Paris, mars 2008
Entretien avec Mme Christiane MESSIAEN
Propos recueillis par Henri Bauer et Nathalie Delcamp (Irenees).
Irenees :
Pourriez-vous vous présenter s’il vous plaît ?
Christiane Messiaen :
Il n’y a pas beaucoup de choses à dire sur moi. Je ne suis pas une spécialiste des conflits ni de la paix, ni une intellectuelle, je suis simplement un « facilitateur » : ma mission est de soutenir d’autres acteurs dans leur engagement citoyen. Je suis née dans le Nord de la France, près de la frontière avec la Belgique, dans les années 1950, où j’ai vécu ma jeunesse. Ensuite je suis venue habiter dans la région parisienne. Depuis toujours je suis engagée dans le monde associatif. Je suis persuadée de la pertinence de trois concepts qui me semblent fondamentaux dans la culture française :
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Celui de « citoyen », dans la lignée de la révolution française.
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Celui de « société civile » comme étant une force de proposition et de changement social.
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Celui de « responsabilité » comme l’élément éthique venant donner du sens à l’action.
Bien évidemment j’essaie de les mettre en œuvre mais aussi de soutenir et d’outiller d’autres acteurs, notamment des jeunes, qui cherchent la voie de l’engagement citoyen, pour qu’ils trouvent les moyens dont ils ont besoin pour réaliser leurs rêves.
Irenees:
Quelles ont été les raisons décisives de votre engagement pour la paix ?
Christiane Messiaen :
De façon indirecte, j’ai connu les effets extrêmement négatifs de la deuxième guerre mondiale. Non seulement dans la région où j’ai passé ma jeunesse, autour de Dunkerque, mais aussi au sein de ma famille. Dès mon enfance j’étais sensible aux drames provoqués par la guerre ainsi qu’attirée par la construction de la paix.
J’ai connu aussi d’autres types de conflits, plus discrets, plus banalisés : ceux qui traversent nos sociétés actuelles. Bien qu’en Europe nous vivons dans un cadre de paix sociale, et que nous nous revendiquons comme des sociétés pacifiques, des conflictualités existent. Sociales, politiques, économiques, culturelles, générationnelles, etc. La perte d’emploi et le chômage… Le manque de tolérance et de respect de l’autre, différent… Le manque de dialogue et l’incompréhension entre jeunes et personnes âgées… La position de domination de certains patrons par rapport à leurs employées… la classification de la famille humaine en races différentes facilitant la discrimination raciale… etc. peuvent être des facteurs de conflits pour une personne, une famille, un groupe, une société.
Je ne connais pas les grands conflits internationaux, ceux qui font la une des médias à l’étranger. Mais je connais nos petits conflits français qui peuvent ne pas être si petits que ça : il suffit de regarder comment ceux qui sont considérés comme de petits conflits sans importance ont explosé à l’automne 2005 avec violence…
Je considère que tous ces petits conflits, mis bout à bout, peuvent provoquer une situation conflictuelle plus importante et qu’il ne revient pas uniquement au gouvernement de régler la gestion des conflits sociaux mais à tout un chacun.
Puis, je me dis, si des conflits aussi petits peuvent provoquer des souffrances et des drames personnels, familiaux, etc. J’imagine les tragédies provoquées par les grands conflits. Et j’estime aussi que c’est à chacun de nous, dans une démarche de coresponsabilité, de regarder l’humanité comme une seule famille, et de nos sentir solidaires, tout particulièrement des plus démunis, de ceux qui souffrent.
C’est en ce sens que je m’investis pour la paix, bien que de façon très modeste.
Irenees :
Vous êtes présidente de l’association Eido-Idea, un pôle de ressources et de recherche pour l’élaboration de savoirs citoyens, dont l’un des chantiers consiste à soutenir l’élaboration de réflexions et d’analyses sur les défis pour la construction de paix au cœur des conflictualités actuelles : quel est l’objectif de cette démarche ? Quelle importance accordez-vous à l’analyse, à la recherche ainsi qu’à l’élaboration d’outils et de ressources pour la compréhension des conflits et la construction de la paix ?
