Martine Dufour, Paris, 2006
Equipes de Paix dans les Balkans : bilan et réflexions autour d’une intervention civile de paix au Kosovo
L’expérience d’EpB au Kosovo.
Mots clefs : Théorie de la non-violence | Elaboration d'outils pédagogiques d'éducation à la paix | Education à la non-violence | Dialogue social pour construire la paix | Organisations citoyennes et leaders pour la paix | Société Civile Locale | Equipes de Paix dans les Balkans | Organisation non-violente | Elaborer une culture de la tolérance et de la négociation pour gérer des conflits | Favoriser l'intervention d'un tiers pour sauver la paix | Etablir le dialogue entre les acteurs et les partenaires de la paix | Soutenir des démarches de réconciliation après-guerre | Favoriser les rencontres multiculturelles | Ex-yougoslavie | Les Balkans | Kosovo
Equipes de paix dans les Balkans, EpB, a mené un projet innovant d’intervention civile sur un terrain post-conflit. Entre 2001 et 2005, les volontaires ont été, en quelque sorte, des pionniers, travaillant « à restaurer le dialogue » entre des communautés que la guerre avait séparées. Malgré les difficultés liées à un terrain détruit par la guerre et un environnement psychologique perturbé, ils ont pu mener à bien leur mission en s’immergeant dans le contexte local et en se mettant à disposition des acteurs de paix. L’expérience d’EpB nous montre les exigences du succès d’une intervention civile de paix, qui constituent autant de difficultés : s’inscrire dans la durée, appréhender les frontières mentales visibles et invisibles.
1. Le fonctionnement d’EpB était original :
Un bureau, en France, lié étroitement avec les volontaires au Kosovo. Ce fonctionnement différait de celui de nombreuses ONG internationales qui ont afflué dès la fin de la guerre ; la discrétion d’EpB surprenait : un, deux ou trois volontaires, partageant un appartement, avec une autre ONG, au sein de la population locale, sans staff, sans voitures, sans signes ostensibles. Cette discrétion ainsi que la disposition d’une relative précarité de moyens ont sans doute facilité les contacts et les rencontres avec différents membres des communautés, étape essentielle dans le processus de « restauration du dialogue » et d’invitation de l’autre à être acteur de paix à son tour.
L’arrivée de l’association italienne « l’Association pour la Paix » , AfP, qui observait le même fonctionnement qu’EpB, a incité à une forte collaboration entre les volontaires des deux associations, d’autant plus qu’ils intervenaient sur le même champ d’activités, les jeux coopératifs, et avec le même état d’esprit, la non-violence et la collaboration.
2. Les volontaires
La formation des volontaires, assurée par le comité ICP, a répondu à leurs besoins. Tous l’ont souligné dans leur compte rendu, en particulier, ceux qui ont vécu la flambée de violence en mars 2004. Ils ont mesuré combien leur avait été utile la préparation reçue pour agir en cas de crise grave.
Leur mission : une nécessaire adaptation.
EpB assignait une « lettre de mission » à chaque volontaire, libre à elle (lui) de la décliner selon les contraintes (temps, climat, difficulté de circulation et de communication), selon les opportunités qu’elle (il) rencontrait. Les membres du bureau étaient disponibles pour répondre à toute question, par mèle ou par contact hebdomadaire téléphonique.
La lecture des rapports mensuels et de fin de mission permettait au bureau ou au CA réunis en séminaire, de réfléchir aux suites à donner, en tenant compte des remarques liées aux expériences des volontaires. Des missions régulières des membres du CA d’EpB à Mitrovica contribuaient à une constante remise en question, pour être au plus près des besoins des Kosovars dans la perspective d’amélioration du dialogue entre les communautés.
L’expérience acquise.
Il nous est apparu important d’intégrer trois éléments dans notre façon d’appréhender au mieux les missions :
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1. Les changements de comportements sont beaucoup plus lents que la mise en place d’activités et de matériels.
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2. La notion du temps n’est pas la même qu’en France. Habituée à accepter des conditions de vie difficiles, à ne pas avoir de travail, la société kosovare a gardé des habitudes traditionnelles : elle a le temps d’accueillir pour prendre un café, on remet un rendez-vous faute d’électricité ou de moyen de communication sans que cela soit ressenti comme un problème. Les délais sont ainsi plus importants, même si les bonnes volontés espèrent faire plus vite !
