Gaël Bordet, Sénégal, Proche Orient, Paris, 2002
Favoriser un partage rationnel de l’eau entre agriculteurs articulant informatique et ingénierie hydraulique : l’exemple du fleuve Sénégal
Combiner hydraulique et échanges sociaux, rentrer les traits et les caractères de l’activité humaine transformés en « données » et en « variables » dans un système informatique, appuyer sur le bouton, puis attendre l’oracle ? La démarche est originale et ne manque pas de susciter curiosité et espoir…
Mots clefs : Exploitation durable et responsable de l'eau | Favoriser l'accès à l'eau à de populations exclues | Utilisation responsable et durable des sols | Coopération scientifique au service de la paix | Les nouvelles technologies au service de la paix | Méthodes d'évaluation de la paix | Citoyens sénégalais pour la paix | Citoyens français pour la paix | Organisation économique d'une communauté villageoise | Ingénieurs pour la paix | Afrique de l'Ouest | Fleuve Sénégal | Sénégal | France
Les périmètres irrigués qui existent dans la moyenne vallée du fleuve Sénégal depuis plus de 30 ans posent actuellement des problèmes de gestion qui, selon le CEMAGREF (Centre national de la Machinerie agricole, du Génie Rural, des Eaux et Forêts), pourraient être principalement « liés aux modes de coordination établis entre les paysans du bassin fluvial ». Forts de ce constat, les ingénieurs de cet institut de recherche français pour l’ingénierie de l’agriculture et de l’environnement, ont mis au point un système « complexe » étudié d’après des « méthodes issues de l’intelligence artificielle » dans le but d’optimiser et de rationaliser le partage des eaux du fleuve.
Les périmètres irrigués, dont la gestion pose problème, sont des réseaux de canalisations qui transportent de l’eau depuis une source jusqu’à des parcelles agricoles pour servir, essentiellement, à la riziculture. Concrètement, l’eau est pompée dans le fleuve ou dans l’un de ses défluents par un paysan qui exploite, dans la majeure partie des cas avec sa famille élargie, l’une des nombreuses parcelles du périmètre, et, selon les ingénieurs du cémagref, « développe ses activités selon des règles spécifiques et en fonction d’objectifs qui lui sont propres ». Ces pratiques qui manquent de coordination et sont à ce titre susceptibles d’engendrer des conflits d’intérêts, ont pour principale incidence la détérioration des infrastructures, sans compter que « les paysans s’endettent, que l’accès au crédit est bloqué, que la consommation d’eau est élevée et que les rendements sont faibles… ». Au final, pour les ingénieurs du cémagref, cette situation explosive « pose la question de la viabilité des systèmes irrigués ». La cause des difficultés « pourrait alors se trouver dans le système de coordination entre les paysans », qui ferait défaut ou du moins ne serait pas rationnel.
L’alternative proposée par les ingénieurs du cémagref repose sur l’élaboration de « scénarios intégrant contexte social et questions hydrauliques ». Après avoir réalisé des enquêtes de terrain et ainsi interrogé une cinquantaine de personnes dans cinq périmètres situés autour de Podor et offrant toutes les figurations possibles, « un système multi-agents a donc été développé. Il s’agit d’un système informatique qui constitue un monde virtuel pour représenter un système irrigué. Il intègre dans une même représentation les dynamiques de l’aménagement hydraulique et de la société ». Et c’est dans ce cadre qu’un « simulateur « SHADOC » a été mis au point qui permet de choisir des scénarios et des règles et de les simuler. Ce sont ces scénarios qui permettent enfin de tester les différentes hypothèses de règles collectives et de comportements individuels ».
Les populations sont amenées à participer à toutes les étapes de la simulation et, par souci de didactisme, le modèle a été matérialisé sous la forme de « jeu de rôles avec des cartes », ce qui, semble-t-il, a été très apprécié des villageois.
Ce système, qui n’en est encore qu’à la phase d’expérimentation, est appelé à être largement diffusé au Sénégal et devrait même connaître des applications en France, « où selon le ingénieurs du cémagref, le partage de l’eau est aussi un enjeu de négociation ».
Commentaire
Combiner hydraulique et échanges sociaux, rentrer les traits et les caractères de l’activité humaine transformés en « données » et en « variables » dans un système informatique, appuyer sur le bouton, puis attendre l’oracle ? La démarche est originale et ne manque pas de susciter curiosité et espoir. Cependant, si mon incompétence en matière de systématisation informatique ne me permet pas de me prononcer sur l’aspect technique d’un tel projet, je dois en revanche faire part de certaines réserves concernant l’adéquation causale entre les besoins et les valeurs humaines d’une part, et les exigences de rationalité d’autre part…
Ces prudences formulées, et à condition qu’elles soient prises en compte à un moment ou l’autre de la combinatoire, je ne peux que m’écrier : « vive la technique ! ».
Notes
Sources :
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Communication faite par le CEMAGREF, lors du 9e Salon de l’environnement et du cadre de vie de Paris, novembre 2000. CEMAGREF = Centre National du Machinisme Agricole, du Génie Rural, des Eaux et Forêts. Parc de Tourvoie, 92160 Antony, France. Tel. 01.46.66.21.09.
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Pour une explicitation du concept sociologique de « médiation », se reporter à la fiche de notions intitulée : « Médiation : négociation, transaction et compromis ».
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Enfin, je recommande vivement une étude de Jean Schmitz (sociologue, ORSTOM/EHESS),intitulée : « Anthropologie des conflits fonciers et hydropolitique* du fleuve Sénégal » (29 pages + bibliographie intéressante). Publié dans le Cahier des Sciences Humaines 29 (4) de 1993, pp.591-623, ce texte est disponible en ligne à l’adresse suivante : www.bondy.ird.fr/pleins_textes_4/sci_hum/39284.pdf