Arnaud BLIN, Grenoble, France, décembre 1996
L’Amérique et la reconversion des industries d’armement de l’ex-Union Soviétique : les programmes Nunn-Lugar
Les pays occidentaux, et en particulier les États-Unis, fournissent, depuis quelques années, un effort soutenu pour accélérer la démilitarisation de l’ex-Union Soviétique. L’assistance technique et financière offerte par l’Amérique est dirigée en priorité vers le démantèlement de l’arsenal nucléaire et vers la reconversion de l’industrie soviétique d’armement. Plusieurs agences gouvernementales participent mais la source principale des fonds alloués à cet effet provient du ministère de la défense américain (Pentagone). En effet, celui-ci est chargé d’administrer les Cooperative Threat Reduction Programs (CTR), plus connu sous le nom de Nunn-lugar Programs, du nom des deux sénateurs à l’origine du projet.
La loi Nunn-Lugar a été votée pour la première fois en 1991. Sa raison d’être est de réduire les risques d’insécurité provoqués par les transformations politiques et économiques de l’ex-URSS qui s’accomplissent dans une société sur-militarisée. La reconversion des industries d’armement est envisagée comme un moyen d’atténuer ces risques en facilitant la transition industrielle des anciennes républiques d’Union Soviétique tout en réduisant leur puissance militaire. La sécurité des États-Unis, et du monde, repose, selon cette logique, sur la stabilité des nations de l’ex-URSS, surtout les plus importantes, comme la Russie et l’Ukraine, mais aussi la Biélorussie et le Kazakhstan. La reconversion des industries d’armement de l’ex-bloc soviétique est l’un des six objectifs des programmes Nunn-Lugar. Les autres intéressent la destruction et la réduction des arsenaux, principalement nucléaires et chimiques/bactériologiques, la non-prolifération, et la non-dissémination de la technologie et du savoir-faire technique. Selon les responsables du programme CTR, la reconversion des industries d’armement produit trois effets bénéfiques : elle réduit les risques posés par les armes nucléaires ; elle aide les républiques de l’ex-URSS à passer d’une économie de guerre à une économie de paix tout en réduisant leurs capacités militaires ; elle donne l’opportunité aux entreprises américaines de s’immiscer dans des marchés commerciaux au potentiel important.
Les activités financées et administrées par le programme CTR sont extrêmement variées. Par exemple : acheminement de stocks d’uranium du Kazakhstan vers les États-Unis (Project Saphire) ; démontages et stockage d’ogives nucléaires ; aide aux gouvernements pour rendre effectifs les divers traités de désarmement. Les projets de reconversion sont eux aussi très variés : production de bouteilles pour boissons non-alcoolisées dans une ancienne usine de fabrication de fusées nucléaires ; production d’équipement de médecine dentaire dans une ancienne usine de fabrication de radars ; fabrication d’appareils auditifs par une entreprise spécialisée dans l’électronique militaire.
La plupart des projets de reconversion sont réalisés avec la participation de partenaires commerciaux américains qui bénéficient d’une aide financière du CTR.
Par exemple en 1995, huit entreprises américaines se sont rassemblées en consortium (American Housing Technologies) pour prendre part à un projet de reconversion de trois anciennes manufactures d’armes nucléaires russes en logements pour officiers démobilisés. L’investissement américain se chiffrait à $30 millions, $25 millions étantfournis par le Pentagone, $5 millions par le consortium américain. Ce projet est exemplaire du type d’activités auxquelles participe le CTR, et qui réunissent souvent les ministères de la défense russe (ou d’autres républiques) et américain avec des entreprises locales et américaines. Un projet semblable avait déjà été mis sur pied l’année précédente dans la ville de Khmelnitsky, en Ukraine.
Le programme Nunn-Lugar coûte beaucoup moins cher aux États-Unis que les budgets astronomiques alloués à la défense - y compris la dissuasion - à l’époque de la guerre froide. Pour l’instant, le Congrès américain, ainsi que la Maison Blanche, sont toujours favorables au programme dont le financement est pour l’instant assuré (originellement, la durée du programme est de dix ans, soit jusqu’à la fin de l’année 2001). Toutefois, quelques voix s’élèvent pour le critiquer. Ainsi Baker Spring, du centre de recherche Heritage Foundation, préférerait voir l’argent utilisé par Nunn-Lugar aller au développement du bombardier B-2. Clifford Gaddy, chercheur à la Brookings Institution et spécialiste de la conversion, pense quant à lui que si le programme Nunn-Lugar est un bon programme, ses effets sont restreints par la capacité qu’a l’ex-Union Soviétique à se reconvertir et par la volonté des Américains de financer la reconversion industrielle de leur ancien adversaire. Dans les deux cas, selon Gaddy, (ex) Soviétiques et Américains ont déjà atteint leurs limites.
Commentaire
Les deux volets de la stratégie américaine de reconversion des industries de la défense (conversion aux États-Unis et en ex-URSS) sont complètement indépendants, même si les programmes de reconversion et leur financement sont tous administrés, en partie du moins, par le Pentagone.
Si d’un point de vue pratique, il n’y aucun lien entre ces deux efforts, il n’y en a pas non plus d’un point de vue théorique : les spécialistes académiques et les activistes américains de la reconversion s’intéressent presque exclusivement au processus de reconversion des États-Unis. Pour tout ce qui touche à la reconversion dans l’ex-URSS, il faut s’adresser aux spécialistes de cette région ou aux politologues spécialisés dans les études de défense et de « sécurité » (National Security Studies). Généralement conservateurs, ce sont pourtant ces derniers, paradoxalement, qui encouragent l’effort de reconversion américain dans les anciennes républiques soviétiques, alors qu’en général, les conservateurs sont les plus hostiles à l’effort de reconversion des industries d’armement américaines. La perception américaine change radicalement lorsque l’on passe d’un pays à l’autre : la reconversion industrielle de l’ex-URSS (y compris le démantèlement des armes de destruction massives) est considérée comme vitale pour la sécurité nationale des États-Unis alors que la reconversion des industries d’armement américaines est souvent perçue ici comme étant marginale par rapport à l’avenir industriel et économique des États-Unis, voire comme néfaste pour sa sécurité.
Pourquoi une telle différence entre les deux politiques ? Probablement parce que la mentalité de la guerre froide est toujours présente dans les esprits et que les décideurs d’aujourd’hui perçoivent la reconversion des industries d’armement en termes classiques de sécurité : il vaut mieux désarmer son (ancien) adversaire que soi-même. Et puis les entreprises américaines ont la volonté de s’intégrer dans l’économie des anciennes républiques soviétiques alors que les industriels américains de l’armement tentent de maintenir leur statut sur les marchés de la défense.