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3. Cinquante ans de communisme, dix ans d’apartheid, une guerre, des déplacements de population au cours du conflit, des souffrances physiques et morales laissent des traces invisibles mais tenaces qui sont à l’origine de beaucoup de blocages et d’incompréhensions pour nous, étrangers au Kosovo.
La temporalité apparaît donc parfois incontrôlable dans ce processus de réconciliation.
C’est pourquoi il est très important de « durer » avec nos partenaires pour aller d’une coexistence vers un ’vivre ensemble’.
EpB a assuré cette fidélité grâce aux missions régulières des membres du bureau qui ont engendré la confiance, mais surtout grâce à la présence continue des volontaires durant plus de quatre ans. Cette présence constante, qui a permis le prolongement de contacts informels, tissés dans le temps avec de nombreuses personnes ; la permanence du lieu, la permanence du soutien, au Mediation Center Mitrovica par exemple, la permanence des actions comme celles des jeux coopératifs constituent autant de valeurs de fidélité et de persévérance reconnue par nos partenaires.
3. Le mode opérationnel d’une intervention civile de paix : la présence, l’écoute et l’accompagnement
Trois types de comportements nous sont apparus comme essentiels dans la mission d’EpB.
Présence : c’est-à-dire partager la vie quotidienne des personnes, en étant proches d’elles ; ce qui conditionne les choix de vie : mode de transport, apprentissage des langues locales, lieu d’habitation avec d’autres associations.
Être immergé et partager la vie quotidienne des partenaires permet d’être entendu sur le message que l’on veut faire passer : la nécessité pour les communautés de retrouver le chemin de la paix par la réduction du niveau de violence, le dialogue, la coopération, le respect mutuel.
Écoute : être à l’écoute suppose de tenir compte de la culture, des degrés et des formes de violences subies. Cette écoute peut favoriser l’expression d’une mémoire enfouie, mémoire personnelle et mémoire de la communauté. A Mitrovica, si les « civilités » pouvaient se faire dans la langue locale, la communication se faisait en anglais avec un-e traducteur-trice, d’où la nécessité d’une présence active et attentive notamment aux messages transmis par les expressions non verbales du corps.
Les volontaires ont constaté que l’écoute et la présence sont des actions à part entière qui permettent, pour les membres des communautés vivant en zone de conflit, de rencontrer des personnes extérieures au conflit, dont les réactions ne sont pas dictées par la pression de la communauté, par la tradition, et comme figées par le conflit.
Il est important de noter cela, car dans notre société marquée par l’efficacité et le rendement, ces comportements, ces signes peu tangibles mais à très forte signification ne sont pas pris en compte, notamment par les financeurs.
Accompagnement : par accompagnement on entend, escorter un ou des membres d’une communauté vers une autre communauté. Les volontaires ont recensé et réalisé plusieurs formes d’accompagnement, physique ou technique à Mitrovica :
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Accompagnement pour traverser le pont qui enjambe la rivière Ibar et sépare la ville en deux, depuis la guerre de 1999. Rappelons qu’au nord de cette rivière vivent les communautés serbe, bosniaque et rom. Au sud, la communauté albanaise. Chaque communauté exerce une pression morale, voire physique, sur ses ressortissants pour les empêcher de franchir le pont. De plus, par diverses menaces, ils dissuadent les autres communautés de venir dans leur zone. Or, pour les activités intercommunautaires d’EpB, il fallait bien qu’une des communautés franchisse cette frontière physique et mentale. Jusqu’à fin 2005, le pont était gardé par la KFOR, (Kosovo Force).
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Accompagnement pour circuler en dehors de sa zone où la crainte d’une interpellation par l’autre communauté était vive. (Ce sont dans ces situations qu’un véhicule, portant le logo d’une ONG internationale est utile). Or ces déplacements, le plus souvent à pied, en taxi ou en voiture privée, étaient indispensables sur le plan technique pour la préparation des jeux, pour organiser les rencontres entre les partenaires du Nord et du Sud, pour joindre les membres, pour rencontrer d’autres structures comme le Centre Non-violent à Belgrade, Partner’s, à Prishtine, ou encore les administrations.