Christiane Messiaen :
Je pense que, comme l’ennemi du bon c’est le parfait, l’ennemi de l’action c’est l’activisme. Lorsque la violence et la guerre règnent, les nécessités sont aussi profondes qu’urgentes : les acteurs de paix peuvent se sentir obligés d’agir très rapidement et d’en faire le plus possible. La quantité immense de besoins, le drame de la souffrance et l’urgence de donner des réponses peuvent faire que les acteurs de paix perdent un peu la perspective et la distance nécessaires. Je considère qu’il est non seulement utile mais aussi essentiel, d’articuler l’action d’urgence avec l’action à moyen terme et avec l’action de longue haleine : qu’il s’agit d’arrêter le plus rapidement possible la violence armée mais aussi de l’arrêter de façon durable. La paix n’est pas seulement le cessez-le-feu, mais un processus de construction continu qui fait appel à des outils d’analyse et de compréhension pour identifier les défis profonds d’une situation, viser les objectifs majeurs sur lesquels il convient de travailler en premier, élaborer des propositions réalistes et efficaces, définir les moyens les plus appropriés, prévenir les possibles effets pervers et les conséquences non souhaitées, associer l’ensemble des acteurs et mettre en marche une dynamique sociale de construction de paix, etc. Bref : construire la paix c’est comme construire une maison : il faut des maçons, des architectes, des menuisiers, des décorateurs, des paysagistes, des spécialistes de l’environnement, des ingénieurs ; il faut également rationaliser le processus de construction : d’abord les fondations, ensuite les murs, etc. en ne perdant jamais de vue que le plus important sont ceux qui vont habiter la maison !
Combien de fois a-t-on vu des acteurs de paix qui, agissant dans une situation de violence, se laissent entraîner par l’activisme, veulent tout faire tout de suite, s’agitent et se dispersent, perdant en efficacité, en cohérence et en profondeur.
Combien de fois a-t-on vu un acteur de paix qui, agissant dans une situation de violence, se considère comme le plus approprié pour construire la paix dans cette situation, voire comme le meilleur ou le seul à pouvoir le faire ; il s’isole des autres acteurs, entre parfois même en concurrence avec ces derniers, s’impose à la société locale, devenant ainsi un reproducteur de la violence symbolique locale.
La construction de la paix a besoin de rationalisation, mais également de capacités d’adaptation aux changements, de réaction, d’improvisation, car le temps est un facteur majeur dans les conflits : le temps peut changer les enjeux, ou les acteurs, ou les objectifs, ou tout à la fois ! Il faut des outils intellectuels très performants pour compter sur des projets de travail rationnels et, à la fois, être capables de faire évoluer ces projets sur le chemin pour les adapter aux changements de situations, voire pour les remplacer par d’autres projets ou pour les abandonner s’ils ne sont plus pertinents !
C’est en ce sens qu’Eido-Idea ne favorise pas l’élaboration de théories globalisantes ni holistes sur la construction de la paix ou sur n’importe quel autre domaine de la pensée qui prétendrait avoir trouvé « la solution » à tous les maux ou « le modèle » à appliquer à toutes les situations : nous soutenons l’élaboration d’outils, de ressources, de travaux de recherche, autrement dit, plus l’élaboration de questions que l’élaboration de réponses : les outils pour élaborer des résultats et non pas les résultats.
Je considère qu’il est extrêmement important, essentiel, d’élaborer des outils d’analyse permettant de mieux comprendre les conflictualités actuelles et de mieux approcher la construction de la paix dans une démarche de respect profond des situations concrètes et de construction d’une paix durable.
Irenees :
Quelles sont les principales activités développées par Eido-Idea ?
Christiane Messiaen :
Eido-Idea est un pôle de ressources et de recherche dont l’objet consiste à concevoir des ressources intellectuelles et des outils pédagogiques pour l’élaboration d’une « intelligence sociale ». Il favorise la recherche sur les modalités d’élaboration et d’utilisation de la connaissance afin de dégager des propositions concrètes sur des utilisations citoyennes du savoir et d’élaborer des ressources.
Pourquoi cette démarche ?
En ce début du 21ème siècle, deux mondes, celui de l’élaboration du savoir et celui de l’engagement citoyen, se croisent, se confrontent, se questionnent et s’enrichissent mutuellement. Si au cours du 20ème siècle leurs frontières ont commencé à devenir des lieux de passage, elles sont aujourd’hui des carrefours. Des mouvements sociaux, des initiatives citoyennes, des collectivités locales, des ONG, des Fondations, des mouvements humanistes tissent de plus en plus de liens avec des intellectuels, des scientifiques, des universités, de centres de recherche, dans une dynamique autant conflictuelle que convergente. En Chine, au Mali, en Inde, aux Etats-Unis, en Afrique du Sud, au Brésil, au Costa Rica, au Canada, en France…
Des « intellectuels » ne veulent plus continuer à élaborer uniquement des savoirs abstraits, « purs », des « militants » ne veulent plus continuer à agir guidés par le seul volontarisme : les uns et les autres reconnaissent de mieux en mieux leur interdépendance.
