le maintien des réformes.

Avant le soulèvement de Prague, des personnes avaient réfléchi à ces méthodes de résistances. Notamment Vaclav Havel au sein du mouvement clandestin « Charte 77 » qui proposait une stratégie légaliste et non violente. Les principes et méthodes de résistance non violente étaient connus. En 1964 avait eu lieu le congrès international d’Oxford sur ce type de défense civile. Il avait réunit de nombreuses personnalités de premier ordre en matière de stratégie et d’histoire militaire. Les conclusions avaient été très positives et encourageaient la recherche.

« Prague » eut un impact considérable : il confirmait qu’il était possible de résister sans armes face à des moyens militaires énormes ; les événements furent suivis au jour le jour par des millions de personnes et par les militaires du monde entier. Cependant 1968 vit aussi l’apogée des utopies sociales avec les mouvements étudiants en Europe et aux USA. En Europe, ce fut le début d’une grande époque pacifiste, soutenue en sous main par l’URSS. Le pacifisme se caractérise par un refus absolu de la guerre quel qu’en soit l’enjeu. Cet absolutisme ferme les yeux sur les pires atrocités comme celles des goulags et pousse en avant, pour les faire oublier, la non-violence de manière quasi religieuse. Cela décrédibilise les non violents honnêtes qui promeuvent les processus de résistance non violente. Aujourd’hui encore, l’effet n’est pas effacé, toute non violence reste suspecte de pacifisme et de lâcheté auprès de certains alors que la réalité est tout autre, elle demande le plus grand courage et beaucoup d’intelligence.