Ces accompagnements soulèvent une question exprimée par une volontaire. Celle-ci a accompagné une future animatrice des jeux coopératifs à plusieurs reprises pour ses démarches auprès de la Municipalité et de la directrice d’école où elle doit intervenir. Apparemment cette présence rend plus efficace les démarches. Question de crédibilité, de « prestige » , d’intérêt pour les ONG internationales ? Savoir que le seul fait d’être international donne plus de poids à une démarche est gênant…car si la plus value apportée par les volontaires est d’être « extérieur au conflit » , elle ne doit pas être réduite au fait d’être « occidentale » .
Tous ces exemples démontrent combien l’accompagnement est une des actions fondamentales dans une société divisée et déstructurée à différents niveaux.
Ces trois comportements - présence, écoute et accompagnement - ne sont pas le propre des volontaires d’EpB. Essentiel, ce mode opérationnel a permis, aux partenaires d’EpB mais aussi à tous ceux avec qui les volontaires étaient en relation, de créer un climat propice au dialogue, à l’élimination progressive des peurs (toujours très présentes), à l’action des jeunes pour un « vivre ensemble » immédiat. En effet, faute de statut pour le Kosovo, les jeunes ne peuvent pas se projeter dans l’avenir. « No future » disaient-ils en juin 2005 !
4. Jeux coopératifs
Au fil des années, ils sont devenus une des activités les plus importantes et les plus constructives d’EpB : Ces jeux coopératifs ont permis la « visibilité » de l’action d’EpB. Ils sont élaborés dans la cadre d’une pédagogie non-violente et correspondent pleinement aux objectifs d’EpB. Ils perdurent aujourd’hui dans les écoles. En effet, enseignants et parents sont satisfaits des résultats sur les enfants qui apprennent à s’exprimer constructivement et sans agressivité. L’UNICEF souhaitait que ces jeux coopératifs soient pratiqués dans les enclaves serbes et albanaises. La Direction de la Jeunesse du Ministère de la Culture, aurait souhaité que EpB étendent cette activité dans d’autres écoles.
Fautes de financement, ces souhaits n’ont pu être réalisés. Mais les associations partenaires que nous avons soutenues ou crées poursuivent l’action entreprise.
5. Les difficultés : le manque de financement.
Dés le début, EpB a été confronté à ce problème : faute d’argent, EpB a été obligé de prendre le risque d’envoyer une seule volontaire (hébergée par une ONG française) alors que deux étaient prêts à partir en octobre 2001. Ce n’est qu’au bout de deux ans, qu’il a été possible d’envoyer deux puis trois volontaires.
De même, il a été difficile d’organiser des stages réclamés par les partenaires locaux : résolution non-violente des conflits, médiation, construction de la paix.
EpB, ayant rencontré des ONG locales animant ces formations, - Centre d’Action Non-violente (Belgrade), Partner’s (Pristina), Nansen (Mitrovica), en a informé les personnes intéressées qui s’adressent directement à ces organismes.
EpB a fait le choix, en avril 2004, de suspendre son secrétariat parisien pour réorienter tout les fonds disponibles sur la mission à Mitrovica et la continuité des jeux coopératifs dans les écoles.
Des actions entreprises n’ont plus être terminées, soit par évaluation erronée du temps nécessaire, soit à cause des évènements graves et imprévus comme ceux de mars 2004 ou encore par impéritie des personnes, extérieures à EpB, chargées de certains projets. Le manque de financement ne permet pas, pour l’instant, de reconduire une présence active sur le terrain depuis le départ de la dernière volontaire en 2005.
Il y a encore un long travail de communication pour faire comprendre aux bailleurs de fonds que le travail sur les comportements et les consciences s’inscrit dans la durée. Jusqu’à présent, seules certaines fondations sont sensibles à cette dimension d’un processus de réconciliation.
Conclusion
EpB, petite ONG aux grandes ambitions a apporté sa modeste pierre dans l’édifice de la construction d’une intervention civile de paix. En 2006, certains de ses membres restent en lien avec les ONG qui participent à la construction d’une intervention civile de paix européenne. A ce titre, en prolongation de l’action de BPT (Balkan Peace Team), EpB apporte l’expérience de sa présence et de son action localisée à Mitrovica et démontre la pertinence d’une intervention civile non-violente dans une région en situation post-conflit, toujours soumise à un climat de tension.
EpB a répondu à la demande des leaders de la société civile kosovare rencontrés avant et après la guerre de 1999 pour les accompagner dans la restauration du dialogue inter-communautaire. Avec une humble mesure, les volontaires et le CA d’EpB espèrent y avoir contribué.