Cette nouvelle dialectique donne lieu à l’élaboration de savoirs mis au service d’une connaissance citoyenne socialement utile. L’action des uns unie à la recherche des autres produit de nouvelles ressources. Ces ressources ne sont ni des théories globales ni des instruments aveugles, dépassant le vieux couple recherche/action, elles constituent l’ingénierie de la nouvelle intelligence sociale en formation.
La principale activité d’Eido-Idea consiste à soutenir l’élaboration de cette nouvelle intelligence citoyenne.
Nous le faisons, notamment, par le soutien à des chercheurs, des professeurs universitaires, des étudiants pour qu’ils puissent réaliser leurs travaux d’analyse et de recherche dans une démarche de confrontation et d’échange de savoirs qui sont ordonnés à l’action citoyenne.
EIDO-IDEA est constitué aujourd’hui d’un réseau d’acteurs sociaux et d’intellectuels : militants, enseignants, étudiants, etc. qui partagent leurs modalités d’élaboration de ce savoir, les confrontent et les enrichissent continuellement. Bien que son siège soit en France, nombreux de ceux qui y participent travaillent dans d’autres pays. Ils élaborent des instruments de compréhension des enjeux de leur environnement concret simples, accessibles et pédagogiques, ordonnés à la transformation sociale. EIDO-IDEA propose aussi des modules de formation à des associations, à des organismes d’enseignement et de formation, à d’autres institutions, intéressés aux méthodes et aux outils de construction et d’utilisation de la connaissance
Irenees :
Vous soutenez des étudiants et des jeunes chercheurs dans leurs travaux d’analyse et de recherche, pourquoi ?
Christiane Messiaen :
Eido-Idea est une initiative récente. Elle est née de la volonté d’un groupe d’étudiants, de jeunes chercheurs et de professeurs d’université de diverses origines se retrouvant à Paris. Les premiers acteurs d’Eido-Idea étaient des Mexicains, des Roumains, des Russes, des Français, des Italiens, etc. Leur but était double.
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Décloisonner l’élaboration des savoirs par une démarche de confrontation interdisciplinaire de méthodes d’élaboration de la connaissance d’une part ;
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Et d’autre part, mettre en œuvre des modalités de dialogue et d’échange entre « chercheurs » et « jeunes chercheurs ».
Il me semble que cette question cherche à creuser le deuxième objectif.
Combien de fois a-t-on vu des jeunes intellectuels vouloir inventer un chemin totalement nouveau, sans prendre en compte l’expérience des autres, les réussites et les échecs de ceux qui se sont lancés avant eux. En méprisant parfois le chemin parcouru ou les savoirs précédents. Malheureusement ces jeunes, seuls, s’écrasent rapidement contre le mur de la naïveté, voire de l’égoïsme théorique absolu.
Combien de fois a-t-on vu des vieux intellectuels s’accrocher à leurs convictions, à leurs théories, à leurs croyances, faisant de leur passé leur seul repère, sans prendre en compte la curiosité des plus jeunes, leurs tâtonnements, leurs hypothèses alternatives. En méprisant parfois les jeunes car ils n’ont pas d’expérience ou tout simplement car ils peuvent mettre en danger les acquis. Malheureusement ces intellectuels confirmés, fiers de leur autorité théorique et incapables de faire preuve d’esprit critique, finissent par se recroqueviller sur eux-mêmes s’écrasant ensuite contre le mur de l’arrogance, voire de l’égoïsme théorique absolu.
Nous croyons qu’il est important d’instaurer des relations fluides entre les acteurs confirmés et les nouveaux acteurs de la pensée pour la paix. Entre le présent et l’avenir. Des relations en termes d’articulation et d’enrichissement mutuel. En favorisant deux phénomènes importants. Que les « anciens » puissent enrichir les nouveaux de leurs recherches, de leur expérience, de leurs résultats, de leurs théories afin de leur fournir des repères et de les mettre sur les traces d’un chemin ancien pour que les nouveaux ne pensent pas qu’ils vont inventer l’eau sucrée. Et que les « nouveaux » puissent enrichir les anciens de leurs inquiétudes, de leurs espoirs, de leurs hypothèses, afin de les bousculer et de leur donner envie d’aller plus loin, d’évoluer, de creuser de nouveaux terrains théoriques. Ce croissement de regards n’est pas toujours facile, très souvent il est conflictuel, ainsi que très fertile pour la pensée sur la paix. Il s’agit d’associer stabilité et innovation, continuité et changement, de mettre la pensée sur la paix en crise permanente pour que celle-ci soit capable de répondre aux enjeux et aux défis qui, eux aussi, demeurent et changent.
