Arnaud BLIN, Grenoble, France, novembre 1996
Un frein à la reconversion des industries de l’armement : l’exportation
Les géants de l’industrie américaine de l’armement doivent faire face depuis quelques années à la chute des dépenses militaires des États-Unis. De manière générale, ces entreprises sont plus que réticentes à choisir la voie de la reconversion. Et plus une entreprise est spécialisée dans le secteur de la défense, plus elle est hostile à la reconversion. Une société comme Lockheed Martin, dont 80% de la production va au secteur de la défense est moins favorable à la reconversion qu’un autre géant de l’industrie, Raytheon, qui ne consacre que 35% de sa production à ce secteur. Pour les industriels qui refusent de tenter leur chance dans d’autres secteurs que celui de la défense, il n’existe que deux solutions : se battre avec acharnement pour maintenir leur rang sur un marché intérieur qui décline, et augmenter leurs exportations. La plupart des industriels de l’armement combattent sur ces deux fronts, avec plus ou moins de bonheur selon les cas. Pour l’instant, cette stratégie double est soutenue par le gouvernement qui, par ailleurs, délaisse progressivement sa politique de conversion. Selon la majorité des experts, cette politique de soutien aux industries de l’armement aura, à moyen et long terme, des effets néfastes sur l’industrie des États-Unis et, de manière générale, sur son économie, indépendamment des considérations morales qu’un tel choix entraîne. Sur le plan de la sécurité, une telle politique augmente les risques d’instabilité dans le monde et affaiblit la politique étrangère de l’Amérique.
A l’instar du marché intérieur américain, le marché mondial de l’armement subit un recul très net depuis plusieurs années (plus précisément, depuis 1987). Toutefois, l’Amérique occupe une place grandissante sur ce marché : ses exportations, à l’heure actuelle, sont plus importantes que celles du reste du monde. Alors que l’industrie de l’armement américaine exportait pour $34 milliards sur la période 1986-1989, elle exportait pour $83 milliards sur la période 1991-1994. Au même moment, le commerce mondial de transfert d’armes classiques passait de $60 milliards en 1987 à $18 milliards en 1994 (les pays en voie de développement importaient pour $42 milliards en armement en 1987, et pour $11 milliards en 1994) . En termes de transactions intergouvernementales (excluant les transactions commerciales directes), les États-Unis représentaient 13% du marché mondial de l’armement avant l’effondrement de l’Union Soviétique alors qu’ils occupent aujourd’hui près de 65% du marché. Pour les industriels américains, l’exportation compte pour une portion élevée des bénéfices : souvent l’État (américain) a déjà financé la recherche et le développement d’un produit lorsqu’il est lancé sur les marchés internationaux - l’administration Clinton débourse une moyenne de $36 milliard par an en faveur des industries de l’armement pour la recherche et le développement.
L’attitude des industriels de l’armement tend à créer un climat politique international à la fois artificiel et malsain dont les conséquences peuvent être dangereuses. L’arrogance de certains chefs d’entreprise de l’armement, comme Norman Augustine de Lockheed, est encouragée par la politique gouvernementale américaine qui utilise le corps diplomatique pour promouvoir la vente d’armes américaines dans le monde (Presidential Directive 41). Les effets de cette politique censée préserver les emplois aux États-Unis et développer l’industrie américaine a des effets désastreux : à vouloir inonder le marché, les industriels provoquent une surenchère parmi les États concurrents. En pourvoyant le monde de ses armes les plus sophistiquées, l’Amérique est obligée de créer de nouvelles armes capables de rivaliser avec celles-ci. Vu leur position, les Américains sont moralement dans l’incapacité d’empêcher d’autres pays comme la Chine, la France ou la Grande-Bretagne de les imiter.
Néanmoins, même les industriels les plus puissants ne peuvent enrayer la chute des dépenses militaires dans le monde. La croissance des exportations américaines devrait se stabiliser, et la compétition entre les grosses entreprises devrait faire, comme sur le marché intérieur américain, de nombreuses victimes qui n’auront alors plus d’autre recours que celui de se reconvertir.
Commentaire
L’industrie de l’armement est actuellement en perte de vitesse et si elle parvient à freiner la chute des dépenses militaires dans le monde, elle ne peut empêcher le rétrécissement des marchés de l’armement. On peut regretter que les industriels de l’armement n’aient pas choisi la voie plus sage de la reconversion, même si leurs choix n’étonnent qu’à moitié. En revanche, la politique du gouvernement dans ce domaine est décevante car elle ne sert finalement que des intérêts à très court terme. Les entreprises qui connaissent actuellement le plus de réussite, comme Lockheed Martin, sont néanmoins contraintes d’effectuer des licenciements importants. Quand à l’industrie américaine en général, elle serait beaucoup mieux servie, selon l’avis de la plupart des experts, par un investissement plus important dans des domaines autres que celui de la fabrication et l’exportation d’armes. Et l’Amérique serait également mieux servie par une politique industrielle correspondant à sa volonté de promouvoir la paix et la démocratie dans le monde.
Paradoxalement, ce sont peut-être les entreprises les plus faibles aujourd’hui, et qui sont rejetées par force du marché de la défense qui se reconvertiront le plus rapidement. Elles seront susceptibles d’occuper de nouveaux marchés industriels comme celui, en pleine expansion, de la technologie de l’environnement, que les entreprises les plus fortes actuellement auront plus de mal à conquérir dans quelques années. Car, si la course à l’exportation retarde le processus de reconversion, toutes les projections économiques indiquent que ce processus - si la situation géopolitique internationale demeure en l’état - est inéluctable.