Irenees :
Qu’est ce que la paix pour vous ?
Christiane Messiaen :
Je suis une femme réaliste. Je considère qu’il n’y a pas et qu’il ne peut pas y avoir une seule et unique définition de la paix. Celle-ci sera toujours liée aux conditions culturelles et historiques de sa production. La définition de la paix est donc toujours relative. Celle-ci change selon les situations, selon les acteurs, selon les périodes. La notion de paix ne signifie pas la même chose pour une personne qui vit dans une situation de guerre que pour une autre, vivant dans une situation d’après-guerre. Ni pour une personne vivant à New York avant et après le 11 septembre 2001. Ni pour un Colombien, un Rwandais, un Tibétain ou un Suédois. La paix est objet de multiples interprétations, toutes valides et toutes partielles.
Deux exemples.
Selon certains la paix est un idéal vers lequel toute société doit cheminer, je considère que cette démarche a des dimensions positives et utiles, mais je pense aussi qu’elle peut faire de la paix une utopie : les violences mises en œuvre au sein d’une société peuvent être expliquées, voire justifiées, au nom d’un processus qui serait en cours dont le but n’est, en fait, jamais atteint. C’est une vision valide et partielle de la paix, à mon avis.
D’autres mettent l’accent sur la dimension « intérieure » de la paix, tel un état d’âme, condition nécessaire à la construction de la paix « extérieure » : « Celui qui n’est pas en paix ne peut pas partager la paix ». J’apprécie aussi cette dimension de la paix, cependant celle-ci me semble pouvoir devenir un danger pour la paix, dans le sens où, d’une part, chaque personne peut justifier son manque d’investissement dans la construction de la paix sociale au nom de sa quête de paix intérieure et personnelle en cours d’acquisition et, d’autre part, la nécessité de construire la paix d’abord « dans le cœur des hommes » peut amener à faire de la construction de la paix une action individualisée, intimiste, voire spiritualisée, en négligeant totalement les dimensions sociales, économiques, politiques, militaires, de la construction de la paix. La distinction de la paix en « intérieure/extérieure » en termes de séparation où l’une des deux dimensions doit précéder l’autre, me semble pouvoir devenir un piège pour la paix elle-même.
Des personnes vivant dans une situation de guerre peuvent considérer la paix comme étant la fin de la guerre. Et en effet, lorsque les armes se tuent et que ces personnes peuvent exprimer librement leurs idées, s’organiser, faire de l’action sociale ou politique, élaborer des propositions alternatives, le tout sans être réprimées, ou tout simplement sortir se promener le soir sans risquer leur vie, celles-ci peuvent avoir le sentiment de vivre, enfin ! en paix.
D’autres personnes vivant dans des sociétés européennes n’ayant pas connu la guerre depuis leur naissance, peuvent considérer la paix comme étant autre chose que l’absence de guerre. La paix sera liée à leurs intérêts, à leurs inquiétudes, à leurs idéaux. Celle-ci sera intimement liée au respect des ressources naturelles et l’environnement, ou à la lutte contre les inégalités socio-économiques, ou à la participation citoyenne au pouvoir, ou au dialogue interculturel, ou à tout cela à la fois, etc.
Je ne peux donc pas donner une définition unique de la paix.
Je pourrais dire que, pour moi, la paix en France concerne la gestion pacifique des différences et des sentiments créés par ces différences. Alors que la paix au Rwanda concerne la justice envers les responsables du génocide de 1994, la réconciliation, la gestion de la terre et des ressources agricoles, la démocratisation du pouvoir. Que la paix en Colombie concerne la négociation entre les forces en conflit, l’établissement des accords de paix, le cessez-le-feu, la lutte contre les inégalités économiques…
Bref : ma réponse à cette question est en fait une critique à la question elle-même. Je considère que, plutôt que de chercher des définitions de la paix, le travail à faire est celui de préciser des critères communs pour établir les conditions précises permettant de définir la paix.